La Vénus noire : un film d’Abdellatif Kechiche

mis en ligne le 11 novembre 2010
Si le colonialisme pouvait être incarné, la Vénus noire d’Abdellatif Kechiche en serait le chapitre central. Vénus noire a été réalisé pour arracher Saartje Baartman, la Vénus hottentote, à l’oubli. Son image en mouvement est incarnée par Yahina Torrès – d’origine cubaine. Cette investigation emphatique ouvre une page inédite du livre d’histoire des Africains.
Vénus noire est la gifle qu’il nous faut encaisser pour comprendre que l’absence d’humanité et l’appât du gain règnent en maître dans ce monde colonial. Et pas seulement au début du siècle dernier ! Saartje Baartman est probablement née en 1770, vendue comme esclave à une famille où elle devient bonne à tout faire. Hendrick Caezar, avec la complicité d’un Écossais, l’emmène à Londres en 1810 et la montre dans les foires. Enchaînée comme une bête sauvage, son ancienne servante lui est dévouée et soumise. Elle est musicienne, elle a l’oreille absolue, sait chanter et se considère elle-même comme une artiste. Elle fait des performances avec ses managers. Mais la Haute Cour de Londres demande des explications à Caezar et l’accuse d’esclavagisme en répondant à une plainte déposée par une association africaine. Saartje disculpe son maître en prétendant être heureuse de se produire ainsi et ne pas vouloir retourner dans son pays. André Jacobs, qui joue Hendrick Caezar, est acteur au Cap. Cet homme est le premier à exploiter la Vénus hottentote pour son potentiel exotique. Ses fesses bombées et ses parties génitales en éventail excitent la curiosité de tous les hommes qui l’approchent. Un célèbre membre de l’Académie des sciences de Paris, l’anatomiste Georges Cuvier, est surtout obsédé par l’idée d’étudier l’anatomie de ses parties génitales. Mais Saartje, qui se prête à tout ou presque, en obéissant à son nouveau maître Réaux (Olivier Gourmet), montreur d’ours de son métier, refuse d’exhiber ce qu’elle a de plus intime. Elle comprend très bien de quoi il s’agit pour ce « scientifique », représentant de la puissance coloniale et incarnation de cette pensée occidentale raciste de l’infériorité qui cherche à justifier l’idée colonisatrice.
Morte, elle sera livrée contre une somme d’argent au même Cuvier qui dissèque le corps, après avoir établi un moulage. Son cerveau et ses parties génitales seront exposés au Musée de l’homme, de 1817 jusqu’en 1994. Des tentatives (Nelson Mandela et Mitterrand) de la ramener au pays échouent. Les restes de son corps mutilé seront rendus à l’Afrique du Sud, brûlés et enterrés en 2002 seulement. Le rituel de son enterrement, retrouvé par Rachid Bouchareb, figure dans Exhibitions, un épisode du film collectif L’Afrique vue par 1.
Le film de Kechiche est réaliste, il colle à son personnage et nous montre avec beaucoup de répétitions son calvaire parfois accepté, parfois contesté. Il lui donne une amie (Elina Löwenson) compagne d’infortune pour ponctuer sa descente en enfer (la prostitution à Paris) de quelques moments de complicité. Sa seule vraie amie aura été l’alcool, qu’elle consommait déjà en quantité impressionnante en Afrique du Sud, disait-on. On ne saura jamais la somme de détresse éprouvée par cette femme qui révèle toujours une grande douceur.
Quand on regarde l’actrice Yahina Torrès, avec son petit visage, son museau presque d’enfant et quand on voit la même incarner Saartje (baptisé Sarah) à l’écran, on ne peut que saluer le travail de Kechiche qui fait de ce joli minois un miroir de l’Afrique humiliée, le paysage d’une âme dévastée et le portrait d’une femme puissante 2. Il réussit, outre le procès du colonialisme, celui de la traite des corps, celui des maîtres blancs qui violaient, torturaient et tuaient impunément. De faire passer tout cela au cinéma, cela s’appelle la mise en scène.



1. L’Afrique vue par, première mondiale au Festival francophone de Namur, film collectif où les épisodes convaincants ont été réalisés par Rachid Bouchareb. Gaston Kaboré, Nouri Bouzid, Abderrahmane Sissako.
2. Trois femmes puissantes de Marie N’Diaye vient évidemment à l’esprit, car le troisième récit qui constitue son roman dépeint une descente en enfer d’une femme au destin fort similaire à celui de Saartje Baartman.