Le « réalisme supérieur » de Maximilien Luce

mis en ligne le 7 octobre 2010
Néo-impressionnisme
Ces jours-ci, Giverny vaut vraiment le détour. Non pour y voir les jardins de Claude Monet, pollués par l’industrie touristique déversant son flot de visiteurs à « Monet-land ». Ce qui mérite le déplacement, c’est bien plutôt le Musée des impressionnismes, où l’on peut contempler au calme les tableaux et dessins de Maximilien Luce (1858-1941), anarchiste convaincu et l’un des « néo-impressionnistes » les plus attachants et féconds 1.
Né à Paris dans un milieu social modeste, Luce fréquente dès sa prime jeunesse les artisans besogneux et les ouvriers des grands travaux de Paris. à 13 ans, il assiste avec frayeur aux massacres de la Commune, qu’il n’oubliera jamais. Pour subsister, il doit l’année suivante commencer à travailler. Encouragé par l’essor de la presse illustrée, son père le place comme apprenti dans un atelier de gravure sur bois où il acquiert un métier solide et devient compagnon. En parallèle il dessine et se met à peindre les faubourgs populeux, notamment ceux de Montrouge où il vit.
C’est à partir de 1 887 qu’il commence à révéler son talent. Il adhère cette année-là à la Société des artistes indépendants, à laquelle il restera fidèle jusqu’à sa mort, et expose à leur Salon. Il est alors reconnu par Seurat, Signac et Pissarro, et par Félix Fénéon, qui voit en lui un « barbare mais robuste et hardi peintre » (L’Art moderne, 1er mai 1887). Luce n’est pas comme Seurat un théoricien, mais il assimile son système, qui consiste, selon les mots de Fénéon, à « peindre avec des tons francs, posés les uns à côté des autres, légitimés par leurs complémentaires et produisant d’intenses vibrations lumineuses. » (La Revue indépendante, août 1888) Les « néo-impressionnistes » opèrent en effet une réhabilitation des formes en peignant en teintes pures divisées, de façon scientifique. Les couleurs ne sont plus mélangées par le peintre sur la palette ou sur la toile. Par la division des tons, le contraste simultané et la loi des complémentaires, les petites taches de couleurs pures se mélangent dans l’œil de l’observateur, se fondant ainsi en d’harmonieuses et vibrantes masses colorées.
Porté par son « instinct », comme il se plaît à dire, Luce prend des libertés vis-à-vis des principes de Seurat. Par exemple, il va des points les plus serrés aux touches les plus larges, séparées par des espaces blancs, parfois même en mêlant les deux sur une même toile. Cela contribue à donner à ses œuvres leur aspect vivant et dynamique. Il se singularise également par son raffinement chromatique, et son usage fréquent de la gamme des violets qui produit des effets de lumière saisissants. À partir de 1897, il s’éloignera progressivement de la technique divisionniste pour un impressionnisme plus classique. Mais il gardera de cette période le goût des formes bien campées et des masses équilibrées ainsi qu’une palette lumineuse.

Anarchisme
L’originalité de son œuvre tient aussi à ses sujets, qui témoignent de ses convictions anarchistes. La technique picturale n’est en effet qu’un aspect de son travail, ainsi qu’il le suggère, dans une lettre à Cross des années 1890, où il évoque les marchands et les journalistes : « Vous n’avez pas idée combien ces gens-là sont cons [je le souligne] même les plus intelligents, ils sont là à vous parler du pointillisme, il n’y a rien qui m’exaspère comme ce mot, dire que ces salauds et ces mufles de journalistes ont colporté ce mot et n’ont jamais rien compris à ce que nous cherchions ; je ne parle pas de moi mais de tous les autres camarades, il est vraiment idiot de ne pas reconnaître en dehors de la technique le talent de peintre de Seurat. » La technique de Luce est également au service de sa vision de peintre résolument témoin de son époque, fixant les tons feutrés de l’Ile-de-France ainsi que les rues animées de Paris et les excès de l’industrialisation déshumanisante.
Luce s’est imprégné de l’esprit libertaire chez les vieux artisans « communards » des faubourgs de sa jeunesse. Avec son tempérament vif, épris de justice, il ne cessera jamais de s’identifier à ses frères laborieux. Encouragé par le cordonnier Eugène-Frédéric Givort, rencontré durant leur service militaire, et par l’ouvrier Eugène Baillet, il participe avec eux au Groupe anarchiste du XIVe arrondissement. À la fin des années 1880, il devient l’ami d’Émile Pouget et de Jean Grave, respectivement directeurs du Père Peinard et de La Révolte. Luce, qui abhorre l’armée, le clergé, les royalistes, les nationalistes, commence alors une longue et fructueuse collaboration aux journaux anarchistes. Il est l’un des premiers artistes à répondre à l’appel de Pouget pour collaborer au Père Peinard, en 1889, et il lui fournira plus de deux cents dessins ou lithographies jusqu’en 1914. Il sera également le principal illustrateur de l’hebdomadaire Les Temps nouveaux de Grave, de 1895 à 1914, auquel il fournit la première affiche, au titre emblématique : L’Incendiaire (1896). Signac voyait donc juste lorsqu’il fit le portrait de Luce, pour une couverture des Hommes d’aujourd’hui en 1890, en train de lire La Révolte, sur fond de soleil levant, symbole de lumière et promesse de temps meilleurs.
En juillet 1894, Luce est arrêté et incarcéré à la prison de Mazas, où il retrouve Fénéon, Grave et Sébastien Faure. Depuis 1892, une vague d’attentats secouait Paris. Alors qu’on exécutait Ravachol, Vaillant, Henry, les députés votaient les « lois scélérates », destinées à conjurer la vague anarchiste. L’assassinat du président de la République Sadi Carnot par Caserio le 24 juin 1894 permettait de justifier auprès de l’opinion publique l’arrestation d’intellectuels et d’artistes. Luce est accusé d’inciter le peuple à la révolte par ses dessins. Mais, faute de charges suffisantes, il est acquitté, comme la plupart des accusés du procès des Trente, et libéré le 17 août, après quarante-deux jours d’incarcération. Ce premier passage en prison n’a rien changé à ses idées, au contraire. Il fait savoir ce qu’il a vu, la vie du prisonnier politique, en publiant un album de dix lithographies, Mazas, tiré à deux cent cinquante exemplaires, avec un texte de Jules Vallès, lui-même ancien pensionnaire de la prison. Sur les images, chaque détenu a le visage de Fénéon ou celui de Luce. « Ouvrez les cellules, conclut le texte, abattez les murs des promenoirs, et que votre prison, avec son silence et ses in pace, ne soit plus une succursale de l’enfer chrétien ! » Luce sera de nouveau incarcéré quelques jours en 1896, préventivement, lors de la visite à Paris du roi d’Espagne Alphonse XIII, preuve que sa réputation de « dangereux anarchiste » était établie.

« Réalisme supérieur »
Outre de suggestifs portraits (comme ceux de Fénéon, Signac, Pissarro, Louise Michel, ou des études pour l’exécution d’Eugène Varlin), l’exposition de Giverny donne aussi à voir un ensemble de toiles réalisées entre 1895 et 1900 à l’occasion de plusieurs séjours de Luce à Charleroi et ses alentours, où il découvrit le Borinage, alors en pleine expansion industrielle. Il fut fasciné par le « Pays noir », cette région où le travail atteignait un paroxysme infernal, et peignit la vision dantesque des terrils et des hauts fourneaux. Il n’eut pas peur pour cela de descendre avec Signac jusqu’à neuf cents mètres de profondeur dans une mine à peine aménagée. Dans L’Aciérie (1895), les silhouettes sombres des hommes vues à contre-jour montrent la grandeur de l’effort humain. Le peintre saisit dans cette toile la puissante poésie du feu, la force du contraste de l’ombre et de la lumière.
À partir de 1903, plus de trente ans après les événements, il commence à travailler à ce qui deviendra une série consacrée au souvenir des journées tragiques de la Commune. Dans Une rue de Paris en mai 1871, toile exposée au Salon des Indépendants de 1905, on voit au premier plan, dans l’ombre, les cadavres de quatre fusillés, dont une femme, à côté de pavés entassés ; plus loin, un cinquième cadavre ; au fond, boutiques et maisons de la rue ensoleillée sont fermées, dans un silence de mort. L’œuvre se veut fidèle à la vérité historique, émouvante sans grandiloquence ni esprit de propagande facile.
Au début de la Grande Guerre, Luce traverse une crise de conscience. Faut-il accepter de combattre ? Faut-il encourager les hommes à la désertion en masse ? Comment concilier patriotisme et antimilitarisme ? Comme toujours, il choisit le parti des hommes qui souffrent, les soldats, les sans-grade. Bouleversé par la violence de la guerre, il fixe la misère des soldats et du peuple, avec souvent pour décor la gare de l’Est.
Par ses tableaux de la Commune, de la guerre, ou encore des grands travaux de Paris, Luce réussit un tour de force. Il arrive à concilier l’héritage historique de la Commune revendiqué par l’anarchisme et le genre de la peinture d’histoire doublement déprécié, jugé « obsolète » et « bourgeois » par les néo-impressionnistes et les anarchistes. Son œuvre, écrivait Fénéon en 1904, « s’est toujours vivifiée d’un réalisme supérieur ». Pour Luce, comme pour ses amis Pissarro et Signac, le peintre anarchiste doit se garder de sombrer dans le réalisme misérabiliste attaché à la tradition de la peinture sociale – « l’éternel miséreux et la chose sentimentale », disait Luce dans une lettre à Grave. Il contribue à l’émancipation par sa capacité à produire un art purement plastique, dans lequel le sujet devient indistinct de la couleur, du dessin, et de la composition. Les tableaux de Luce, écrivait encore Fénéon, « existent par une force d’ordre strictement pictural. Nulle littérature n’adultère l’émotion qu’ils suscitent, et qui est profonde ».

Xavier-Gilles



1. Maximilien Luce, Néo-impressionniste, Rétrospective, Musée des impressionnismes, Giverny, du 28 juillet au 31 octobre 2010. Catalogue, 144 pages.