Le double langage de Benoît XVI

mis en ligne le 7 octobre 2010
Le hasard a voulu que je sois à Londres au moment de la visite de Benoît XVI. Les Londoniens ne sont pas différents des Parisiens, qui râlent lorsqu’une visite officielle provoque des entraves à la circulation. Les journaux semblaient surtout insister sur le coût de cette visite, supportée pour l’essentiel par les contribuables dont une majorité n’est pas catholique.
Lesdits journaux n’ont pas manqué de faire état des gaffes de je ne sais plus quel cardinal qui avait déclaré que l’Angleterre avait une longue tradition d’anticatholicisme – ce qui est parfaitement vrai – et qu’en arrivant à l’aéroport d’Heathrow on avait l’impression de débarquer dans un pays du tiers monde.

Athéisme égale nazisme ?
Le sommet du séjour du pape fut pourtant l’assimilation qu’il fit entre athéisme et nazisme. La négation de Dieu, dit-il, conduit à la barbarie.
Dans son discours de remerciement à la reine Elizabeth, cheffesse, rappelons-le, de l’Église anglicane, le pape a rappelé « la manière dont la Grande-Bretagne et ses dirigeants se sont dressés contre la tyrannie nazie qui voulait éradiquer Dieu de la société ». À croire que le principal projet d’Hitler était d’« éradiquer Dieu ».
« Tandis que nous méditons sur les leçons de l’athéisme extrême du XXe siècle, n’oublions jamais comment l’exclusion de Dieu, de la religion et de la vertu de la vie publique conduit finalement à une vision déformée de l’homme et de la société, et donc à une vision réductrice de l’individu et de son destin. »
L’Association humaniste britannique 1 protesta contre cette vision des choses en la qualifiant de « surréaliste » et de « diffamation contre tous ceux qui ne croient pas en Dieu » : « L’idée que ce sont les personnes non religieuses qui, dans la Grande-Bretagne d’aujourd’hui, veulent imposer leur vision aux autres est surréaliste, venant d’un homme dont l’organisation agit internationalement pour imposer sa norme morale étriquée et excluante, et saper les droits des femmes, des enfants, des homosexuels et de beaucoup d’autres. »
Il serait peut-être temps de rappeler le soutien que l’Église catholique espagnole a donné au fascisme dans une lettre collective des évêques espagnols datée du 1er juillet 1937. Le Vatican ne cachait alors pas son soutien à Franco. Pie XII, que Benoît XVI veut béatifier, déclara le 16 avril 1939 que l’Espagne franquiste était « la patrie élue de Dieu ». À Rome, on salua la victoire franquiste par une messe.
Entre l’Église de la période de la guerre civile espagnole et celle d’aujourd’hui, il y a une évidente continuité, puisqu’en 2007 Benoît XVI fit béatifier 498 « martyrs » de la guerre civile espagnole. Comme Jean-Paul II, il béatifie en gros.
L’Église a parfaitement choisi son camp : les béatifiés, qui acquièrent ainsi le statut de « bienheureux » (étape nécessaire avant la sanctification), sont des victimes de la gauche, persécutées pour leur foi : dans la fournée, on trouve 2 évêques, 25 prêtres, 462 religieux et 7 diacres, séminaristes ou laïcs.
Du côté républicain, où tous n’étaient tout de même pas des athées, le traitement est différent. Les catholiques qui choisirent le mauvais camp n’eurent pas droit à la même reconnaissance. Ainsi, 18 prêtres basques exécutés par les franquistes n’eurent pas droit à une sépulture chrétienne.

Seule la religion catholique…
Dans la croisade que Benoît XVI mena contre l’islam, le pape avait publié en 2006 dans le magazine semi-officiel des Jésuites, La Civiltà Cattolica, un article dans lequel il s’était démarqué de la politique qu’avait adoptée Jean-Paul II. Ce magazine publia une critique sévère de la manière dont les chrétiens sont traités dans les sociétés islamiques. C’était sans doute la première fois que des officiels de l’Église catholique reconnaissaient l’ampleur réelle du conflit qui sépare l’islam de la chrétienté. On pouvait lire dans ce magazine que « pendant presque mille ans, l’Europe fut constamment menacée par l’islam, qui par deux fois mit sa survie sérieusement en danger ». Aujourd’hui, l’islam menacerait une fois de plus l’Europe par le terrorisme et par sa démographie. Cet article eut un réel impact chez nombre de catholiques, mais aussi de protestants pour qui un pape, ayant enfin pris conscience du problème, semblait vouloir mettre en place la résistance.
Pour Benoît XVI, c’est la survie de l’Europe qui est en jeu ; aussi appelle-t-il les Européens à se souvenir de leurs racines chrétiennes. En cela, le pape rejoint les rangs de tous ceux qui tentent d’alerter l’opinion publique européenne sur la menace qui pèse sur l’Occident. Ainsi, Benoît XVI rejoint un théoricien anglo-américano-israélien, Bernard Lewis, pour qui « l’Europe sera musulmane avant la fin du siècle » 2.
Benoît XVI accuse les pays occidentaux de laxisme lorsque ces derniers refusent de reconnaître leurs racines chrétiennes par peur d’offenser le nombre croissant de musulmans qui vivent en Europe.
Il perce même dans le discours papal une certaine admiration pour l’islam : dans la vieille Europe, « nous allons vers une dictature du relativisme qui ne reconnaît rien comme définitif et dont la plus grande valeur est l’ego et le désir individuel ». L’islam, au contraire, est tout sauf relativiste : « La renaissance de l’islam est due en partie aux nouvelles richesses matérielles acquises par les pays musulmans, mais surtout par la conscience qu’il est capable d’offrir un fondement spirituel valide pour la vie de son peuple, un fondement qui semble avoir échappé des mains de la vieille Europe. »
On comprend donc que sa sainteté condamne le relativisme, c’est-à-dire l’idée que toutes les religions se valent. Le problème c’est que Benoît XVI le condamne quand ça l’arrange 3.

« Liberté et vérité »
En janvier 2009, un député écologiste autrichien, Karl Öllinger, révéla que le cardinal Ratzinger, futur Benoît XVI, avait publié en 1998, dans une revue d’extrême droite, Die Aula, un long article dans un numéro hors-série consacré à la révolution de 1848. L’article côtoyait des textes négationnistes de députés néonazis. Cet article, intitulé « Liberté et vérité », est une critique des libertés individuelles et du système démocratique.
Embarrassé, le diocèse de Vienne affirma que le cardinal Ratzinger n’avait jamais donné son accord pour une publication dans Die Aula, mais les documents conservés par la revue lors de la négociation prouvent le contraire.
Il est d’ailleurs difficile de croire que Benoît XVI, Bavarois de naissance, ait pu ignorer quelles étaient les orientations politiques de Die Aula, qui soutenait Jörg Haider, homme politique d’extrême droite. La revue n’avait pas manqué d’exprimer sa satisfaction lors de la nomination de Benoît XVI, en qui toute l’extrême droite autrichienne reconnaît un des leurs.
Alors qu’il condamnait le relativisme lorsqu’il s’agissait de relativiser la religion, Benoît XVI le revendique dans « Liberté et vérité » lorsqu’il s’agit de se battre pour une société meilleure : « Il n’y aura jamais, dit-il, un état de choses absolument idéal dans notre histoire humaine, et l’ordre définitif de liberté ne sera jamais établi. » Benoît XVI s’en prend au « mythe du monde libéré de l’avenir dans lequel tout sera différent et bien. Nous ne pouvons bâtir que des ordres relatifs, qui ne peuvent jamais exister et représenter le bien que d’une manière relative ».
La préoccupation du pape est de montrer qu’il ne sert à rien de vouloir changer le monde, parce que tout est relatif, et que la seule chose qui est permanente, c’est le Bon Dieu. Dans son texte, Benoît XVI s’en prend également à l’autonomie de la raison : « La raison humaine a besoin du soutien des grandes traditions religieuses de l’humanité. »

Église et réaction
Le rejet de la raison comme moteur de l’activité humaine se justifie par le fait que la religion est quelque chose d’inaccessible à la raison. Le pouvoir spirituel de la religion, la croyance en quelque chose qui n’existe pas, doit se fonder sur la foi, c’est-à-dire quelque chose de tout à fait irrationnel. L’histoire des religions montre par ailleurs que pouvoir spirituel et pouvoir politique ne sont jamais éloignés l’un de l’autre.
Dans l’Église catholique, le rejet de la raison est une constante. Ainsi, dans les années 1860, le pouvoir du pape sur l’Église catholique est presque absolu. Cette Église est complètement fermée à la « modernité » de l’époque. Les progrès des sciences de la nature et des sciences humaines sont ignorés. La théologie, le droit canon et la philosophie sont étroitement surveillés. En politique, le pape Pie IX en est encore à l’Ancien Régime. La vie intellectuelle de l’Église est complètement stagnante, sauf en Allemagne – terre de philosophie – où les facultés de théologie sont un foyer intellectuel important. Mais voilà : les professeurs allemands se tiennent au courant de la science, de l’histoire et de l’évolution de la philosophie. C’est inadmissible. Aussi, lorsque l’abbé Frohschammer publie en 1861 un livre, De Libertate Scientiae, qui est un appel à l’indépendance de la raison, est-il vertement blâmé par le pape dans sa bulle Gravissimas (11 décembre 1862), et le livre mis à l’Index 4 : « Nous ne pouvons tolérer que la raison envahisse, pour y semer le trouble, le terrain réservé aux choses de la foi. […] Jamais il ne sera permis à la philosophie d’affirmer quoi que ce soit de contraire aux enseignements de la divine révélation ou de l’Église. »
En septembre 1863, un célèbre théologien allemand réunit à Munich un congrès de savants ecclésiastiques lors duquel fut exposée l’idée que l’opinion publique et la science théologique devaient ensemble jouer un rôle. Là encore : condamnation du pape contre une tentative d’usurpation des prérogatives de l’Église dans la détermination du dogme. Ainsi l’Église en vint-elle à condamner le principe essentiel du mouvement scientifique, la liberté de critique et d’investigation.
Féroce opposant au rationalisme du XVIIIe siècle, Pie IX encouragea la bigoterie par un ensemble d’initiatives en faveur du culte de la Vierge, du Cœur de Jésus, de la dévotion à saint Joseph et en favorisant les pèlerinages. C’est sous son pontificat que furent encouragées les dévotions auxquelles donnaient lieu les « apparitions » de la Vierge à La Salette (1846), à Lourdes (1858), à Pontmarin (1871).
Mais le pape était beaucoup moins inquiet des progrès de l’esprit scientifique que de l’évolution des idées politiques : le courant démocratique, libéral et laïc semblait tout emporter sur son passage.
Le 8 décembre 1864 5, Pie IX publie l’encyclique Quanta Cura, qui est presque exclusivement consacrée aux questions politiques, dans laquelle il s’en prend en particulier au « naturalisme » qui veut que « la société soit constituée et gouvernée sans plus tenir compte de la religion que si elle n’existait pas, ou du moins sans faire aucune différence entre la vraie religion et les fausses religions ». C’est là un « impie et absurde principe » qui conduit à de nombreuses erreurs, et en particulier la liberté de conscience et des cultes ; la démocratie.
Quanta Cura condamne l’interdiction de « réprimer par des peines légales les violations de la loi catholique ». Elle condamne à la fois l’idée que « la liberté de conscience et des cultes est un droit propre à chaque homme » et que « ce droit doit être proclamé et garanti par la loi dans toute société bien organisée ». La liberté de conscience est exigée pour le seul usage des catholiques : ainsi se trouve proscrit le principe selon lequel « les citoyens ont droit à l’entière liberté de manifester hautement et publiquement leurs opinions quelles qu’elles soient, par les moyens de la parole, de l’imprimé ou toute autre méthode sans que l’autorité civile ni ecclésiastique puisse lui imposer une limite ». En diffusant des opinions « hasardeuses », ceux-là ne font que prêcher « la liberté de perdition », puisqu’il ne manquera jamais d’hommes « qui oseront résister à la vérité et mettre leur confiance dans le verbiage de la sagesse humaine » 6.
Pie IX s’oppose à la « volonté du peuple » si elle est « dégagée de tout droit divin » : une société « dégagée des liens de la religion et de la vraie justice » va à sa perte et devient l’« esclave de ses propres passions et intérêts » ; c’est d’ailleurs pour cela que les hommes qui professent ces idées « poursuivent d’une haine si cruelle les Familles religieuses, en dépit des services rendus au prix des plus grands efforts à la religion chrétienne, à la société civile et à la culture ».
Dans le Syllabus (1864), le pape s’oppose à l’idée qu’il « n’existe aucun Être divin, suprême, parfait dans sa sagesse et sa providence, qui soit distinct de l’univers ».

Le Syllabus
Le pape réprouve dans le Syllabus l’affirmation selon laquelle « la raison humaine, considérée sans aucun rapport à Dieu, est l’unique arbitre du vrai et du faux, du bien et du mal », de même que la prétention de ceux qui pensent que « la foi du Christ est en opposition avec la raison humaine ». Or Bakounine dénonce l’« anathème » lancé par le pape « contre ceux qui prétendent que la raison humaine est capable d’embrasser, d’atteindre et de comprendre la vérité, et qu’elle ne doit point se prosterner avec une foi absolue et aveugle devant les incompréhensibles mystères de la révélation 7 ».
Le « rationalisme modéré » est également condamné, « qui considère que puisque la raison humaine est égale à la religion elle-même, les sciences théologiques doivent être traitées comme les sciences philosophiques ». Cela signifie en somme que l’examen scientifique des textes sacrés par la linguistique, la philologie, etc., est interdit : on pense en particulier aux penseurs allemands des années 1830-1840 tel David F. Strauss.
Le Syllabus interdit de penser que « les prophéties et les miracles racontés dans les Saintes Écritures sont des fictions poétiques », et que « les mystères de la foi chrétienne sont le résumé d’investigations philosophiques » ; il interdit également de dire que « dans les livres des deux Testaments sont contenues des inventions mythiques, et Jésus-Christ lui-même est un mythe ». En somme il est interdit de nier l’existence de Dieu.
Ainsi lit-on dans l’encyclique Quanta Cura : « Vous n’ignorez pas non plus que, même à cette époque où nous sommes, on en trouve qui, mus et stimulés par l’esprit de Satan, en sont arrivés à cette impiété de nier Notre Seigneur et Maître Jésus-Christ, et ne craignent pas d’attaquer sa Divinité avec une insolence criminelle. »
Les dogmes de la religion chrétienne ne peuvent pas être « l’objet de la science naturelle ou philosophie », dit le Syllabus. De même, il est faux que « les décrets du Siège apostolique et des Congrégations romaines empêchent le libre progrès de la science ». « Chaque homme est libre d’embrasser et de professer la religion qu’à la lumière de la raison il aura jugée vraie », lit-on : voilà encore un principe que tout bon chrétien doit combattre.
Le socialisme, le communisme, les sociétés secrètes, les sociétés bibliques, les sociétés clérico-libérales sont des « sortes de pestes » qui ont été « à plusieurs reprises frappées de sentences formulées dans les termes les plus graves » par des condamnations antérieures (Syllabus) (suit une liste de cinq condamnations s’étalant de 1846 à 1863), émanant toutes de Pie IX.
Pie IX ne comprend pas pourquoi l’Église n’aurait pas « le pouvoir de définir dogmatiquement que la religion de l’Église catholique est uniquement la vraie religion », ni pourquoi elle n’aurait pas « le pouvoir d’employer la force, ni aucun pouvoir temporel direct ou indirect 8 ».
Le Syllabus s’oppose encore à ce que « les écoles populaires, qui sont ouvertes à tous les enfants de chaque classe du peuple, et en général que les institutions publiques destinées aux lettres, à une instruction supérieure et à une éducation plus élevée de la jeunesse, soient affranchies de toute autorité de l’Église ». Dans l’encyclique Quanta Cura, on peut également lire, à propos des partisans de l’école non confessionnelle : « Par ces opinions impies et ces machinations, ces hommes de mensonge veulent surtout aboutir à ce que la doctrine et le pouvoir de l’Église catholique qui apportent le salut, soient entièrement éliminés de l’instruction et de l’éducation de la jeunesse, et que l’âme tendre et malléable des jeunes soit infectée et déformée pitoyablement par toutes sortes d’erreurs perverses et par le vice. »
Et encore : « Voilà pourquoi ils déclarent que ce clergé même, en tant qu’ennemi du véritable et utile progrès de la science et de la civilisation, doit être écarté de toute charge et de tout rôle dans l’instruction et l’éducation de la jeunesse. »
Bakounine dénonça vigoureusement les positions de l’Église sur l’éducation. Selon le révolutionnaire russe, le Syllabus condamne « ceux qui prétendent que l’éducation des enfants doit consister dans le développement de leurs dispositions naturelles : de la force, de la santé et de la beauté de leurs corps par l’hygiène et par la gymnastique ; de leur esprit par la pensée, et de leur volonté, de leur dignité personnelle par l’enseignement, par l’exemple du respect humain mutuel et par une progressive liberté ». L’église condamne également « ceux qui enseignent aux enfants que le travail loin d’être une punition, une dégradation, un signe d’esclavage et un effet de la malédiction divine, comme nous le révèle la sainte Écriture, est un devoir sacré pour tout homme, le signe de sa puissance et de sa dignité, la base même de ses droits et de sa liberté 9 ».
L’encyclique condamne ceux qui, « non contents de bannir la religion de la société », veulent également « l’exclure de la famille ». Ceux-là veulent « soustraire complètement à la salutaire doctrine et à l’influence de l’Église l’instruction et l’éducation de la jeunesse ».
Ce que Bakounine relève dans un autre « anathème », qu’il formule ainsi : « Anathème contre ceux qui donnent l’éducation aux enfants en vue de former des hommes forts, pleins d’honneur et de dignité personnelle, pleins de respect pour les droits et pour la dignité d’autrui, jaloux de leur liberté, aimant la justice et l’égalité, et professant en toutes choses et dans toutes les circonstances de la vie le culte impie de l’humanité – et qui renient et rejettent par là même l’unique fin de l’éducation religieuse : la sainteté. » « Et comme l’Église, seule détentrice de la divine vérité, peut seule leur donner cette éducation religieuse, anathème surtout contre ceux qui ont soustrait les écoles à son gouvernement absolu. 10 »
Il est contraire à la doctrine de l’Église « de refuser l’obéissance aux princes légitimes et même de se révolter contre eux ». C’est que « le pouvoir de gouverner est conféré non pour le seul gouvernement de ce monde, mais avant tout pour la protection de l’Église » dit Quanta Cura, citant saint Léon (Lettre 156).
Il va sans dire que le Syllabus s’oppose également à la séparation de l’Église et de l’État, ainsi qu’à l’idée que la religion catholique ne soit plus « considérée comme l’unique religion de l’État, à l’exclusion de tous les autres cultes ». Pie IX revendique dans le Syllabus la suprématie de l’Église sur l’État 11.
La liberté de tous les cultes, la libre expression publique de ses opinions « jettent plus facilement les peuples dans la corruption des mœurs et de l’esprit, et propagent la peste de l’indifférentisme ».
Le dernier et quatre-vingtième article de cette longue liste s’inscrit en faux contre l’idée que « le Pontife Romain peut et doit se réconcilier et transiger avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne », donnant un point final à une énumération par laquelle l’Église se met totalement en retrait de la société de son temps.

À l’écart de toutes les tendances de l’évolution des sociétés modernes
Par le Syllabus, le souverain pontife ne condamnait pas seulement un mouvement qui tentait de réformer la papauté, il se mettait complètement à l’écart de toutes les tendances de l’évolution des sociétés modernes, puisque les doctrines qu’il condamnait allaient devenir des lieux communs dans presque tout le monde catholique. Non seulement il condamnait la laïcité et la séparation de l’Église et de l’État, mais également l’État qui tolérait d’autres religions. Avec les libres penseurs, il condamnait les indifférents et tous les catholiques modérés. La publication du Syllabus dans un langage clair, pour une fois, révélait la réprobation papale d’idées qu’une grande partie des catholiques pensait licites : la société moderne tout entière est condamnée par l’Église catholique.
Dans un ouvrage qu’il écrira en 1871, Bakounine résume parfaitement le décalage existant entre la politique pontificale et la réalité du temps : « La Rome jésuitique et papale est une monstrueuse araignée qui est éternellement occupée à réparer les déchirures, causées par des événements qu’elle n’a jamais la faculté de prévoir, dans la trame qu’elle ourdit, sans cesse, espérant qu’elle pourra s’en servir un jour, pour étouffer complètement l’intelligence et la liberté du monde. Elle nourrit encore aujourd’hui cet espoir, parce qu’à côté d’une érudition profonde, d’un esprit raffiné et subtil comme le poison du serpent, d’une habileté et d’un machiavélisme formés par la pratique non interrompue de quatorze siècles au moins, elle est douée d’une naïveté incomparable, stupide, produit de son immense infatuation d’elle-même et de son ignorance grossière des idées, des sentiments, des intérêts de l’époque actuelle et de la puissance intellectuelle et vitale qui, inhérente à l’humaine société, la pousse fatalement et malgré tous les obstacles à renverser toutes les institutions anciennes, religieuses, politiques et juridiques, et à fonder sur toutes ces ruines un ordre social nouveau. Rome ne comprend et ne comprendra jamais rien à tout cela, parce qu’elle s’est tellement identifiée avec l’idéalisme chrétien, dont, n’en déplaise aux protestants et aux métaphysiciens, n’en déplaise aussi au fondateur de la soi-disant nouvelle religion du progrès, le vénérable Mazzini, elle reste toujours la réalisation la plus logique et la plus complète, que, condamnée à mourir avec lui, elle ne peut voir, ni même imaginer, rien au-delà. Il lui paraît qu’au-delà de ce monde qui est le sien et qui constitue proprement tout son être, il ne peut y avoir pour tout le monde que la mort. Comme ces vieillards du Moyen âge qui, dit-on, s’efforcèrent d’éterniser leur vie propre en s’infusant le sang des jeunes gens qu’ils tuaient, Rome n’est pas seulement le dupeur de tout le monde, elle est la dupe d’elle-même. Elle ne trompe pas seulement, elle se trompe. Voilà son incurable sottise. Elle consiste dans cette prétention d’éterniser son existence, et cela, à une époque où tout le monde prévoit déjà sa fin prochaine, ses Syllabus et sa proclamation du dogme de l’infaillibilité papale étant une preuve évidente de démence et d’incompatibilité absolue avec les conditions les plus fondamentales de la société moderne ; c’est la démence du désespoir, ce sont les dernières convulsions du mourant qui se raidit contre la mort. 12 »
Il serait fastidieux de mettre en regard l’ensemble des « anathèmes » que Bakounine relève et les 80 « erreurs de notre temps » dénoncées par le Syllabus. Si Bakounine sous-estime la capacité de l’Église à se survivre à elle-même, il ne fait pas de doute que sa critique féroce de l’Église et de la religion n’est pas la lubie d’un homme reclus et isolé du monde, mais qu’elle relève d’une analyse d’une actualité brûlante à son époque. Nous pourrions ajouter qu’en faisant le bilan du pontificat de feu Jean Paul II, le canonisateur de Pie IX, puis du début de celui de Benoît XVI, elle est toujours d’une actualité brûlante.


1. http://www.humanism.org.uk/home. (NdR.)
2. Bernard Lewis est également connu pour avoir été un négateur du génocide des Arméniens par les Turcs. (NdR.)
3. Le terme « relativisme » est lui-même… relatif, et peut prendre diverses acceptions en fonction des contextes d’usage, que nous n’avons pas la place de préciser ici. En un mot, le pape n’est pas relativiste en ce qui concerne la religion (le mot « catholicisme » vient du mot grec katholikós signifiant « universel » – qu’il faut comprendre comme « absolu »), mais l’est en ce qui concerne d’autres domaines comme celui du rapport sciences/religion (les sciences seraient des savoirs relatifs et la religion un absolu indiscutable et insaisissable). Un article dans la rubrique « Sciences » du ML pourra faire le point sur cette importante question (mais déjà, dans le ML 1604, l’article d’Hervé Ferrière en dit un mot). (NdR.)
4. L’Index librorum prohibitorum est un répertoire qui parut pour la première fois en 1559, faisant la liste des ouvrages interdits à la lecture du bon chrétien. Une congrégation de l’Index fut instituée en 1571, travaillant de conserve avec l’Inquisition, organisation de bienfaisance, comme on sait, destinée à montrer la bonne voie aux âmes perdues. La première édition prononça mille condamnations, parmi lesquelles figurent Érasme, Rabelais, Machiavel et 48 éditions jugées hérétiques de la Bible. Parmi les auteurs dont un livre ou toute l’œuvre furent mis à l’Index : Pierre Bayle, Spinoza, Bergson, Auguste Comte, Condorcet, Descartes (toutes ses œuvres philosophiques), Fontenelle, Casanova, Henri Heine, Thomas Hobbes (toute son œuvre philosophique), David Hume (idem), Kant, La Fontaine, Lamennais, Malebranche, Proudhon (quand même !) Quinet, Renan, Taine, Sartre (toute son œuvre), Simone de Beauvoir, Moravia, Malaparte. Curieusement, Sade ne s’y trouve pas… ni Sacher-Masoch, mais le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle de Larousse s’y trouve (!). Certains ouvrages furent retirés de l’Index : c’est le cas des Misérables, en 1963, mais à la condition qu’on y ajoutât des notes explicatives sur certains passages auxquels l’Église s’opposait. L’Index ne sera supprimé qu’en… 1966.
5. Le pape était un fan de la Sainte Vierge, ou plus exactement de l’Immaculée Conception, dont la fête est le 8 décembre. Aussi nombre de ses initiatives apostoliques sont datées de ce jour-là :
1849, encyclique Notis et Nobiscum.
1854, dogme de l’Immaculée Conception.
1864, encyclique Quanta Cura.
1868, bulle Æterni Patria convoquant un concile qui devait avoir lieu l’année suivante.
1869, concile du Vatican.
6. À la lumière des positions prises par le pape, on comprend mieux celles que défend Bakounine dans son Catéchisme révolutionnaire, selon lequel la liberté s’applique également aux associations qui, par leur objet, « seront ou paraîtront immorales, et même celles qui auraient pour objet la corruption et la distraction de la liberté individuelle et publique ».
7. Fragment A. Bakounine se trouvait en Italie au moment de la publication de l’encyclique Quanta Cura.
8. Syllabus. Nous traduisons cette phrase du texte italien, qui est plus explicite que le texte français. « XXIV. La Chiesa non ha potestà di usare la forza, né alcuna temporale potestà diretta o indiretta. »
9. Fragment maçonnique A.
10. Fragments maçonniques A.
11. « Le règne de Dieu sur la Terre signifie le règne de l’Église, le règne des prêtres. Mais faute des anges du ciel qui se sont montré toujours excessivement paresseux, et qui aujourd’hui même se refusent de descendre pour aider un peu ce bon Pape Pie IX, toute puissance même divine ne pouvait réellement s’établir sur Terre que par des moyens terrestres : par la force des armes, par l’argent et par l’organisation d’une hiérarchie formidable pour l’exploitation non moins formidable tant des passions et des intérêts rivaux des puissants que de la stupidité systématiquement cultivée des masses populaires » (Bakounine, Théologie politique de Mazzini, 1871).
12. Bakounine, L’Empire knouto-germanique, 1871.