L’ours aime le miel

mis en ligne le 3 octobre 2010
« On ne regarde pas le monde avec nos yeux mais aussi avec nos rêves. On ne peut réduire les questions existentielles à ce monde matériel que nous voyons » dit Semih Kaplanoglu à propos de sa trilogie, appelée aussi La Trilogie de Yusuf. Miel est le dernier film de cette trilogie, mais raconte les premières années de Yusuf. Yumurta (L’œuf), l’âge mûr, Süt (le lait) l’adolescence et Bal (le miel) 1, l’enfance, où il atteint l’apogée de son art.
De tous les cinéastes turcs connus – Nuri Bilge Ceylan, Yesim Ustaoglu, Reha Erdem –, Semih Kaplanoglu est sûrement le plus discret, le moins tapageur, son monde est celui des poètes taciturnes. Süt décrit d’ailleurs l’avènement d’un poète. Les premières séquences de ses films contiennent des moments clés. Ce sont des images fortes qu’on n’oublie pas. Un serpent sort de la bouche d’une femme que les anciens ont suspendue à un arbre. La tête à l’envers, au-dessus d’un feu de branches qui dégage une épaisse fumée : ce sont les premiers plans de Süt.
Miel commence dans la forêt où Yakub, le père de Yusuf, a installé ses ruches. Suspendu entre ciel et terre, Yakub cherche à récolter un miel de plus en plus rare qu’on recueille dans des ruches placées à la cime de très grands arbres. Plans à donner le vertige : suspendu à une corde, Yakub se hisse de plus en plus haut, puis un silence et nous entendons une branche craquer. La compréhension de ce moment, les sensations, les émotions qu’il enclenche vont être la matière du film. Car le lien qui relie cet homme à sa maison est une chose, mais l’attente de son retour, l’angoisse de ne pas le voir arriver, ce sont les moments qui remplissent la vie de Yusuf et de sa mère. Le film transmet sans paroles ce que ce garçon rivé à son père éprouve, lui qui le comprend, le fait lire et parler. Car le père chuchote à son oreille, l’enfant répond en chuchotant. Ô miracle, quand Yusuf parle ainsi à son père, il ne bégaie plus. Le père boit le verre de lait que Yusuf n’aime pas boire. Quand le père est absent, tout dans la maison s’arrête, l’enfant regarde sa mère perdue dans la douleur d’une attente qu’elle pressent vaine. Yusuf, dans un sursaut de courage fou, empoigne le verre de lait, le vide d’un trait et le repose sur la table. Mais sa mère, absorbée par le chagrin, ne le remarque même pas. Minimalisme du regard et des actes, loin du bruit du monde et pourtant dans l’essence des choses et des liens aux autres qui font sens et donnent envie de vivre dans cette dignité simple et forte.

Chantra, chantra pas ?
La question majeure qui déciderait de l’avenir d’un enfant, en tout cas de son avenir de musicien, prétend Otar Iosseliani, qui sort un film charmant et élégant où l’enfance occupe une place essentielle 2 : c’est là qu’on se forge une identité de chenapan, une envie de fuguer, les petits bonheurs à la sortie de l’école et surtout quand on est avec les copains qui, en bande d’inséparables, garantissent l’aventure. Chantrapas, film à l’humour très particulier que Iosseliani apporte au cinéma français qui l’a adopté depuis Les Favoris de la lune. Une toile passait de main en main, découpée de son cadre, elle rapetissait à vue d’œil, dévoilant un cadre de vie de plus en plus engagé dans la beauté et l’insolite. Iosseliani et son indécrottable originalité (une Africaine chevauche un crocodile dans Et la lumière fut) ne se compare à personne d’autre. Dans Chantrapas, un jeune réalisateur quitte les censeurs de l’est pour tomber finalement sur des producteurs non moins censeurs à l’ouest (tirons en passant notre chapeau aux incorruptibles Martine Marignac et Maurice Tinchant, ses producteurs français). Ses films sont très proches du burlesque des films muets. Le jeune musicien du Merle chanteur, ces vieux qui sont encore des « bourreaux des cœurs » et des lutteurs qui étalent par terre un jeune trois fois plus fort qu’eux. Tous ces gens qui savent attraper un poisson, faire un déjeuner sur l’herbe, sauter d’un train ou le prendre d’assaut. Des personnages si familiers et pourtant excentriques, mais pas trop, buvant, mais pas trop, chantant mais pas trop, vivant tendrement ou absurdement leur propre vie, inaliénable à la pression que d’autres aimeraient exercer sur eux.
Ce film donne du courage à tous ceux qui veulent faire quelque chose qui leur tienne à cœur. Quitte à se sauver avec une sirène. Jamais rien n’est anodin, quand on vole des icônes, on les rapporte parce qu’il y a encore des grands-mères qui tirent les oreilles aux garnements, des gamins qui obéissent finalement, des cordonniers qui coordonnent un ballet de désobéissance réjouissant…



1. Bal a obtenu l’Ours d’Or à Berlin. Sortie le 22 septembre.
2. Chantrapas, sortie le 22 septembre.