La mémoire en place de grève

mis en ligne le 3 octobre 2010
À chaque grève d’ampleur impliquant les salariés des transports en commun, Paris exprime de manière spectaculaire la tension entre la permanence de ses racines et les évolutions que lui fait subir la classe dominante.

La ville sur un pied d’égalité
Il est d’abord plutôt jouissif de voir la ville traversée par quantités de marcheurs, qui rendent au temps la dimension égalitaire qu’il avait dans la ville ancienne (nonobstant l’inégalité sociale qui y demeurait par ailleurs). Avec ses ruelles n’autorisant que la circulation à pied ou de véhicules roulant au pas, la ville ancienne constitue en effet un espace où tous partagent le même temps. Venise en reste un exemple spectaculaire, comme un tout physiquement inapte aux voitures (et même aux vélos), et la marche ou le bateau se valent en performance. Le mode de transport n’est pas un élément de hiérarchisation.
Dans la ville moderne, la grève qui immobilise les transports en commun, congestionne les circulations automobiles, ralentit jusqu’aux vélos et remplit les trottoirs, produit un effet similaire en plaçant chacun presque sur un pied d’égalité. C’est un début pour commencer à « grêvasser 1 » d’une ville que l’on se réapproprierait et qu’il faudrait réorganiser aussi en fonction de cette question du temps comme élément d’égalité sociale 2.

De luttes en mémoires
Lors des grèves, deux lignes de métro conservent souvent une fréquence minimum : la 4 (porte d’Orléans-porte de Clignancourt) sur l’axe nord-sud, et la 1 (La Défense-Château de Vincennes) sur l’axe est-ouest, avec croisement à Châtelet. Techniquement, ce sont les deux lignes qui croisent toutes les autres. Mais – et ceci explique cela – c’est aussi l’esprit du cardo/decumanus qui ressort : cette structuration de la ville antique (romaine en l’occurrence), selon les axes orthonormés nord-sud (cardo) et est-ouest (decumanus), se croisant au forum, centre de la vie publique.
L’esprit seulement, car au nord, les boulevards haussmanniens de Sébastopol et de Strasbourg (que le métro suit jusqu’à Gare du Nord) ont usurpé la fonction de l’ancienne paire des rues Saint-Denis et Saint-Martin (puis Faubourg-Saint-Denis et Faubourg-Saint-Martin) qui ont été l’axe dédoublé de pénétration par le nord depuis l’origine du développement de Paris. De même, au sud de la Seine, la ligne 4 fait un écart entre Saint-Michel et Denfert-Rochereau, en n’empruntant pas les rues Saint-Jacques et Faubourg-Saint-Jacques (cardo antique). Enfin, sur l’axe est-ouest, le decumanus principal de la ville romaine était rive gauche. Celui de la rive droite, secondaire, était en outre plus proche des berges que les actuelles rues de Rivoli et Saint-Antoine.
Il n’empêche ! On peut voir dans la grève qui ordonne les usagers de Paris selon l’esprit des axes anciens, comme une mise en résistance de la ville, qui instinctivement retrouve ces axes et ces centres.
Centres du pouvoir avec l’ensemble formé par le Châtelet, les palais de justice/préfecture de police, héritiers des lieux du pouvoir royal au Moyen Âge ; et décalé à l’est, l’Hôtel de Ville symbole du pouvoir de ses bourgeois. Mais aussi centre des révoltes, là d’où elles partent, là où se regroupent les derniers enragés sur les dernières barricades : ça se termine toujours à la barricade Saint-Merri 3. Il faut dire que la ville ancienne fait fonctionner dominants et dominés dans les mêmes espaces. Il n’y a guère que Naples, aujourd’hui, qui laisse encore imaginer ce que pouvait être cette construction spatio-sociale, avec des « bassi » (logements de pauvre en rez-de-chaussée avec une pièce ouverte sur la rue et l’autre aveugle en enfilade) jusque dans les bases mêmes des « palazzi » de la noblesse.
Peut-on alors imaginer que nos luttes soient freinées aussi parce que nous nous laissons canalisés majoritairement dans les tracés de l’urbanisme haussmannien, sans convoquer ce que Paris offre de permanences et de tensions ; une part de son énergie.
J’ai souvenir d’une manifestation en 2004, de République vers Matignon (rue de Grenelle) avec un double cortège. L’un avait pris les rues Turbigo, Étienne-Marcel, place des Victoires (sic), rue des Petits-Champs, tourné dans la rue Richelieu et arrivé au Palais-Royal (qui abrite deux institutions dans leurs domaines : la Comédie-Française et le Conseil d’État). L’autre avait bifurqué dès les rues Beaubourg et du Renard vers l’Hôtel de Ville (le quartier Saint-Merri précité), tourné rue de Rivoli pour rejoindre le premier cortège. Nous avions alors passé les guichets du Louvre, traversé la Seine pont du Carrousel, et enquillé la rue du Bac jusqu’à l’abouchement de la rue de Grenelle. Ça n’avait certes pas suffi (il faut rappeler toute l’énergie des mouvements de 2003 méthodiquement déconstruite par les bureaucraties syndicales collaborationnistes, et les dégâts durables engendrés), mais il y avait ce jour-là le sentiment physique d’un possible. Nos pas dans les artères anciennes auraient-ils inconsciemment fortifié notre marche ? Et en eussions-nous été conscients, la mèche eût-elle pu se rallumer ?

Apartheid social
Un matin de grève de 2007 où j’accompagnais mes enfants à Bastille, nous avons changé à Châtelet entre la ligne 4 et la ligne 1. Nous fûmes directement et physiquement confrontés à la sectorisation de la ville, et, au-delà, de l’ensemble de l’Ile-de-France : les couloirs d’accès pour la direction de La Défense formaient un flot dense et congestionné, tandis que les accès et le quai vers Château-de-Vincennes (et avant : Bastille, le Faubourg-Saint-Antoine, Nation, au passé populaire pas si lointain) étaient à peine plus fréquentés que d’habitude.
Apparaît ici l’empreinte du pouvoir économique moderne, dans les quartiers propres de la bourgeoisie. Le VIIe arrondissement, l’Assemblée nationale et les ministères à partir de Concorde. Le VIIIe, l’Élysée et les sièges historiques des grandes sociétés pour les stations des Champs-Élysées. Les plus résidentiels XVIe, XVIIe ouest et Neuilly, au-delà de l’Étoile. La Défense en apothéose, le centre d’affaires le plus important d’Europe, qui polarise les transports est-ouest en Ile-de-France.
Dans ce déséquilibre insensé, on remarque le crucial ministère des Finances déménagé dans les années quatre-vingt-dix de l’historique Louvre à Bercy. Même si la gentrification 4 de Paris était déjà bien engagée à l’est aussi, on peut voir dans l’architecture de château fort – un seul accès au sol avec chicane et herse, premiers niveaux aveugles sur l’extérieur, plate-forme d’hélicoptère sur le toit et accès direct à la Seine avec hors-bord prêt – comme une angoisse d’être aux avant-postes d’une possible révolte populaire.
Derrière cette expérience d’un aménagement du territoire déséquilibré, exacerbée en temps de grève, il y a une double évolution. D’une part la sectorisation traditionnelle est/ouest entre pauvres et riches, qui s’est complexifiée depuis l’après-guerre avec une sectorisation fonctionnelle, à l’échelle de la région, entre lieux de travail, de consommation, de loisirs et de logement. Et d’autre part, la gentrification, phénomène centre/périphérie plus récent mais dont la rapidité et la violence sont à la mesure des pouvoirs toujours plus concentrés, cohérents et sans contrepoids de la classe dominante 5.
Pour cet apartheid social, les transports et le logement sont des enjeux cruciaux 6. Ce jour-là à Châtelet, l’illustration en était donnée par deux triplettes de policiers en tenue avec tout leur attirail de répression (matraque, flingue, bombe lacrymogène, menottes, etc.), juchés sur les sièges, car les quais étaient saturés par la foule s’écoulant péniblement. Images de western où des vachers brutaux aux attitudes hyper-virilistes conduisent de grands troupeaux denses vers les abattoirs du Middle-West.

Retrouver la place de (la) grève
Cette gentrification qui a expulsé de Paris les classes populaires, constitue une difficulté de plus à surmonter pour nous réapproprier Paris (et Grand-Paris du prince-président Napoléon Sarkozy est une extension du phénomène à toute la petite couronne). Reste que pour retrouver de l’énergie collective, il nous faut aussi écouter, voir et utiliser ce que cette ville nous offre de sa propre résistance. Puisque nous sommes encore dépossédés de l’instant, nous devons nous appuyer sur le lieu et sa durée.
Convoquer la place de Grève, pour donner sa place à la grève.

Sylvia Rüppelli, groupe Louise-Michel de la Fédération anarchiste



1. Grêvasser : cesser le travail pour laisser son imagination errer au hasard (in Alain Créhange, L’Anarchiviste & le biblioteckel, Mille et une nuits).
2. Sur les liens entre transports, construction de la ville, organisation de la production, etc., lire l’article de Martial Lepic, « Le yaourt et la yourte : écologie, transports et décroissance », Réfractions, n° 18, 2007 (www.refractions.plusloin.org).
3. Pour une visite de Paris pleine de mémoire sociale, lire L’Invention de Paris d’Éric Hazan, Le Seuil, 2002.
4. Phénomène de colonisation des quartiers populaires par les classes supérieures.
5. Pour une étude sociologique menée chez les bourgeois, lire Les Ghettos du Gotha : comment la bourgeoisie défend ses espaces de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Le Seuil, 2007. Pour une géographie de ces phénomènes, lire l’Atlas des nouvelles fractures sociales en France de Christophe Guilluy et Christophe Noyé, Autrement, 2006. Pour une réflexion ouvertement politique de tout ceci, lire Une violence éminemment contemporaine. Essais sur la ville, la petite-bourgeoisie intellectuelle et l’effacement des classes populaires de Jean-Pierre Garnier, Agone, 2010.
6. Sur les transports, voir les travaux du collectif RATP (Réseau pour l’abolition des transports payants), ainsi que les articles réguliers dans Le Monde libertaire de mon compagnon de groupe Dr Martius. Sur le logement, lire notamment l’article récent d’un autre compagnon de groupe, Otis Tarda, sur le droit au logement opposable comme outil supplémentaire de ségrégation (ML, hors-série 39, juillet 2010).