Outrageons sans faiblir

mis en ligne le 23 septembre 2010
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Lorsqu’est évoqué notre triptyque républicain, tellement dévoyé, « liberté-égalité-fraternité », la notion de solidarité n’est jamais présente à l’esprit des donneurs de leçons civiques. Il suffit de bien connaître cette fausse incitation de base, résumée en trois mots qui se veulent définitifs et, surtout, de bien apprendre les couplets vengeurs de La Marseillaise. Et puis, évidemment, ne pas oublier de se mettre au garde-à-vous devant le drapeau bleu-blanc-rouge. Comme ce n’est pas suffisant, il existe des textes punitifs, sous la forme d’un amendement à la loi Sécurité intérieure datée de 2003. Il faut bien sanctionner ceux qui se hasarderaient à ne pas respecter des codes obligés. Il est bon de faire un petit rappel historique sur les années qui ont vu Nicolas Sarkozy se propulser sur le devant de la scène répressive, c’est-à-dire depuis le mois de mai 2002. Très rapidement, dans le même temps qu’étaient élaborées des lois sécuritaires, de plus en plus drastiques, se mettaient en place des interdits, en fait l’obligation d’adorer le drapeau national et la chansonnette nationaliste.

Des réactions réconfortantes
Ne pas s’incliner devant le drapeau, ce serait lui faire outrage. Comment ne pas citer le réalisateur de cinéma Bernard Cerf qui, en 2003, manifestait son indignation lorsque la « représentation nationale » avait adopté cette loi scélérate transformant en dangereux suspect tout citoyen refusant de céder au culte du drapeau : « Je suis français, et si je dois respecter un drapeau, c’est celui des révolutionnaires qui crachaient sur la monarchie, celui des Français qui s’opposaient au drapeau de Vichy, le drapeau de ceux qui étaient contre la torture en Algérie. Le respect ne s’impose pas par la force, il se gagne. En interdisant cette liberté d’expression, M. Sarkozy 1 salit la France, plus qu’il ne la fait respecter. 2 » Dans le même temps, plus d’une centaine de délinquants potentiels, tous universitaires, se signalaient également en rejoignant le cinéaste dans sa protestation, rappelant également l’interdiction faite d’outrager l’hymne national. Leur propos qui ne pouvait qu’irriter le ministre de l’Intérieur, ne devait pourtant pas provoquer la moindre sanction : « Cette adhésion forcée aux symboles de la Nation rappelle de tristes souvenirs. Le respect se mérite, il ne s’impose pas. C’est pourquoi les soussignés qui, par leur profession, développent un enseignement à l’esprit critique, ne peuvent accepter un tel conditionnement idéologique, attentatoire à la liberté d’expression, et signe d’un nationalisme étriqué. 3 »
Courageusement, mais le courage va de soi si l’on ne veut pas se limiter à la simple indignation, ces grands esprits aggravaient leur cas, en concluant leur manifeste, intitulé Un droit assumé, par ces mots sans retenue aucune : « Par principe, et avant même la promulgation du texte, nous nous réservons le droit d’outrager le drapeau tricolore et l’hymne national, ou d’exprimer notre solidarité avec ceux qui le feraient, même sans approuver nécessairement le sens donné à leur acte, et nous acceptons les conséquences judiciaires qui pourraient en découler ! »
Est-il étonnant de constater que ces intellectuels, au vrai sens du terme, aient éprouvé naturellement, au-delà du rejet d’une loi issue de l’égout des institutions républicaines, le besoin d’utiliser le mot « solidarité » ? Fort heureusement, les artistes et les universitaires n’avaient pas été seuls à réagir. Les avocats du Saf, tout comme les adhérents du Syndicat de la magistrature, s’étaient déjà élevés contre ces mesures « d’ordre moral », cette volonté nationaliste confinant à la stupidité. Pour le président du Saf, cela relevait « d’une volonté identitaire plus que franchouillarde, et nous ramène au temps des tribunaux militaires et de l’infraction d’insulte au drapeau. On est dans la confusion totale en transposant sur le plan pénal un problème d’ordre moral 4 ».
Le parti de l’ordre ne plaisantait pas. C’est ainsi que le texte de loi, adopté par l’Assemblée nationale le 23 janvier 2003, prévoyait une amende de 7 500 euros et jusqu’à six mois de prison, suite à l’adoption de ce nouveau délit, qualifié « d’outrage au drapeau tricolore et à l’hymne national ».
Ce texte, émanant de l’initiative d’un député UDF, dont le nom ne devait pas passer à la postérité, n’était pourtant pas ouvertement combattu par la gauche convenable, qui finissait par le voter, toute honte bue – les communistes se contentant de ne pas prendre part au vote. C’était là faire preuve d’un évident manque de courage, et la question ne pouvait qu’être posée : comment sanctionner la moitié des spectateurs d’un match de football qui sifflent La Marseillaise, comme cela avait été le cas, en octobre 2001, lors de la rencontre France/Algérie.

La montée en puissance d’un nationalisme intégriste
Ce n’était là qu’une étape sur la voie de la caporalisation des esprits. En effet, deux ans plus tard, en février 2005, l’Assemblée nationale adoptait un projet de loi d’orientation sur l’école, présenté par François Fillon – alors ministre de l’Éducation nationale. Comme bien souvent, lorsque les séances se terminent tardivement, il devait se trouver un député bien pensant pour glisser un amendement de dernière minute prévoyant de rendre obligatoire l’apprentissage de La Marseillaise à l’école primaire. Cela au nom de « l’enjeu de l’assimilation des populations extérieures venues sur le territoire national ». Ce qui complétait utilement la loi votée en janvier 2003 sur l’outrage à l’hymne français et au drapeau 5. Comment oublier qu’en 1985, Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’Éducation nationale, avait soulevé une polémique en affirmant sa volonté de rendre obligatoire le chant national à l’école.
C’est ainsi que lors de la rentrée des classes, à l’école primaire, en septembre 2005, les enfants âgés de 6 à 11 ans avaient La Marseillaise au programme, mais sans toujours bien comprendre le contenu des vers de Rouget de l’Isle. À cette occasion, le député UMP, auteur de la loi votée quelques mois plus tôt, expliquait que l’enseignement de ce chant patriotique avait pour fonction d’inspirer « le respect de l’autre et de la liberté individuelle, à la base de notre société ». L’honorable parlementaire croyait nécessaire d’ajouter à sa démonstration que La Marseillaise avait également pour fonction de « favoriser l’intégration [car] c’est important d’apprendre l’appartenance à un sentiment collectif, à une collectivité nationale ». Sans rire, cet ardent patriote ne manquait pas de préciser : « Il ne s’agit pas de leur apprendre à la chanter par cœur, même si cela ne leur ferait pas de mal 6. » Comme si cela pouvait faire du bien à des bambins qui, en matière de violence, entendent des propos bien plus lourds, accompagnés d’images très dures, dans les séries télévisées. La mesure allait pourtant passer à la trappe car aucune directive officielle n’était prévue pour inciter les établissements scolaires à obtempérer, et les enseignants s’interrogeaient sur le mode « Comment transformer en cours républicain un texte aux rimes guerrières ». Une institutrice bretonne se laissait même aller à persifler : « Cela ne me paraît pas une nécessité d’enseigner La Marseillaise. Il y a de bien meilleures manières de leur inculquer des notions de respect. » De son côté, un instituteur des Landes insistait sur le fait que « ces rimes ne sont pas du tout représentatives d’une République fraternelle… ». Un élève de CM2, à qui était demandé ce que représentait pour lui l’hymne national, faisait une réponse qui ne manquait pas d’étonner : « Si je connais ? C’est la musique de l’équipe de France de football ! 7 »

Déjà se profilait la volonté de retirer les titres de séjour
En mai et juin 2006, le Sénat, puis l’Assemblée nationale, devaient alourdir l’arsenal législatif tendant à fragiliser la situation des étrangers, même si leurs liens avec la France devaient les rendre inexpulsables. Ce qui ne faisait que rappeler les fortes paroles de Nicolas Sarkozy, éructées à la fin du mois d’avril 2006 : « Si certains [étrangers] n’aiment pas la France, qu’ils ne se gênent pas pour la quitter. » Toujours discrètement, dans la nuit du 14 au 15 juin 2006, un sénateur UMP introduisait, insidieusement, un amendement, aussitôt adopté, qui stipulait que les étrangers pourraient se voir retirer leur titre de séjour s’ils étaient condamnés à « outrage à l’hymne national ou au drapeau tricolore ». Celui qui, à l’époque, était déjà ministre, Christian Esterosi, commentait : « L’étranger qui outrage le drapeau ou l’hymne national démontre qu’il n’est pas intégré ! 8 »
Fort heureusement, il n’était pas encore envisagé de dénaturaliser les citoyens français ayant acquis la nationalité de ce pays, encore moins de les expulser s’ils se risquaient à « outrager » le drapeau. La police se contentait de pourchasser les Français de bonne souche peu respectueux envers l’emblème national. Ce qui était le cas d’un photographe toulousain qui s’était mis dans un mauvais cas, le 24 février 2007, lors d’une manifestation devant la prison de Lannemezan. Ce jour-là, quelque deux cents manifestants réunis devant cette maison centrale des Hautes-Pyrénées réclamaient la libération conditionnelle de Jean-Marc Rouillan, ancien d’Action directe. Aidé par ses camarades, le photographe s’était permis de descendre le drapeau aux trois couleurs qui flottait à l’entrée de la prison, le remplaçant par un drapeau rouge et noir, ce qui ajoutait la sédition à l’outrage 9. Comment, en cette circonstance, ne pas rappeler les vers de Louis Aragon, datant de février 1934, en temps où le futur poète stalinien n’avait pas encore redécouvert les vertus du drapeau tricolore et de La Marseillaise. Dans, Hourra l’Oural, il écrivait :
« La Marseillaise aux colonies
La Marseillaise du Comité des Forges
La Marseillaise de la social-démocratie
Après quatre de Marseillaise avec les pieds dans la merde et la gueule dans le sang
Je salue l’Internationale contre la Marseillaise
Cède le pas, ô Marseillaise
À l’Internationale car voici
L’automne de tes jours, voici
Qu’un sang impur
Abreuve vos sillons
Ou bien voir lequel est le plus rouge
Du sang bourgeois ou du sang de l’ouvrier. »
En décembre 2008, Patrick Gaubert, encore président de la Licra (Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme) mais député européen UMP, et donc proche de Nicolas Sarkozy, était nommé président du Haut-Conseil à l’intégration, sous l’égide de Brice Hortefeux, alors gardien de l’Identité nationale. Il lui était demandé de fournir rapidement un rapport sur les moyens de faire partager aux étrangers « les valeurs et symboles de la République » et, en particulier, « les conditions dans lesquelles l’hymne national peut être transmis, mieux connu, par les personnes qui immigrent vers notre pays 10 ». Le ministre confondant allègrement immigration et émigration.

Surtout ne pas se torcher avec l’emblème national !
La volonté d’imposer le respect des valeurs républicaines n’ayant pas de limite, Le Journal Officiel, daté du 23 juillet 2010, faisait connaître la création d’une nouvelle contravention, complétant le délit institué en 2003. C’est à la suite d’une vision d’horreur que le député des Alpes-Maritimes, Éric Ciotti, chargé des problèmes de sécurité à l’UMP s’était insurgé, exigeant l’aggravation des sanctions frappant ceux qui se risqueraient à outrager les emblèmes nationaux. Quelques jours plus tôt, à Nice, lors de l’exposition intitulée Politiquement incorrect, il avait été possible de voir, à la Fnac locale, l’œuvre d’un photographe amateur représentant un homme qui s’essuyait le fondement avec le drapeau national. Pas vraiment ému, le procureur de Nice, Éric de Montgolfier, avait classé sans suite la plainte déposée contre l’exposition. Cela au motif qu’il s’agissait d’une « œuvre de l’esprit ». Mécontente de cette décision, Michelle Alliot-Marie, garde des « sots », s’empressait de modifier la loi punitive, par décret ; sans passer par le Parlement. Il convient de rappeler qu’en 2003, le Conseil constitutionnel avait validé le décret d’outrage au drapeau, en « considérant que sont exclus du champ d’application de l’article critique les œuvres de l’esprit, les propos tenus dans un cercle privé, ainsi que les actes accomplis lors de manifestations non organisées par les autorités publiques ». Victimes collatérales de cette indignation, la directrice de la communication et un cadre de la Fnac de Nice 11.
En intervenant par décret, pour raccourcir le circuit répressif, il s’agissait, expliquait-on au ministère de la Justice, « de trouver l’équilibre entre la liberté d’expression et le respect de l’ordre public, et du drapeau, inscrits dans la Constitution. Au nom de la liberté artistique, on n’a pas le droit de tenir des propos racistes ou antisémites, ou de faire l’apologie du terrorisme. Désormais, on n’aura pas le droit de s’attaquer aux emblèmes de la Nation 12 ».
Depuis le discours de Nicolas Sarkozy, prononcé le 30 juillet 2010 à Grenoble, avec ses propos xénophobes, teintés de racisme, la dérive est devenue quasiment officielle. Il est possible de stigmatiser des groupes de population, sans risquer les foudres de la loi. Le naturel étant revenu au galop, il est possible de saccager un camp de Roms, comme si cela pouvait aller de soi. Ceux qui ne sont pas contents sont priés d’aller voir ailleurs. Et, surtout, ne pas évoquer les mauvais jours de l’époque de l’occupation nazie et du pouvoir complice établi à Vichy. Quand les chiens sont lâchés, le nationalisme n’a plus de limite et les voyous légaux ont le champ libre.
Nous sommes déjà loin de ces valeurs nationales tellement vantées mais comment ne pas rappeler qu’à la sinistre époque où les flics étaient aux ordres de la Gestapo, le drapeau aux trois couleurs flottait aux vents mauvais sur les bâtiments officiels de la zone dite libre. Parallèlement, La Marseillaise était chantée dans le même temps que Maréchal nous voilà ! C’est sans doute ce que voulait rappeler la fanfare populaire qui, le 4 septembre 2010, au sein de la manifestation contre la xénophobie d’État, défilait précisément aux mâles accents de cet hymne de l’État fasciste français. C’était le plus bel outrage dont pouvait être victime celui qu’il faut bien qualifier de chef d’un État autoritaire, bien plus que d’un pays libre.


1. Alors ministre de l’Intérieur.
2. Tribune libre, Le Monde, 8 février 2003.
3. Ibid.
4. Le Monde, 27 janvier 2003.
5. Se reporter au Monde, 21 février 2005.
6. Libération, 12 septembre 2005.
7. Ibid.
8. Libération, 16 juin 2006.
9. Libération, 31 mars 2007.
10. Libération, 12 décembre 2008.
11. Le Monde, 26 juillet 2006.
12. Ibid.