L’école et l’apprentissage du non-pouvoir sur sa vie

mis en ligne le 15 juillet 2010
Quand on pense à l’école, surtout actuelle, on est d’abord frappé par ce retour de l’autoritarisme, de la surveillance et de la pénalisation qui semble ne jamais vouloir en finir.
En effet, le processus paraît interminable, qui, par des faits divers soigneusement sélectionnés et médiatisés, amène sans cesse à l’annonce du durcissement de la surveillance et de la pénalisation dans les établissements scolaires ; rien que cette année, on ne compte pas les textes et réformes qui se sont accumulés pour réduire les droits des enfants à l’école (textes sur les délits d’intrusion, mise en place de portillons électroniques, équipes mobiles de sécurité, annonce de formation à la sécurité pour les enseignants).
Dans un premier temps, on peut donc souligner l’apprentissage du pouvoir à l’école comme une tendance à rencontrer le pouvoir des institutions, sous forme de pénalisation et de surveillance des comportements. L’école filtre, l’école surveille depuis des décennies ; d’abord avec Vigipirate, d’une façon bien plus marquée avec les caméras de surveillance à venir, les policiers référents, etc.
L’école surveille, l’école intimide, l’école impose ; elle emploie toute son énergie à maintenir à l’extérieur tout ce qu’elle refuse de voir ou prendre en compte : le quartier, la cité, les parents, les problèmes psychologiques, personnels, affectifs, sociaux et politiques ; elle espère compter, dans cette voie, sur l’assentiment au moins passif des enseignants qui peuvent, faussement, se sentir rassurés d’autant de protections, sans songer que ce besoin de protection vient justement signer la perte de leur reconnaissance.
Mais le gouvernement souhaite doter l’école d’encore plus de pouvoirs et d’en faire en quelque sorte le fer de lance d’une ambitieuse politique, non pas d’éducation, mais de surveillance des populations. C’est bien dans ce sens qu’il faut interpréter la nouveauté et l’importance d’un fichier comme Base Élèves ; ce fichier est en effet radicalement nouveau et dangereux en ce sens qu’il est centralisé (même si sa gestion est académique) et qu’il fonctionne sur le principe de la dépossession de l’information sur les enfants et les familles ; ce ne sont en effet plus les enseignants, ni même l’école – comme établissement – qui détiennent les données d’informations nécessaires sur les élèves et leurs familles mais les fichiers centralisés qui font désormais référence. Pire, le personnel enseignant, le plus proche de l’élève, ne gère aucune donnée, mais « informe » un fichier central qu’il ne lui restera plus qu’à « solliciter » pour connaître… celui qui est en face de lui. L’information devient donc « descendante » et échappe désormais au contrôle et à la gestion des acteurs réels de l’école (les parents, les enfants et les enseignants).
Bien entendu, la vocation de ce fichier est d’être évolutif et partageable – notamment avec les collectivités locales –, ce qui le rend à terme extrêmement dangereux, même si en l’état (pour rassurer l’opinion publique), il est réduit à très peu d’informations.
L’école – en tant qu’institution cette fois – prend donc sur les familles un réel pouvoir d’information ; elle les capte, les contrôle et peut les utiliser à tout moment contre elles ; les modifications apportées récemment à la loi de 2007, annoncées par Sarkozy, pour rendre « enfin » effectives les retenues sur les allocations familiales des parents « défaillants » montrent bien cette nouvelle mission dorénavant confiée à l’Éducation nationale : ce sont les inspecteurs d’académie qui pourront directement saisir le préfet pour suspendre le versement des allocations familiales en cas d’absentéisme.
L’école affirme son pouvoir et son autorité, mais pourtant, au même moment, jamais les enseignants n’ont paru manquer autant de liberté qu’aujourd’hui ; prisonniers de programmes de plus en plus astreignants, d’injonctions concernant également les procédures, les méthodes et les partitions horaires, les enseignants, comme les enfants, disposent également de moins en moins de temps ; l’importance prise par l’évaluation, qui s’est démultipliée à tous les niveaux clefs, est telle que cette évaluation devient en quelque sorte une nouvelle gouvernance ; par leur centralité officialisée, les statistiques qu’elles permettent sur les classes, les niveaux, les comparaisons entre enfants, dans et hors les établissements, ces évaluations impactent maintenant non seulement les élèves mais aussi les enseignants et les établissements dont l’image est dorénavant contrôlée à partir de critères extérieurs ; du coup, l’évaluation en France, de simple outil, devient l’objectif essentiel du travail scolaire ; il est vraisemblable que cette tendance actuelle aille encore s’accentuer dans les années à venir : la préparation aux évaluations va prendre la place des véritables enseignements et apprentissages qui seraient utiles et importants.
Le pouvoir de l’école échappe ainsi à ses acteurs ; bien entendu, les parents sont encore particulièrement visés ; certes, les réformes récentes « d’assouplissement de la carte scolaire » et d’autres mesures invoquent sans arrêt l’objectif d’augmenter « la liberté de choix des parents » ; de même, l’école est volontiers présentée aux parents comme un « service », ce qui suppose (comme pour tout service) qu’on puisse s’en plaindre ou faire jouer la concurrence. Les parents, non pas acteurs, mais « usagers » d’école, sont ainsi encouragés à la conflictualité permanente avec les enseignants et les administrations ; ils ne gagnent dans la réalité aucune liberté parce que les forces en présence sont évidemment inégales et ce ne sont que les parents les plus favorisés qui peuvent réellement construire ou trouver des alternatives pour leurs enfants. Pour les autres, la liberté de « choix » s’avère n’être qu’un leurre, une illusion ; ce n’est pas étonnant, tout choix est justement par définition le contraire de la liberté, car le choix suppose de la passivité vis-à-vis d’options définies ailleurs et hors de notre portée ou de notre possibilité d’agir.
L’apprentissage du pouvoir que constitue l’expérience scolaire démontre aux parents, et particulièrement aux parents pauvres, l’infériorité de leur posture vis-à-vis des institutions ; ce sont elles qui définissent et commandent leurs interventions, et déterminent l’étendue de leur participation ; dans le cas des enfants en difficulté scolaire, qui relèvent désormais tous de la législation sur le « handicap » (loi de 2005), les parents deviennent signataires de contrats qui les engagent à trouver des solutions à de multiples problèmes ; à eux de coordonner les aides, de faire le taxi, de financer des déplacements, des accompagnements, de répondre présents à de nombreuses convocations ; et évidemment, pour tout cela, il n’est tenu quasiment pas compte de leur propre réalité sociale (obligations de travail, temps de transport, moyens financiers, absence de mutuelle, manque de disponibilité, fatigue, séparations, conflits, maladie ou handicap des parents) sauf si cette réalité peut être invoquée à leur encontre pour stigmatiser leur « manque de disponibilité » ou bien la faiblesse du cadre éducatif qu’ils peuvent offrir à leurs enfants.
L’expérience scolaire constitue ainsi curieusement une expérience de dépossession de tout pouvoir pour tous les acteurs qui devraient justement en avoir à l’école : les parents, les enfants et les enseignants. Il semble qu’aux uns comme aux autres, la tendance lourde actuelle dénie toute liberté et que ce déni constitue une condition commune que le pouvoir cherche à dissimuler ; on préférera dans les médias, par exemple, expliquer la perte de liberté d’un groupe par l’abus d’un autre. Ainsi, si les enseignants ne se sentent pas libres d’enseigner comme ils le souhaitent, ce serait la faute aux élèves, qui abusent, dont le comportement serait inacceptable. En bref, les élèves auraient trop de libertés… On retrouve bien ici cette vieille conception bourgeoise et individuelle de la liberté qui ne peut se représenter la liberté des uns que contre celle des autres.
Cela fonctionne évidemment tout aussi bien entre les parents et enseignants ; aux uns et aux autres, on fait ressentir que la limitation de liberté de l’autre groupe pourrait accroître celle de son groupe. Bien entendu, il n’en est rien. Toutes ces libertés ou plutôt tous ces dénis de liberté sont solidaires et la régression des uns entraîne la chute des autres.
L’école n’apprend pas le pouvoir mais son renoncement ; tout à l’école nous pousse à la dépossession de tout pouvoir d’agir. Le climat de peur de tout risque qui s’installe, soigneusement entretenu, encourage à limiter au maximum les déplacements, l’expérimentation, la responsabilisation, l’autonomie et l’apprentissage du risque par les enfants. Ainsi, les initiatives s’autocensurent, les projets se formatent selon des modèles « standards » et sans valeur.
Tout concourt à encourager les parents à se cantonner hors de l’école et à guetter la faute, le litige, la procédure.
Tout concourt à refuser à l’enfant une éducation digne de ce nom et à le laisser vivre dans la plus grande solitude, à l’extérieur de l’école, et sous forme de dangers les expériences dont il a besoin et qu’on lui refuse.
Face à la dépossession du temps de l’école par les programmes et l’évaluation, de son espace par les mesures sécuritaires et de
prétendus protection et contrôle des
personnes, il existe pourtant une autre voie qui se proposerait de donner du pouvoir aux acteurs.
Il s’agit évidemment d’en passer d’abord par la réappropriation de l’école, de son espace et de son temps. C’est un acte fondateur qui permet d’affirmer des libertés nouvelles ; cette école est à nous, à tous ces acteurs ; il nous revient à nous de l’organiser et de lui donner vie.
Ce temps, cet espace, nous allons nous donner le pouvoir de les aménager pour les mettre au service d’une autre entreprise d’émancipation.
L’école doit pouvoir devenir le lieu de ce « nous », qui permet également le « je » dans la négociation et le conflit nécessaire.
De cette appropriation initiale, tous les pouvoirs découlent et surtout ceux qui rentrent pleinement dans le champ de l’école : le pouvoir d’écrire, de parler, de s’organiser, de construire, de produire, de prendre des décisions et de les tenir.
Cette voie pour l’école est ouverte et connue, c’est celle de la pédagogie Freinet, mais les acteurs qui s’y emploient sont de plus en plus menacés, notamment par leur propre hiérarchie, mais aussi souvent par l’extension du pouvoir municipal dans les domaines du social, de l’éducation et de la sécurité.
Seule une nouvelle alliance des acteurs peut mettre en échec l’actuel recul des libertés et de l’apprentissage des pouvoirs à l’école ; chaque fois qu’une école s’ouvre aux parents, se détermine de l’intérieur, reconnaît et valorise la pleine participation des enfants et de tous ses acteurs, chacun apprend en même temps à retrouver du pouvoir sur soi, à développer ses capacités et à en faire des outils d’émancipation.

Laurent Ott