Effondrement ou détournement ? L’île et l’idéologie catastrophiste

mis en ligne le 15 juillet 2010
Les problématiques de surpopulation, de manque de ressources et de ruine ont été récemment traitées par l’essayiste américain Jared Diamond. Son ouvrage intitulé Effondrement dégage cinq facteurs provoquant l’effondrement d’une société 1 :
1. Des dommages environnementaux.
2. Un changement climatique.
3. Des voisins hostiles.
4. Des rapports de dépendance avec des partenaires commerciaux.
5. Les types de réponses apportées par la société selon ses valeurs propres.
Diamond fonde sa réflexion sur des exemples majoritairement insulaires (Île de Pâques, Pitcairn, Henderson, Tikopia, Islande, Groenland, Haïti, Madagascar, Japon…). Il ne prend que quelques cas sur les continents (Montana, Anasazis, Rwanda, Chine, Australie…).
Malgré quelques contre-exemples comme celui de Tikopia (Mélanésie), l’impression générale qui se dégage d’Effondrement, c’est que plus l’île est petite, plus elle est fragile, que plus une société vit sur une petite île, plus elle est menacée par la dégradation écologique. En outre, la multiplication d’îles en difficulté, d’effondrements locaux, d’espaces insulaires réels ou métaphoriques (le Rwanda pris comme exemple), déboucherait sur l’effondrement global. Mais un tel raisonnement est contestable.
Prendre l’effondrement de petits espaces souvent situés dans le passé et l’appliquer à de vastes sociétés continentales contemporaines – pour ne pas dire à la société mondiale/globale – constitue un changement d’échelle à la fois dans le temps et dans l’espace. Mais le passage de l’un à l’autre est-il pertinent, est-il même démontré ? En réalité, Jared Diamond ne le justifie pas vraiment, ce qui pose problème. C’est comme si on analysait la situation d’une petite ville de province et qu’on la calquait sur une mégalopole, sans dire comment ou pourquoi. Cela n’est pas sérieux. Le monde n’est pas l’addition de petits écosystèmes insulaires.

Jared Diamond, de la sociobiologie au catastrophisme
L’approche particulière et contestable de Jared Diamond s’explique. En tant que biologiste, il a travaillé sur la biogéographie insulaire avant son best-seller. Il s’appuyait sur la théorie de l’équilibre dynamique insulaire proposée par l’écologue Robert MacArthur et par le sociobiologiste Edward O. Wilson. Cette théorie, qui utilise un modèle mathématique expliquant l’évolution des espèces en milieu insulaire, a d’abord été saluée par les écologues lors de sa création dans les années 1960, puis de plus en plus critiquée, y compris parmi ses premiers adeptes. Dans Effondrement, Jared Diamond n’en parle pas, mais son addition d’îles pour faire un ensemble participe de la même méthode.
Ses arguments sur l’isolement et l’éloignement insulaire sont toutefois édulcorés. Diamond insiste davantage sur le troisième facteur, l’échange avec une métropole et/ou d’autres sociétés. Son analyse d’Hispanolia, île coupée en deux avec des destins si différents entre Haïti et la République dominicaine, échappe ainsi au déterminisme géographique ou écologique.
Jared Diamond fut un partisan de la sociobiologie. Cette théorie, incarnée par l’un des auteurs de la théorie de l’équilibre dynamique insulaire, Edward O. Wilson, considère que les gènes déterminent largement, sinon totalement, le comportement des individus et des sociétés. Pour Wilson, « les gènes tiennent la culture en laisse ».
Dans Effondrement, Jared Diamond ne se réfère pas à la sociobiologie. Il se montre plus nuancé, et moins déterministe, que dans certains de ses ouvrages antérieurs comme De l’inégalité parmi les sociétés (2000), traduction incroyable et hautement significative du titre anglais de Guns, germs, and steel (1997).
La méthode d’additionner les îles pour faire un ensemble ressemble également à la fallacieuse conception de « l’empreinte écologique », formulée notamment par Wackernagel et Rees. Celle-ci raisonne en effet sur le module à la fois statistique et conceptuel des États-nations comme constituant autant d’îles, module parfois rétro-appliqué à une simple commune. Elle ignore les échanges existant entre les économies dites nationales ou les communes. Elle fonctionne stupidement sur le principe de l’île autosuffisante. Outre des problèmes méthodologiques sérieux (sur la prise en compte des forêts et des océans, par exemple), elle donne ainsi des résultats curieux puisque grâce à sa grande superficie, le Brésil dispose d’une empreinte écologique positive, contrairement à Singapour.

L’île de la fin des temps
La notion de « surpopulation » présente dans Effondrement ainsi que dans la théorie de MacArthur et Wilson pose problème. La « démographisation » de la question sociale est en effet lourde de nombreuses dérives, comme on le sait depuis Malthus. On peut même dire que l’île constitue le prototype du raisonnement malthusien centré sur l’espace fini dans tous les sens de ce terme, condamné à l’asphyxie par manque de ressources propres ou mauvaise gestion de celles-ci, et sur la négation de tout échange économique ou de la possibilité d’améliorer le rendement des ressources en question. Pourtant, on peut parfaitement inverser le raisonnement ainsi que la politique menée.
Plus largement, les petits espaces insulaires constituent les objets privilégiés et idéaux de la théorie catastrophiste écologiste qui est l’un des nouveaux avatars de la pensée dominante. Fondée sur des interprétations variées de constats scientifiques, minimisant ou niant même les débats parfois houleux entre scientifiques, y compris sur la question du « réchauffement global », celle-ci renvoie à la diffusion actuelle de diverses prophéties (prétendu effondrement du capitalisme, choc des civilisations, décadence de l’Occident, fin des utopies…).
De filiation religieuse (le Déluge, l’Apocalypse de Jean, le messianisme, le millénarisme…), même sous une apparence laïque, elle cultive la confusion des responsabilités (celle du simple citoyen étant mise sur le même pied que celle des grandes entreprises ou des gouvernements), la culpabilisation et la peur, la peur dont on sait depuis longtemps qu’elle n’est pas forcément conseillère et qu’elle est l’attribut des régimes dictatoriaux.

Le mythe de l’île engloutie
L’île est sous les projecteurs des problématiques environnementales actuelles. Nul n’ignore en effet les menaces pesant sur les îles plates ou coralliennes menacées par une montée des eaux qui aurait été provoquée par le « réchauffement global ». Pour plusieurs observateurs, la violence et la fréquence accrues des typhons se jetant sur les îles tropicales obéiraient aux mêmes causes.
Le niveau d’alerte est même placé très haut comme le révèle un titre récent de la presse : « Climat : le cri d’alarme des États insulaires, à l’Onu, l’alliance qui regroupe quarante-deux petites îles [Aosis, Alliance of Small Islands States] a qualifié de “génocide silencieux” les effets du réchauffement 2 ».
L’incertitude ou la simple prudence scientifiques sont souvent balayées. L’évaluation des modifications du niveau de la mer au cours du xxe siècle oscille pourtant entre centimètres et millimètres selon les chercheurs (de 10 à 20 cm selon le Giec). Les prévisions sur sa future élévation varient selon plusieurs centimètres (de 9 à 88 cm selon le Giec pour la fin du XXIe siècle). Certains affirment que quelques centimètres seulement suffiront à la catastrophe. D’autres répondent que les tempêtes et les tsunamis sont bien plus dangereux. Les premiers rétorquent que la violence de ceux-ci est précisément liée au « réchauffement global ». Quelques-uns rappellent que le niveau de la mer varie nettement selon les endroits, et que s’il augmente actuellement dans certaines régions (océan Pacifique occidental, océan Austral), il diminue dans d’autres (Pacifique central et oriental, mer Baltique), notamment dans les régions nordiques à cause du rebond glaciaire 3.
La plupart des plages du monde subissent actuellement une érosion plus forte qu’avant, car privées d’un apport habituel de sédiments désormais stockés en amont par des barrages de plus en plus nombreux 4.
Les littoraux de certaines îles coralliennes semblent gagnés par la montée de la mer, mais les causes de ce phénomène peuvent être multiples et complexes. La destruction de la barrière corallienne ou la construction de certains aménagements ont en effet des conséquences négatives à plus ou moins long terme. À Tuvalu, le corail a été exploité pour construire des pistes d’atterrissage, des digues et une dizaine d’autres projets au cours de la Deuxième Guerre mondiale. La population, en croissance constante (2 000 habitants en 1980, 4 500 en 2004), a en outre ponctionné des roches. Les experts et les observateurs sont en désaccord pour y évaluer l’évolution du niveau de l’océan, et sur les causes 5.

C’est toujours l’autre qui a tort
Pour masquer une négligence locale dans la gestion de la ressource, il est alors tentant d’en appeler à une responsabilité globale comme le « réchauffement climatique » ou « El Niño ». Saufatu Sapo, Premier ministre de Tuvalu, déclare ainsi en 2003 que le réchauffement de la planète constitue une menace qui s’apparente à une « forme de terrorisme lente et insidieuse ». Les médias évoquent désormais les « réfugiés climatiques » et les « naufragés de l’archipel de Tuvalu 6 ». Certes, les habitants de Tuvalu émigrent de plus en plus, vers la Nouvelle-Zélande par exemple, mais la croissance démographique et le manque de terres en sont probablement aussi responsables que l’ampleur des hautes marées.
Aux Maldives, dont le président Abdul Maumoon Gauyoom est à l’origine de l’Aosis, les tempêtes et les tsunamis ont causé de nombreux dégâts, mais une élévation significative du niveau marin n’y est pas avérée. Cela n’empêche pas tel reportage de titrer « Une peur bleue, l’archipel des Maldives menacé par la montée des eaux », et malgré les preuves du doute qu’il fournit lui-même 7 !
Sous l’angle du catastrophisme, l’île serait donc à la fois un modèle et une victime. D’île-laboratoire utopique et bienveillante au XVIIIe siècle (les expérimentations et protections de Pierre Poivre et des physiocrates) ou au XIXe siècle (élaboration des théories de Darwin ou de Wallace à partir des écosystèmes insulaires), elle deviendrait la sentinelle alarmiste du XXIe siècle pour le développement durable. L’engloutissement des Seychelles, des Maldives ou de Tuvalu ne ferait que préfigurer une nouvelle eschatologie.

Une réflexion politique qui tourne court
Jared Diamond ne va pas toutefois jusqu’au bout de sa logique 8. Certes, il affirme à un moment que « le destin d’une société est dans ses propres mains et dépend substantiellement de ses propres choix » (p. 341). Mais il donne lui-même suffisamment d’exemples prouvant que le destin en question est surtout dans les mains d’un petit groupe de dirigeants, et que celui-ci n’est même pas entièrement libre de choisir car il est pris dans une logique de compétition pouvant l’amener à sa propre perte.
Si ce dernier constat est particulièrement valable dans les petites îles (Pâques…) ou dans certains autres cas (le jusqu’au-boutisme de Hitler ou des militaires japonais, par exemple), le destin des uns comme des autres n’enlève pas le triomphe d’un vainqueur, ou d’un groupe de vainqueurs, qui impose à son tour sa logique au monde. L’île ne disparaît pas, contrairement à l’Atlantide ou à Mu, autres mythes prégnants dans le discours environnemental catastrophiste. Elle se recompose. L’île effondrée de Pâques aboutit ainsi dans l’escarcelle des colonisateurs européens, puis du Chili.
Le court-circuit du raisonnement politique de Jared Diamond est patent dans son exemple du Montana. Là, il décrit très bien les dégâts causés par la pollution issue de l’activité minière, les problèmes causés par la déforestation, il évoque même l’appât du gain, les difficultés sociologiques entre anciens et nouveaux arrivants, le refus des uns comme des autres de procéder à une véritable planification du sol ou des activités économiques.
Mais il n’explore pas la piste de la propriété privée et d’une démocratie atomisée comme causes tant locales que globales de cette situation. À la place, il se contente de stigmatiser les revenus « extérieurs » (sic) qui font vivre une grande partie des habitants du Montana (Sécurité sociale, Medicare, Medicaid, etc., p. 106-107). Et il glose sur l’absence de conscience environnementaliste chez l’homme, un discours biaisé et interclassiste bien dans l’air du temps.

Effondrement et Koh-Lanta
Considérer la société insulaire comme un acteur unique et atomisé, livrée seule à son milieu, sans connexions avec le reste du monde et sans contradictions internes, est réducteur. Cette approche n’est pas nouvelle.
On la trouve dans la littérature occidentale dès le XVIIIe siècle. Elle culmine avec ce qu’on peut appeler le « syndrome de Robinson Crusoé » où, pour survivre, l’individu doit tout faire, tout choisir, tout gérer, tout seul en un lieu donné, où il doit dédaigner l’indigène, ou bien composer avec lui, pour reconstituer sur place et à l’identique un monde européen, malgré les difficultés ou la stupidité d’un tel projet.
Elle recoupe l’idéologie libérale de l’homo œconomicus souverain et atomisé, constituant autant d’îles personnelles dans l’archipel du marché tout puissant guidé par la « main invisible ».
On la retrouve sans peine dans les émissions de ladite « télé-réalité », comme Koh-Lanta en France ou Survivor dans le monde anglophone, ou encore Lost. Ces émissions sont obsédées par une posture social-darwiniste entre « gagnants » et « perdants », quasi naturalisée par la fusion que constitue le « groupe » opposant une espèce à une autre, de surcroît colorié à la limite subliminale du racisme (les Bleus contre les Rouges, par exemple), avec une préférence pour les îles tropicales beaucoup plus glamour. L’évolution de la série Lost vers un message biblique lourdingue confirme la dimension eschatologique sous-jacente au discours catastrophiste insulaire.
On comprend que le livre de Jared Diamond, surfant sur tous ces thèmes, a fait un tabac dans les médias avides de sensations, dans les milieux scientifiques pratiquant la surenchère catastrophiste et dans des milieux militants qui ont « oublié » son passé sociobiologiste. Le tout baigne dans une vulgate ambiante qui s’entête à poser des diagnostics souvent incomplets et des solutions inappropriées. L’anarchie des météores mérite mieux que les gourous ou les croyants.


1. Diamond Jared (2006) : Effondrement, comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie. Paris, Gallimard, 652 p., éd. or. Collapse, how societies chose to fail or succeed, 2005.
2. Le Monde, 23 septembre 2009, p. 4.
3. La fonte des grands glaciers préhistoriques provoque dans les régions concernées une dilatation de la croûte terrestre, comme un élastique, dont les effets sont encore perceptibles, croûte qui s’élève donc par rapport à la mer. Cazenave Anny (2006) : « Les variations actuelles du niveau de la mer : observations et causes ». L’Homme face au climat, Édouard Bard dir., Paris, Odile Jacob, 450 p., p. 85-101.
4. Paskoff Roland (1998) : Les littoraux, impacts des aménagements sur leur évolution. Paris, A. Colin, 260 p.
5. Allen L. (2004) : « Le réchauffement n’engloutira pas les îles Tuvalu mais… ». Courrier International, 726, p. 56.
6. Le Monde, 10 juin 2008, p. 3.
7. Cachon Sylvie (2002) : « Maldives, une peur bleue ». Télérama, 2744, août, p. 18-21.
8. Smith Richard (2005) : « Capitalism and Collapse : contradictions of Jared Diamond’s market meliorist strategy to save the humans ». Ecological Economics, 55, 2-1, p. 294-306.