Au banquet des banquiers

mis en ligne le 15 juillet 2010
Toutes les personnes qui ont lu Hard Times, Histoires orales de la Grande Dépression, ce superbe ouvrage de l’Américain Studs Terkel, ne manqueront pas de faire de nombreux rapprochements avec la crise systémique du capitalisme dans laquelle nous nous enfonçons un peu plus profondément chaque jour. Incidem-ment, cela nous permet de constater la fausseté d’une sentence formulée par un barbu célèbre du nom de Karl Marx : « L’histoire se répète toujours deux fois. La première en tragédie, la seconde en farce », car les temps à venir auront fort peu à voir avec du badinage, pas plus qu’avec le répertoire de l’opéra-bouffe.
Un peu comme si la traversée de l’Atlantique lui avait donné un supplément de nocivité, la crise des subprimes de 2008 enclenche dans la vieille Europe le cycle suivant : crise financière privée → crise des finances publiques → crise monétaire… et qui sait, pour couronner le tout, peut-être crise politique dans un ou plusieurs pays du continent ?
Nouriel Roubini, professeur à l’université de New York, fut l’un des premiers à prédire la survenue de la tempête financière de 2008. Dans le quotidien vespéral des marchés du 7 juin 2010, il livrait son point de vue par rapport aux mutations en cours – ou prévisibles – de ladite crise : « Compte tenu du choc intervenu au cours des trois derniers mois, si l’économie n’entre pas techniquement en récession, la croissance sera proche de zéro, les Bourses vont continuer de chuter, les coûts de l’emprunt vont augmenter, les liquidités manquer, la confiance des investisseurs, des entreprises, des ménages se détériorer. La croissance déjà anémique le sera plus encore. » Nouriel ouvre le Roubini de ses oracles pour nous signifier les terribles souffrances que nous endurerons… sauf si nous acceptons une thérapie de choc préventive : « Augmenter les impôts et réduire les dépenses est socialement douloureux. Mais quelle est l’alternative ? […] L’austérité n’est pas une option facultative. » L’air de pas y toucher, la dialectique portant dans ses plis rhétoriques l’enseignement de la soumission est d’autant plus redoutable quand elle sort de la bouche d’un tel « porteur de vérité », surtout que le madré personnage conforte la pseudo-neutralité de son discours en reconnaissant que « la mise en place de plans de relance keynésiens pour éviter que la récession ne se transforme en dépression a fait basculer l’amas de dettes privées vers le secteur public. Nous avons socialisé les pertes du secteur privé. Et nous sommes dans une zone dangereuse ».
Dans un genre très différent – celui qui consiste à cultiver le déni –, les mandataires des marchés financiers et/ou leurs porte-voix font dans un style beaucoup plus direct pour arriver aux mêmes conclusions que l’analyste- devin de New York. En effet tous ces jeanfoutres tentent d’imposer la vision suivante : la cause de l’actuelle crise de la dette publique a pour cause le laxisme des gouvernements.

De l’usage – très intéressé – des prophéties autoréalisatrices
Les marchés financiers (lire : les banques d’investissement, sociétés de gestion d’actifs, investisseurs institutionnels, assureurs, hedge funds) et les agences de notation gueulent à tout va qu’un nombre croissant d’obligations souveraines sont à haut risque, ce qui conduit les investisseurs à vendre ces obligations, précipitant une crise de la dette dans la zone euro.
L’astuce suprême, pour une kyrielle d’adorateurs de Saint Fric qui se dissimulent habilement dans le conglomérat mouvant des « marchés financiers », consiste à vendre des titres qu’ils ne possèdent pas, dans l’espoir qu’au moment où il faudra vraiment les livrer à l’acheteur, leurs prix auront baissé, avec pour conséquence de ramasser un bon paquet de flouze sur cette différence, vu qu’il est bien connu que quand beaucoup de spéculateurs vendent en même temps, les prix ont effectivement tendance à baisser puisque l’offre est frappée d’obésité à ce moment-là.
Développez en toute légalité des activités spéculatives sur une grande échelle, et alors la gloire et l’argent seront au rendez-vous, car tel est le juste dû qui vient récompenser les « grands génies de la finance ». Certes la technique des « ventes de découvert à nu » (naked short selling) vient d’être suspendue par le gouvernement allemand, mais ni Merkel ni Sarkozy n’y changeront rien : les spéculateurs continueront avec toujours plus de constance et d’inventivité à miser sur le fait que la zone euro tombera durablement dans la récession, ce qui ne permettra pas aux États de réduire leur endettement, mais, tout au contraire, les obligera à emprunter à des taux fortement usuraires.

Très mal, trop peu, trop tard
Seuls les sots peuvent penser que les spéculateurs seront rassasiés après s’être gavés sur le dos du peuple grec soumis à une diète effroyable. L’Espagne, le Portugal, l’Irlande, etc., peuvent numéroter leurs abattis, d’ailleurs les rires des hyènes de la finance qui rôdent dans leurs contrées sont audibles dans toute l’Europe. De leur part, attaquer en premier la dette souveraine du pays réputé le plus vulnérable fut de bonne guerre si l’on songe qu’aucun dispositif préventif de solidarité financière entre les États européens n’existait dans les textes fondateurs de la zone euro. Bien pire encore, la BCE, cramponnée jusqu’au fanatisme à son dogme, fit passer le message suivant : « Les Hellènes n’ont qu’à aller se faire voir chez les Grecs s’ils ne sont pas contents », réitérant ainsi sa décision de ne pas racheter de la dette souveraine sur le marché secondaire, ce qui, forcément, décupla encore plus l’appétit des grands fauves de la spéculation financière.
Alors, sentant que le feu risquait d’embraser la plaine entière jusqu’au point de venir lécher les murs de leurs châteaux, les dirigeants de la désUnion européenne sortirent de leur chapeau LE plan de stabilisation censé servir de répulsif pour tenir à distance les carnassiers excités par l’odeur du sang de leurs futures victimes.
Le plan en question se monte à 750 milliards d’euros dont voici le détail :
. 60 milliards d’euros de concours de l’UE directement mobilisables,
. 250 milliards d’euros qui seront apportés – si besoin – par le FMI,
. 440 milliards d’euros relevant d’un fonds de garantie abondé par les États européens.
Notons également que la BCE pourra intervenir directement dans les marchés pour des prises de titres publics (quantitative easing).
Observons qu’avant de construire cette ligne Maginot, les gouvernements européens ont soutenu les Grecs comme la corde soutient le pendu. En effet, ces singuliers secouristes empocheront une jolie marge sur les capitaux qu’ils ont débloqués pour « sauver la Grèce » mais surtout pour sauvegarder les intérêts des investisseurs (banques, fonds et créanciers européens). Les travailleurs grecs sont furieux ? Il n’y a pas de quoi en faire un drachme brament les saigneurs qui les invitent à adopter sans regimber des mœurs spartiates.
Telle est la non-morale de l’histoire. L’impudeur étant notée AAA chez les banksters, les marchés financiers – grâce à la honteuse complicité de nos dirigeants (pouah !) – osent se transformer en Pères Fouettard pour punir des États jugés mal gérés et chroniquement impécunieux.
Les mains sur la couture du pantalon, les gouvernements européens font assaut de servilité pour « vendre » aux ressortissants de leurs États l’« impérieuse nécessité de l’austérité ».
En psychiatrie, on qualifierait de schizophrénie la pathologie qui provoque des troubles du comportement aussi inquiétants chez ces individus. Eh oui, les mêmes qui se targuent d’insuffler un surcroît d’énergie à des économies atteintes de langueur, mettent en branle des traitements de chocs sociaux si brutaux qu’ils réduiront à néant toute perspective de dissiper le climat d’atonie caractérisant la machinerie économique des pays qu’ils dirigent, juste après les… banquiers, bien sûr.
Au demeurant, n’importe quel crétin fabriqué par une école de commerce – donc ne pouvant être suspecté de vouloir décocher une flèche trempée dans le curare au système capitaliste – sait que pour sortir du piège de la dette, il faudrait un taux nominal de PIB supérieur au taux d’intérêt, ce qui ne saurait être le cas sans une augmentation significative de l’activité vitaminée par une certaine dose d’inflation.
L’évocation d’un tel scénario suffit à elle seule à provoquer des cauchemars chez des banquiers de l’espèce Trichet pour qui la BCE – en tant que banque centrale indépendante – doit orienter quasi exclusivement la politique monétaire vers la maîtrise de l’inflation, comme le prescrit l’« impayable » traité de Lisbonne (art. 127). Inversement, les violentes saignées infligées au plus gros du corps social, autrement appelées plans de rigueur – qui vont ravager les pays de l’Union européenne –, font chavirer le cœur de ces Torquemada de l’orthodoxie budgétaire libérale.

Derrière le rideau de la dette publique…
Les éditocrates et autres folliculaires stipendiés par les puissants tirent à boulets rouges sur les « déficits ». Comme le dit avec son habituelle causticité Frédéric Lordon (le 26 mai 2010 dans le blog du Diplo) : « Les ennemis (amis) de la dette n’aiment rien tant que prendre le problème “des déficits” du côté de la dépense. Jamais des recettes. Ce serait pourtant intéressant. Car la défiscalisation systématique apparaît comme l’un des caractères structurels les plus robustes du néolibéralisme. » Or quand Lordon formule une assertion, il l’étaye toujours d’exemples concrets et vérifiables. Cédons-lui à nouveau la parole : « Avant qu’il ne prenne la présidence de la Cour des comptes, Didier Migaud, député socialiste pour une fois utile, avait attiré l’attention sur une discrète mesure exonérant les entreprises de toute taxation sur les plus values réalisées sur la cession de leurs diverses participations. Tarif : 20 milliards d’euros. […] La Cour, qui aime à fouiller dans les coins, mentionne également que les projets de loi de finance (PLF) de 2009 et 2010 manquent à mentionner des “dépenses (fiscales) occultées” (antérieures à 2006) dont le total est de… 145 milliards d’euros – 7,5 points de PIB, et l’équilibre budgétaire est rétabli haut la main ! » Une dernière pour la route, manière de faire monter en nous l’adrénaline en fixant droit dans les yeux les riches et tous leurs portes-flingues ? Bien, allons-y : « La révolution antifiscale a pour double propos délibéré et de les réenrichir et de ramener les pauvres à leur solitude (“leur responsabilité individuelle”) en démantelant du même coup les régulations de l’État-providence (puis de l’État tout court). La stratégie déployée pour parvenir à ce double objectif s’est même donné un slogan : affamer la bête ! (starving the beast !). La “bête” bien sûr, c’est l’État, dont le dépérissement sera organisé par un processus méthodiquement conduit d’attrition fiscale : commencer par le priver de ses recettes pour forcer l’ajustement de ses dépenses. »
Effectivement, la grossière instrumentalisation de la dette publique s’inscrit dans la continuation de la démolition de l’État social à la française, étant entendu que ce vocable signifie l’articulation des services publics et de la protection sociale. Le système capitaliste – le modèle fordien –, veillait à ce que la part de la valeur ajoutée accordée aux salariés soit suffisante pour leur permettre de consacrer l’essentiel de leurs revenus à acheter les produits issus de la location de leur force de travail. Le capitalisme financier, surtout depuis que fut prise la décision d’autoriser la libre circulation des capitaux, ne cesse d’exiger des niveaux de rentabilité absolument démentiels sur le capital qu’il translate dans les différents domaines de la sphère productive de la société, ce qui a pour conséquence directe d’accélérer le processus de la déflation salariale et, par effet mécanique, d’amener les « pue la sueur » à goûter aux charmes mortifères de l’endettement pour compenser artificiellement la dégradation de leur pouvoir d’achat.
Le domaine – pourtant immense – de l’économie réelle ne suffisant pas aux requins de la finance pour assouvir l’intégralité de leurs pulsions carnassières, ces bankdits inventèrent des mécanismes extrêmement complexes pour faire pisser davantage de fric aux capitaux qu’ils manipulaient… tout en n’en possédant qu’une simple partie, et tout ça pour les « brillants » résultats que nous savons et surtout subissons !
À supposer que l’on nous demande de résumer brièvement une histoire aussi consternante, nous la résumerions ainsi : jusqu’à la fin des années 1980, tous les salariés étaient pressurés – à des degrés divers et sous des formes variables – par un patron. Concomitamment, l’État protégeait les intérêts des possédants sous prétexte de la nécessité de préserver la paix sociale. À partir des années 1990, le monde de la finance a exhibé de plus en plus fréquemment sa sale gueule pour mieux enfoncer ses crocs dans les richesses que nous produisons. L’État jouait le rôle de vigile pour les patrons ? Fort bien, il continuerait plus que jamais à surveiller la chiourme, mais son appendice gouvernemental améliorerait ses fins de mois en jouant au petit porteur des dépêches des banksters.

La pensée politique plombée par l’économisme
Dire que l’économisme a largement colonisé le champ de la pensée politique est un lieu commun. De cette terrible réalité il ressort que, pour un grand nombre d’esprits – pourtant honnêtes –, les mots PIB, croissance, progrès économique, etc., semblent être les éléments majeurs qui structurent leurs réflexions, puis leurs propositions. Bien qu’ils s’en défendent âprement, grande est leur difficulté à masquer leur nostalgie du capitalisme d’après-guerre en ce qu’il pouvait être caractérisé par une croissance continue et vigoureuse, des droits sociaux consistants et une évolution à la hausse des conditions de vie des travailleurs, à l’exception majeure, précisons-le avec force, des pays dits du « tiers-monde » puisque le pillage de leurs ressources était une des conditions pour permettre la « croissance pour tous » du… seul monde occidental.
Beaucoup de cerveaux – hélas ! – ont fusionné les mots productivisme et progrès. Cette remarque vaut pour une majorité de personnes revendiquant leur appartenance à la gauche, pareillement pour d’autres qui garnissent les rangs des altermondialistes, sans oublier les pourfendeurs des « adeptes du retour à la bougie » que l’on trouve à l’occasion dans la micronébuleuse des libertaires, voire très marginalement – fort heureusement ! – chez les anarchistes.
Urgemment, le camp du travail doit s’opposer frontalement aux différentes mesures d’austérité qu’on veut lui imposer. Toutes ces escroqueries ne sont que des paravents destinés à masquer des offrandes supplémentaires offertes à la cruelle déesse de la compétitivité.
Le camp du travail trouvera des raisons supplémentaires de se débarrasser du système capitaliste lorsqu’il réalisera davantage que le productivisme lui est ontologiquement lié, ce qui, en sus de l’exploitation intensive qu’il exerce sur l’immense majorité des Homo sapiens, accélère également le changement climatique et aggrave la crise écologique globale et, par là même, plombe autant le présent que l’avenir du genre humain et de l’ensemble des êtres vivants avec qui nous partageons la même planète.
Au fait, si d’aventure votre chemin vous amène à croiser des experts voulant vous faire accroire que l’avenir sera radieux pour tout le monde si nous nous en remettons tous à la science – nouvelles techniques et/ou technologies –, giflez-les. Probablement ces charlatans vous auront-ils pris pour un homo œconomicus, alors que vous êtes un individu qui n’a pas subi de lobotomie et qui a résisté aussi à la machine à décerveler qu’est l’idéologie dominante.