L’antiterrorisme pour criminaliser les révoltes

mis en ligne le 9 septembre 2010
1603StaatComme l’expliquent les auteurs de L’Insurrection qui vient, c’est en apparence au nom de la liberté – mais surtout de son prétendu corollaire, la sécurité –, que depuis l’automne 2001, des « assassinats ciblés » et « des opérations spéciales » ponctuent la fameuse « guerre contre le terrorisme ». Dans le but de maintenir une illusion de démocratie pourvoyant au bien-être du plus grand nombre, des lois dites « antiterroristes » ont été votées et prestement appliquées. Tout est légal, « circulez, il n’y a rien à voir ». Si vous insistez un peu, estimant par exemple que votre simple statut de citoyen pourrait vous permettre d’assister aux opérations de police qui se déroulent sous vos yeux, la machine juridico-policière peut maintenant vous broyer (voir l’excellent film d’Emmanuelle Cuau, Très bien, merci, sorti en 2007).
En France, l’affaire de Tarnac est devenue emblématique, depuis 2009, de cette législation coercitive permettant de réprimer de façon arbitraire celles et ceux qui, par leur engagement, risqueraient de remettre profondément en cause la société. De longues périodes de détention provisoire attendent toute personne dont l’État estimerait qu’il ou elle pourrait avoir une inclination pour un mode d’action violent ou simplement subversif. La police politique se tient prête à analyser tous vos écrits, sur internet ou ailleurs, pour y déceler des velléités d’insurrection.

Une attaque des révoltes étudiantes
En Autriche, trois étudiants ont été détenus à la prison de Josefstadt, à Vienne, du 6 juillet au 23 août 2010 (un quatrième a été arrêté le 20 juillet et libéré au même moment). L’instruction suit son cours, même si les étudiants ont été relâchés. Ce qu’on leur reproche ? Tout simplement d’être éventuellement liés à un incendie de poubelles, le 27 juin dernier, devant un bureau de l’AMS, le « Service du marché du travail », l’équivalent autrichien de Pôle emploi. L’incendie semble avoir des motivations politiques puisqu’une page internet du site Indymedia l’a revendiqué, avec une vidéo de l’incendie rapidement mise en ligne. Il s’agirait, selon cette revendication, d’un combat contre l’AMS, désigné comme « entreprise disciplinaire » préparant les travailleurs à des « situations d’exploitation de type capitaliste ». Toujours est-il qu’à ce jour aucun indice ne laisse penser que les étudiants arrêtés soient responsables de cet incendie (ni les inculpés ni leur avocat n’ont d’ailleurs accès au dossier d’instruction). Le parquet évoque toutefois les paragraphes 278a et b du code pénal, visant respectivement les « organisations criminelles », les « groupes terroristes ». Plus précisément, ces paragraphes concernent toute personne qui, « dans le cadre d’une orientation criminelle [de leur groupe], commet un acte répréhensible ou participe d’une façon ou d’une autre, à la mise à disposition d’information ou de biens ».
Deux des étudiantes arrêtées étaient connues pour leur engagement dans le grand mouvement de révolte qui a agité les universités autrichiennes à l’automne 2009 (cf. Le Monde libertaire, 19 novembre 2009, p. 16-17). L’une des deux avait réalisé, au sein d’un collectif étudiant, un film intitulé Reclaim Your Imagination, présenté en mars dernier au principal festival du film autrichien : « Nous nous considérons comme un collectif d’étudiants qui est né pendant les mouvements de protestation au sein des universités. Nous nous posons la question de savoir si l’utopie peut être vécue. Que se passe-t-il lorsque des situations sans structure hiérarchique (top-down) sont créées ? Y a-t-il une vie juste dans le faux ? »
Du peu d’informations officiellement transmises par le parquet, il apparaît que les étudiantes ont été mises sur écoute et suivies, bien avant l’incendie de poubelles. À quel titre ? De quel droit ? Là encore seuls les paragraphes 278a et b du code pénal, concernant la lutte antiterroriste, sont évoqués. Durant leurs six semaines d’emprisonnement, leur droit de visite a été fortement réduit : alors que normalement tous les détenus disposent de deux parloirs hebdomadaires de trente minutes, ce droit a été restreint car seuls les membres proches de leurs familles étaient autorisés à leur rendre visite, à condition qu’ils n’aient pas de liens avec des groupes « extrémistes ». Les conditions de détention sont particulièrement dures en été car dès 14 h 45, les détenus sont enfermés dans leur cellule jusqu’au lendemain matin. Tout ça pour deux poubelles allumées, et au mépris de la plus élémentaire présomption d’innocence.

Une utilisation de plus en plus fréquente du paragraphe 278
Depuis février 2010, treize militants de la cause animale sont accusés, selon le paragraphe 278a, d’appartenir à une organisation « terroriste ». Parmi eux, cinq militants de l’association VGT (Association contre les usines animales) se sont vus reprocher d’avoir mené une campagne classique, essentiellement dirigée contre les élevages en batterie et les magasins de fourrure, qui a pu inciter d’autres militants à entreprendre des actions violentes ! L’affaire remonte à 2007, lorsqu’une section spéciale de la police les a suivis, les filmant à leur insu et plaçant des émetteurs sur leurs voitures. En mai 2008, trente perquisitions ont été menées par des policiers surarmés, masqués, qui pensaient sans doute débusquer Ben Laden et ses lieutenants… Le procès dure depuis deux mois, les treize inculpés risquent jusqu’à cinq ans de prison.
Avec l’arrestation des étudiants, quelques rares voix se sont fait entendre. Des « autonomes » ont par exemple organisé une manifestation le 22 août, où l’on n’a compté qu’une petite centaine de personnes. Les mots d’ordre étaient assez primaires, « L’État est l’organisation criminelle », « Notre passion pour la liberté est plus forte que toutes les prisons » ou encore « Contre les prisons, les camps, les frontières et la répression ». Dans le quotidien de centre gauche Der Standard, considéré comme l’équivalent du Monde en Autriche, des articles de fond ont été publiés à partir du 20 août et le 25, le philosophe allemand Peter Sloterdijk, qui enseigne à Vienne depuis 1993, s’est clairement solidarisé avec les étudiants. La réaction disproportionnée des forces de l’ordre et des magistrats n’est selon lui que « l’expression d’une tendance anti-libertaire qui se dessine actuellement dans les démocraties occidentales ». Il serait en outre « inquiétant » que des acquis importants, comme la présomption d’innocence, « soient ainsi abandonnés sans le moindre combat ».

Une connivence idéologique
Mais revenons à l’incendie des deux poubelles devant le Pôle emploi local. L’incendie de poubelle n’est pas un sport national en Autriche mais il se trouve que dans la nuit du 9 au 10 juillet, d’autres poubelles ont été incendiées au rez-de-chaussée d’un centre d’accueil de migrants, cette fois-ci à l’intérieur du bâtiment. Des fumées toxiques ont atteint le dernier étage et, aux dires des pompiers dépêchés sur les lieux, la vie des résidents était menacée. Sur les lieux, les auteurs ont dessiné des croix gammées et inscrit des propos racistes. Ils ont par exemple indiqué, sur un mur du palier du troisième étage, dans quels appartements se trouvaient les « Tschuschen » (en Autriche, ce terme injurieux désigne les étrangers de façon extrêmement péjorative). La police, arrivée avec les pompiers, semble n’avoir rien entrepris pour arrêter les néonazis présents. Quelques jours plus tard, un individu faisant partie de l’organisation Hammer­skins (dissidence la plus radicale de l’organisation Blood and Honour, groupuscule fasciste né aux États-Unis et assez implanté en Europe) a été interpellé. Il a été mis en examen, mais laissé libre… lui !
La comparaison est inévitable. Les néonazis autrichiens sont connus pour leurs exactions à l’encontre des étrangers. La campagne actuelle du parti d’extrême droite, le FPÖ, pour la défense du « sang viennois » aux élections régionales à venir (le 10 octobre à Vienne, ville qui est aussi un Land) ne peut que les y encourager. Dans bien des cas, la police les soutient ou dissimule leurs crimes. Pour mémoire, en 2008, pendant la Coupe d’Europe de foot, pour ne pas donner une mauvaise image du pays, un incendie criminel d’un centre de demandeurs d’asile, à Klagenfurt, avait été maquillé par les autorités et considéré comme accident. Un rapport d’experts a pu prouver que l’incendie avait bien été provoqué par de l’essence et non par une cigarette mal éteinte.
En Autriche, les « terroristes » ne sont pas les néonazis qui mettent le feu à des foyers d’immigrés, mais les cinéastes qui filment la révolte estudiantine. Il paraît donc préférable, si l’on met le feu à une poubelle en Autriche, d’ajouter quelques croix gammées pour ne pas risquer la prison !

Jérôme Segal