Les sacrifiés de « l’armée du crime »

mis en ligne le 1 octobre 2009
Il est impossible d’évoquer la récente sortie dans les salles de cinéma du film de Robert Guédiguian, l’Armée du crime, sans rappeler que nous assistons, en cette année 2009, à une vague de xénophobie d’état sans précédent depuis la période du gouvernement de Vichy. La descente de police dans la « jungle » de Calais, le 22 septembre 2009, n’en est qu’une des illustrations les plus visibles. Il n’en reste pas moins que les bons esprits vont voir ce film sans état d’âme, versant même une larme sur le sort de ces combattants étrangers qui avaient donné leur vie pour le pays de la liberté.
Il n’est pas dans notre intention de faire, ici, une chronique classique sur le film de Robert Guédiguian – la presse s’en est largement chargée. Il s’agit plutôt de tenter de décrire le climat politique et social dans lequel s’est déroulée « l’épopée », en fait ces immigrés, morts « en patriotes », comme le prétendra le PCF, ont mené une lutte largement dévoyée.
Si nous étions imbus des indispensables valeurs nationales qui font la gloire de tout citoyen normalement cocardier, nous pourrions dire que cette « armée du crime » a sauvé l’honneur de la France. Avec cette précision qui change tout : les combattants du groupe, dit Manouchian, étaient tous étrangers. Certains d’entre eux avaient combattu en Espagne, de l’été 1936 jusqu’à la défaite de janvier 1939. Presque tous étaient communistes et, s’ils ne l’étaient pas formellement, ils se gardaient bien de le faire savoir, par simple souci de sécurité. En effet, à cette époque, les anarchistes ou les trotskistes pouvaient craindre tout autant les staliniens que les flics de Vichy ou les guestapistes bien français.
Dès l’été 1941, après le début de la guerre entre l’Allemagne nazie et l’URSS, ces immigrés avaient sans tarder plongé dans la Résistance, et cela d’autant plus facilement que la majorité d’entre eux étaient déjà dans la clandestinité. Ils ne se trouveront que très rarement dans les maquis, où on était relativement à l’abri, mais en première ligne dans la guérilla urbaine. Ils seront dynamiteurs, incendiaires, feront dérailler les trains de munitions, tout en consacrant une partie de leur activité à supprimer des nazis de haut vol et quelques collaborateurs français.

Qui étaient ces étrangers ?
Comment ces groupes de combattants immigrés ont-ils pu se constituer en France ? Dès le début des années 1920, suite à la terrible saignée de la Première Guerre mondiale, la IIIe République avait fait appel, massivement, à la main-d’œuvre étrangère. Ce sera l’arrivée de dizaines de milliers de Polonais dans les bassins miniers du Nord - Pas-de-Calais ou de la région de Saint-étienne. De même, les travailleurs italiens se retrouvaient en grand nombre pour relancer l’industrie sidérurgique, en Lorraine. Dans le même temps, avec l’arrivée au pouvoir de régimes autoritaires, en Italie, en Hongrie, en Roumanie, en Pologne, puis en Allemagne, c’est par milliers que les opposants politiques chercheront un asile en France.
Dès la fin des années 1920, le PCF (encore un peu révolutionnaire) et la CGTU commencèrent à envisager l’organisation des travailleurs étrangers en groupes de langue. Ce sera d’abord le mouvement MOE (Main-d’œuvre étrangère), qui deviendra rapidement MOI (Main-d’œuvre immigrée). Ces groupes de langue auront pour vocation de lier ces étrangers aux luttes des travailleurs de ce pays, avec pour finalité de mieux les intégrer aux futurs combats révolutionnaires. Cela en un temps où l’URSS n’aura pas encore développé la théorie du « socialisme dans un seul pays ».
La période était difficile pour les travailleurs étrangers car les campagnes xénophobes s’étaient multipliées tout au long de ces années. Particulièrement après la crise de 1929. L’extrême droite maurassienne s’y étant largement employée, mêlant son rejet des étrangers à la haine des Juifs. Le point d’orgue sera atteint lors des décrets-lois Daladier du 2 mai 1936 instituant des quotas d’étrangers dans certains secteurs d’activité et créant, pour la première fois, une police des étrangers. Décrets-lois aggravés en novembre 1938 (après les accords de Munich de septembre 1938), prévoyant l’ouverture de camps de concentration pour les étrangers fauteurs de trouble. C’est l’époque où le ministre de l’Intérieur, Albert Sarraut, se laisse aller à proclamer « il faut débarrasser la France de la tourbe étrangère ! ». Il n’empêche, avec le Front populaire rapidement défunt, la MOI avait été mise en sommeil.
Nous l’avons souligné plus haut, nombre de ces militants étaient partis combattre dans les brigades internationales, où beaucoup laisseront leur vie. Les survivants se retrouveront dans les camps des Pyrénées, que la République française avait ouverts pour les y enfermer dès le mois de janvier. Ceux qui pourront s’en échapper, en profitant de la débâcle de juin 1940, seraient prêts à reprendre la lutte, mais nous sommes encore à la période du pacte germano-soviétique. C’est ainsi que le PCF, clandestin depuis l’automne 1939, ne poursuit de sa vindicte que le gouvernement de Vichy et les fauteurs de guerre impérialistes, c’est-à-dire les Anglais. Pas encore question de s’en prendre à l’occupant nazi ! Il faut bien respecter les choix stratégiques de Staline…
Pendant un an ces militants, qui ont rongé leur frein, ne peuvent qu’accueillir avec soulagement le déclenchement de la guerre entre l’Allemagne et l’URSS, le 22 juin 1941. En un temps où le PCF ne s’est pas encore remis de son soutien au pacte Hitler-Staline, les militants de la MOI sont déjà prêts pour le combat. Certes la plupart d’entre eux sont communistes, mais ils sont prioritairement antifascistes et n’ont qu’une hâte : mettre à bas les régimes autoritaires installés dans leurs pays respectifs.

Un melting-pot révolutionnaire
En quelques semaines, les militants MOI sont déjà aux avant-postes. Ainsi, lors de la manifestation organisée le 14 juillet 1941 à Paris, du Quartier latin aux grands boulevards, ils sont au premier rang et les policiers français vont arrêter six juifs polonais, cinq Arméniens, quatre Espagnols et trois Italiens. Dès le 11 juillet 1941, puis le 24 juillet, ce sont des groupes de combattants étrangers qui font dérailler des trains transportant des militaires allemands, en région parisienne. Ceux-là sont dirigés par un militant juif roumain, ancien des Brigades internationales, Wolf Boczov. Ce ne sont là que les premières opérations, et, dès le printemps 1942, les groupes de combattants étrangers vont se structurer en région parisienne. Ils constituent quatre détachements relevant directement de la direction militaire du PCF clandestin. Ce seront les groupes des FTP-MOI où se retrouvent des Roumains, des Hongrois, des Espagnols, des Polonais, des Italiens, des Arméniens et des Juifs de tous les pays de l’Europe de l’Est.
Les unités de la MOI parviennent peu à peu à monter de petits laboratoires où sont fabriqués des explosifs pour préparer des attentats contre des cibles prioritairement allemandes. Il faut noter que les femmes sont fortement impliquées comme agents de liaison, tout en étant chargées du transport des armes de petit calibre. C’est un combat désespéré et les pertes seront effroyables. Ce qui avait décidé la direction nationale des FTP à retirer les FTP français de la région parisienne dès le printemps 1942, repli terminé en juillet 1943. Ce sont les FTP-MOI qui ont eu la mission de poursuivre la lutte dans la capitale. Déjà ces combattants venus d’ailleurs commenceront à être seuls en première ligne, tout comme la Légion étrangère, qu’utilisait l’armée française.
À la fin de l’été 1943, lorsque Manouchian demande à la direction du PCF que son groupe puisse se replier en zone sud, c’est un refus net qui lui est opposé. Très clairement, il lui est signifié que les combattants communistes n’ont pas vocation à être « conservés dans la naphtaline ». En clair, ils doivent se battre le dos au mur alors qu’ils sont déjà filés par la police.
En province, les FTP-MOI sont également présents, comme à Toulouse avec la 35e brigade de la MOI. À Lyon, la compagnie Carmagnole est surtout constituée de juifs étrangers, tout comme la compagnie Liberté, à Grenoble, et à Marseille avec le détachement Maurice Korzec. Selon des données approximatives, l’ensemble des groupes armés FTP-MOI n’était constitué que d’une minorité de combattants actifs : environ 250 à Paris, 151 à Lyon, 34 à Limoges, 57 à Grenoble et 50 à Toulouse. Ce qui ne représente que peu de combattants de première ligne, mais il en allait de même pour la résistance purement française, qui se retrouvait surtout dans les maquis de la zone sud. Les uns et les autres étant tenus en suspicion par les services de la France libre.

Le traître de service
Il y a de fortes probabilités pour que le 2e détachement des FTP-MOI, dit « groupe Manouchian », ait été abandonné à son sort par la direction du PCF clandestin, à la fin de l’été 1943. Pour tenter de comprendre ce lâchage, il convient de noter que, le 15 mai 1943, Staline avait procédé à la dissolution de la IIIe Internationale. Comme en 1936, à l’époque de la politique des Fronts populaires, la directive est au rapprochement avec les bourgeoisies « progressistes » de chaque pays. D’où cette nécessité d’apparaître comme une force purement nationale. D’où la volonté de mise à l’écart des groupes de combattants étrangers. Dès lors, les FTP-MOI, qui opèrent essentiellement en milieu urbain, sont dos au mur. Nombre de combattants sont déjà connus de la police française, qui les suit avec la technique de la « longue corde ». Ce qui permet de remonter les filières. Tous ces étrangers sont d’autant plus en danger qu’ils sont bloqués à Paris. Ce qui ne peut que signifier leur arrêt de mort. Par ailleurs, il est significatif de noter que, depuis l’été 1941, les actions des FTP-MOI sont régulièrement magnifiées sur les ondes de Radio Moscou, en français, comme étant le fait de « patriotes français ».
Finalement et parallèlement au « lâchage » du groupe Manouchian par le PCF clandestin, la présomption est forte que les membres de cette unité aient été livrés à la police française par un des leurs, un juif polonais, Joseph Davidowicz. Arrêté avant les autres, il aurait livré ses camarades, peut-être sous la torture, avant d’être remis entre les mains de la Gestapo. Ce qui est étonnant, c’est que ce personnage tenait le rôle de commissaire politique chez les FTP-MOI. D’où la question, sans réponse à ce jour mais que l’on ne peut que se poser : Davidowicz avait-il reçu l’ordre de la direction militaire du PCF de livrer un groupe de combattants trop voyants à son gré ? Nous ne le saurons peut-être jamais ! Toujours est-il que Davidowicz sera relâché par la Gestapo. Il sera rattrappé par ses anciens camarades, condamné à mort et exécutés discrètement dans un petit pavillon de Bourg-la-Reine.
Au cimetière d’Ivry où ont été inhumés vingt-deux combattants fusillés le 21 février 1944, vingt et une tombes portent la mention « mort pour la France ». La tombe de Thomas Elek, qui avait dix-huit ans, est constituée d’une simple stèle, où sa mère avait fait inscrire « mort pour la liberté ».