Vergers

mis en ligne le 1 juin 1958
La grange, en plein soleil sur la butte, à midi jouait de l'accordéon avec ses murs blancs, s'élargissait… Son toit de tuiles rouges dansait avec, comme le sol, les vignes, les pêchers de la plantation. Du ruisseau au camp des tirailleurs, la plaine et la colline se soulevaient au rythme des vibrations de la nappe d'effluves et des cris de la chaleur.
Des Sénégalais, des Malgaches cheminaient dans les roseaux en allant laver leur linge. Près du filet d'eau les chemises et les serviettes éparpillées en tâches blanches palpitaient au soleil. Étendu sur les affleurements du rocher, en vingt minutes le linge séchait, puis en voltige montait seul revêtir ses propriétaires : la serviette un cou, la chemise un torse. Au creux des rives, la lumière cuivrée, tigrée d'ombre sous les arbres, dévorait les peaux brunes. Accompagné de quelques frères l'homme invisible promenait son linge éclatant et le coquelicot d'une chéchia sa tige dans le ruisseau. Les rires, les voix du groupe de blanchisseurs battaient l'eau comme des sauts de grenouilles.
L'azur jouait du tam-tam sur les roseaux. Les cigales modulaient la frappe du soleil.
Un blanc, cinq tirailleurs en arme : une patrouille remontait le fleuve rouge. Les pêches de Fréjus commençaient à mûrir. Mûres ou vertes, cueillies sur l'arbre, elles sont fraîches et bonnes pour des soldats. Peu s'y risquaient. La patrouille passait tranquillement.
Au camp, séparé des plantation de pêches par son entour de barbelés, le travail d'une équipe, en corvée près des bâtiments dispersés sous les pins parasols ne pouvait rappeler la tâche esclaves construisant les Pyramides que par les athlètes noirs, les échassiers au torse égyptien. Défi moqueur à l'ordre des Blancs, manière d'être là et d'être absent, d'un tas de pierres à un autre tas de pierres, les allées et venues des tirailleurs de la colonne montante et descendante semblaient réglées comme un ballet: des pas et comme un mouvement de roseaux que la brise croise et entrecroise, courbe et redresse. Les bras ballants, les mains en feuilles mortes ramaient l'air. Soulevé doucement chaque caillou gros comme un œuf partait perché en équilibre sur une tête au visage souriant.
Malades les Noirs sont plus tristes que les Blancs, leur teint devient grisâtre, leur sourire se fane, ils ressemblent à des enfants battus. Le travail du microbe se complique d'un mal de l'âme, le mal du pays. Près du lazaret ceux qui jouaient aux osselets et aux dominos étaient aussi tristes que les isolés ruminant leur peine assis contre un arbre. Malgré la couleur de la terre qui pouvait leur rappeler le sol natal, la mère l'Afrique ou la Grande Ile leur manquait cruellement. Aux jeux s'ajoutait la distraction des sonneries de clairon, du passage des patrouilles et des camions chargés de cageots de pêches ou, matin et soir, du personnel féminin de César Cabassou, mon patron. Les jeunes paysannes saluaient à grands gestes et poussaient des clameurs à la vue des soldats.
Embauché pour la récolte, Léon avait dressé sa tente à côté d'autres tentes multicolores installées près de la grange sur la butte pelée. Au personnel de cueilleurs et d'emballeuses, des gens du pays logeant chez eux, s'ajoutait la venue d'une nouvelle variété de saisonniers organisés pour le camping. Sympathiques disciples de Butaud, d'Han Ryner, d'Armand, individualistes-végétariens, fraîchement affranchis de l'usine et du bureau.
Compagne et compagnon, venus ensemble travailler à la récolte, les chances de l'embauche avaient réuni là quatre jeunes couples. Sylvie et moi nous logions dans le grenier à foin de la grange.
Nous étions des copains les uns pour les autres. Nos vrais liens étaient moins fondés sur un accord d'idées dans le moment, que sur notre passage par le creuset des mêmes espérances dans le mouvement libertaire, jeunes ouvriers tirés de leur engourdissement d'esprit par l'éveil aux idées révolutionnaires. Les hommes que les mêmes aspirations ont soulevé se reconnaissent des affinités profondes, se sentent identiques. Dans ce groupe de jeunes gens marqués par l'individualisme, Léon était le seul libertaire. Pour ses convictions, sa nature, je le préférais, nos liens s'affermirent.
Vivre en réfractaire : échapper à l'armée, à l'exploitation en usine, refuser d'être un rouage, dans le choix des activités rechercher les plus utiles, me semblaient de bonnes règles. J'étais insoumis. Déserteur en 1917, Léon avait été condamné à cinq ans de bagne. Nous devînmes des amis.
L'équipe de cueilleurs, une vingtaine d'hommes, répartis par deux d'une rangée de pêchers à l'autre, nous étions compagnons.
Le fruit attire la main et le panier la pêche cueillie. La tâche commande, sans se demander pour qui on cueille, on fait de son mieux. César Cabassou, notre patron, fondait dans l'espace et comptait pour du beurre.
La compagnie d'un athlète est entraînante, quand Léon avait cueilli sur le demi-tour d'un arbre, de mon côté je terminais. Si j'avais besoin de l'échelle, il me la passait avec aisance, le geste précis au-dessus des plants de vigne.
Plombier-zingueur, Léon usait ses derniers pantalons larges de gars du bâtiment. L'habitude de marcher sur les toits de Paris, l'exercice d'un métier dangereux ajoutaient à sa démarche des souplesses de chat de gouttière. Gaillard blond, le cheveu en brosse, le nez cassé, il ressemblait à un solide docker à tête de boxeur.
Sa main gauche s'ornait de trois points bleus entre le pouce et l'index. Léon aurait bien voulu travailler torse nu, mais s'il enlevait sa chemise il exposait d'autres souvenirs de régiment : ses tatouages.
- J'étais sec comme un fil, je ne pesais pas plus de quarante kilos quand j'ai été libéré, ma mère a eu de la peine à me reconnaître.
Conflits de chaouch à détenu, supplices, moyens de faire d'une cuillère un bon couteau, art du tatouage, mœurs des bagnards, Léon décrivait son enfer.
Dans le genre Chéri-Bibi, il avait rencontré un érudit d'une espèce particulière, collectionneur des sensations gustatives les plus rares : « Moi, dans la vie j'ai mangé de tout, il n'y a que du nouveau-né que je n'ai pas mangé. »
Léon imitait la voix caverneuse de l'anthropophage, avaleur de reptiles, de limaces et d'araignées. Parmi ses gardiens il avait rencontré d'autres bêtes aussi féroces.
Les heures de la matinée sont les plus belles au soleil levant avant la cuisson de la chaleur, cueillir est un gai travail. La plaine se repose. La terre respire, l'eau du ruisseau semble présente dans la fraîcheur de l'air, les yeux fermés on irait vers elle, l'eau attirerait. Les odeurs des pins, des chênes-lièges et des roseaux sont renouvelées par la nuit. Le soleil sort au-dessus de la mer, devant la poitrine on porte le soleil et sa montée. La lumière aux lents changements lance de silencieux appels, on va comprendre, quoi ? La vie, saisir un secret. Les hirondelles tissent l'espace en larges mailles. Le ciel est haut et le ciel traîne, la terre glisse, l'air ne suit pas on dirait. On respire de l'eau de montagne, toute bleutée. Les insectes se taisent. Quand la première cigale qui s'éveille commence sa journée en lançant son bruit court de crécelle, qu'une autre répond, que les autres suivent, la chaleur est là, c'est sa voix et tout le concert semble la vibration des mottes de terre, des feuilles pénétrées de lumière. Un bruissement passe dans le feuillage, la brise s'étire, c'est son premier souffle, les dieux de l'invisible commencent leurs jeux, la nature exprime son âme. La beauté des choses, tout ce feu d'artifice d'azur et de gouttes d'or sur les feuilles, qu'est-ce que c'est ? Je n'y croyais plus.
Ce n'est pas au moment où l'on se désaltère avec une pêche bien mûre qu'on peut ressentir vivement le supplice de la soif et toute la souffrance d'un pauvre diable. Du tombeau à la pelote et ses raffinements, Léon précisait tous les moyens inventés par les chaouchs pour faire régner leur discipline.
Avec leurs reflets, leurs tâches d'ombre, il avait parfois sous les feuilles vertes, quand le rideau de gouaille disparaissait, un visage pétri, martelé où la douleur et l'horreur de ce qu'il avait vécu semblaient s'être inscrites. Coiffé d'un képi à longue viscope, vêtu de la tenue brune, je le voyais dans la file des casseurs de cailloux sur une route sans ombre d'un bled d'Algérie, avec les gardiens et l'escorte de tirailleurs sénégalais pour sentinelles.
Dans le beau verger, je promenais son bagne.

Georges Navel