Chartes de pirates et délégation de pouvoir

mis en ligne le 28 juin 2010
Deux livres dont les traductions françaises sont parues ces dernières années (Pirates de tous les pays de Markus Rediker, éditions Libertalia, Paris 2008 et Bastions pirates du collectif Do or Die, éditions Aden, Bruxelles, 2005) présentent le grand intérêt de ne pas se contenter de raconter des histoires de bruit et de fureur et de ne pas sacrifier exclusivement au folklore pirate pour mieux le repousser dans le révolu. Ils invitent à la réflexion sur les chartes des pirates en vigueur à bord des navires, faisant de ces derniers des microsociétés à caractère libertaire : l’île utopique a pris le large sous le pavillon noir…
Comme l’écrit Markus Rediker : « Ils [les pirates] fournissent un modèle alternatif de conduite du bateau de haute mer », ce qui est évidemment loin d’être sans conséquence : aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’ordre à bord du navire marchand ou militaire se caractérise par la toute puissance du capitaine et des officiers. Loin de la terre, décisions et punitions arbitraires, rationnement et mauvais traitements infligés aux marins font du navire l’image parfaite de la société hiérarchisée et despotique où le pauvre diable ne pèse rien. Le refus de cet état de fait et le désir de prendre son destin en main feront un pirate du marin soumis à toutes les avanies et humiliations.
L’acte fondateur de l’équipage pirate est la mutinerie qui permet la prise de contrôle du navire. L’équipage s’étoffera ensuite de déserteurs et des marins qui, sur les navires arraisonnés, choisiront de devenir pirates. Compte tenu des mauvais traitements dans les flottes de l’époque, ces derniers sont nombreux : l’égalité à bord du navire pirate contraste singulièrement avec ce qu’ils ont connu dans leur existence maritime.
C’est l’assemblée de tous les marins qui détient le pouvoir souverain à bord du navire pirate. La vie y est réglée par une charte qui peut varier dans les détails d’un navire à l’autre. Le capitaine et les officiers sont élus parmi l’équipage et peuvent être démis, ce qui constitue une opposition totale avec le système à bord des navires réguliers où capitaines et officiers sont imposés de l’extérieur avec des pouvoirs illimités sur les gueux de l’entrepont et où seul l’armateur ou l’amirauté peut démettre un commandant. Cette limitation du pouvoir est ce qui choqua le plus les capitaines ou officiers retenus prisonniers par les pirates. À partir du moment où il n’y a plus de Dieu (et l’incroyance des marins revient souvent dans les prêches de l’époque), il ne saurait y avoir de maître « après » Dieu. Des capitaines pirates furent effectivement démis de leurs fonctions par l’assemblée de l’équipage : Markus Rediker cite ainsi Hornigold qui refusait d’attaquer les navires anglais, Vane considéré comme trop couard ou Martel au contraire pour cruauté excessive. À l’assemblée des marins revient aussi des décisions majeures comme le choix des zones de navigation.
La délégation de pouvoir au capitaine répond à des nécessités techniques : prendre des décisions rapidement sur la navigation en cas de mer difficile (pas question de réunir une assemblée en pleine tempête où chacun doit être à son poste et mettre aux voix les manœuvres à effectuer !) et confier à une autorité unique le combat et la chasse des autres navires. Le capitaine est flanqué d’un quartier-maître, élu et aux pouvoirs également définis : il mène l’abordage, récupère, gère et partage le butin et les vivres.
Les parts de butin vont généralement d’un pour les simples marins à deux maximum pour le capitaine et le quartier-maître avec des seuils intermédiaires pour des spécialistes comme les charpentiers ou médecins de bord. Pour Rediker, au lieu de travailler pour des salaires, les pirates dirigent le navire comme leur propre propriété et partagent équitablement les risques de leur aventure commune.
Un aspect moins connu des chartes de pirate est leur innovation en matière de « sécurité sociale » : une part du butin est mise de côté pour les pirates blessés ou rendus invalides par le combat. Ce n’est pas un hasard si les plus anciens systèmes sociaux créés par les États (en France, sous Colbert, l’établissement national des invalides de la marine, toujours existant) l’ont été dans le domaine maritime : il ne s’agissait pas de bonté, mais de limiter l’attrait de la désertion et de la piraterie pour des marins sous-payés qui n’avaient que le droit de se taire, de mourir ou, estropiés, de finir mendiants.
Les chartes règlent également la discipline à bord du navire et les sanctions. Tolérantes vis-à-vis des comportements individuels, elles n’ont rien à voir avec l’avilissant ordre de fer en vigueur sur les navires réguliers. Les différends violents doivent se régler à terre. Une des punitions les plus graves est de faire quelqu’un « gouverneur d’une île », c’est-à-dire de l’abandonner sur un rivage. Ce sont les vols, les désertions, la fuite devant le combat qui sont le plus souvent punis. La peine de mort peut être appliquée notamment lorsqu’un pirate, par son comportement, a mis en jeu la vie de toute la communauté.
Quelques chartes, assez rares, évoquent la vie sexuelle (l’équipage du pirate Bartholomew Roberts décide ainsi qu’« aucun garçon ou aucune femme ne sera accepté parmi eux »).
Les marins de l’équipage d’un navire capturé qui rejoignent les pirates doivent accepter la charte en vigueur. On devient pirate par choix. Lorsqu’un navire pirate embarque contre leur accord des marins (souvent parce que spécialisés dans un domaine comme la charpenterie), cela cause de nombreux et graves problèmes : ce sont les hommes d’un bateau arraisonné et gardés contre leur gré qui se sont révoltés et ont livré le pirate William Fly. La libre adhésion à la charte est donc la seule garantie de son bon fonctionnement. Lorsqu’il est trop nombreux ou s’il est secoué de désaccords, un équipage pirate peut se scinder en deux à l’occasion de la prise d’un bateau qui va battre à son tour pavillon noir et une charte est prise pour ce nouveau navire.
Territoires alternatifs voguant au gré des flots, les vaisseaux pirates ne s’attaquent pas entre eux, mais coopèrent. Comme le proclama au pied de l’échafaud en 1718 un pirate cité par Markus Rediker : « La vie de pirate est la seule vie digne d’un homme d’esprit ».

Léger Péril