Le policier et le pékin

mis en ligne le 28 juin 2010

Le dominant ne peut asseoir son pouvoir qu’avec le soutien de forces de l’ordre fidèles. Si les idées ne peuvent passer par la persuasion, la force brutale est mise en œuvre. Dans notre société démocratique, il n’y a pas de citoyens paisibles. Avec la crise économique, et le chômage, nombre de jeunes choisissent de s’engager dans l’armée, faute de disposer d’un diplôme ou d’une formation professionnelle leur permettant de trouver un bon travail. D’autres, qui n’ont peut-être jamais eu l’intention de succomber au travail salarié classique, décident de frapper à la porte de l’institution policière, une fois le baccalauréat en poche. Bien sûr, ils ne sont guère mieux payés qu’un fonctionnaire ordinaire mais ils ont la sécurité de l’emploi. Ce n’est pas le plus important : une fois revêtus de l’uniforme des défenseurs de l’ordre public, les hommes – et les femmes – qui se sont engagés dans cette voie ont le sentiment de disposer d’un pouvoir quasi discrétionnaire. Ce qui les rend tout à la fois fiers de leur condition, et en mesure d’en remontrer à quiconque serait censé se situer hors les lois d’une République dont ils sont prêts à abandonner les principes démocratiques si les ordres reçus les y incitent.

Le type de rapport établi entre le policier et le pékin ordinaire est à sens unique. Le policier ordonne, et le bon citoyen se doit d’écouter sans réagir. Il faut opiner et se satisfaire des conseils suggérés par le fonctionnaire en uniforme. Trop souvent, les échanges n’ont rien d’amicaux, et les ordres sont bien plus aboyés que simplement transmis. Le policier, et sa collègue féminine, ont appris dès l’école de police que le pékin doit les craindre. Ce qui constitue une assurance contre cette possible rébellion du civile constamment agitée par la hiérarchie policière. C’est ainsi que le policier est conditionné pour être très sensible au comportement de quiconque paraît s’opposer à ses injonctions. Cette inquiétude permanente, qui lui est inculqué, le conduit à porter plainte, plus souvent qu’il n’est nécessaire, pour outrage envers sa précieuse personne, suite à une parole supposée déplacée. Il lui arrive également de trainer sur le banc d’infamies pour rébellion cette fois, le pékin qui a mal réagi à sa brutalité verbale, voire physique, d’où cette réaction étonnée de la part de celui qui n’avait rien demandé. Il n’est même pas exclu que tombe l’accusation majeure d’incitation à l’émeute si le citoyen, fort de son bon droit, prend les passants à témoin de l’abus de pouvoir dont il est victime.

Surtout, ne pas parler de convivialité à un policier. Soit il ne connaît pas le mot, soit il estime avoir été injurié à l’aide d’une formule trop lourde de sens à son gré. Persuadé de représenter la loi, et même d’être dans la nécessité de faire appliquer des textes qui n’existent que dans son imagination, le policier est droit dans ses bottes. Jamais il ne permettra à un civil, toujours considéré comme un délinquant potentiel, de lui tenir la dragée haute. On ne doit pas pouvoir contredire un policier, faute de quoi les institutions du pays seraient en péril. Il en va ainsi d’une institution dont les fonctionnaires veulent nous persuader qu’ils sont les représentants de la plus belle démocratie du monde. Les jeunes fonctionnaires qui sortent des écoles de police ont appris qu’ils sont différents du reste de la population qu’ils sont chargés de contrôler. Ce qui les rend arrogants et incapables de supporter le dialogue.

Il va de soi que la police n’a jamais été constituée avec des enfants de chœur, mais il faut bien constater que les rapports police/citoyens ne font que se détériorer. Il est vrai que les uns et les autres n’utilisent pas la même langue ou, tout au moins, le même vocabulaire. Face à un intellectuel, le policier ordinaire se sent tellement stupide que cela peut le rendre vulgaire, voire brutal. Dans le jargon policier (d’expression plutôt courte), chaque mot ressemble à un ordre impératif qu’il faut surtout bien se garder de ne pas prendre au sérieux. Lorsque l’on se considère comme le régulateur d’une société risquant de partir à la dérive, il faut bien que se manifeste un minimum d’autorité. Faute de quoi, où irions-nous ? C’est à ce niveau de réflexion que se situent deux questions essentielles : est-il possible de vivre harmonieusement sans police ? Les policiers seraient-ils en mesure d’exercer leur activité s’ils ne bénéficiaient que de pouvoirs limités ?

À cette double interrogation, il est utile de répondre par une autre question : la société a-t-elle besoin d’être mise constamment sous haute surveillance ? De façon modérée, il est possible de dire que lorsque policier cessera de considérer ses concitoyens comme des « individus », le climat social ne pourra que s’en trouver amélioré. Si cela pouvait être envisagé, le défenseur de la veuve et de l’orphelin aurait changé de nature.

Pourtant, à aucun moment, le serviteur de l’ordre public ne peut imaginer qu’il fait partie de la communauté citoyenne. Bien sûr, il paraît semblable à ceux qu’il côtoie, hors du service, mais ses tuteurs en école de police n’ont cessé de lui expliquer qu’il se doit d’être policier 24 heures sur 24. D’où cette raideur obligée qui le fait considérer comme un être insensible. Il est peut-être marié et père d’adorables enfants. Pourtant, nous croyons savoir qu’à l’intérieur du foyer familial, les rapports ne sont pas toujours ce qu’ils devraient être. Mentalement, le policier ne sort jamais de son commissariat. Il offre à ses proches, comme à ceux qu’il croise dans la rue, ce visage revêche qui le fait reconnaître instantanément. Même en civil, tout dans son comportement révèle le policier, toujours aux aguets, constamment méfiant, prêt à bondir sur une proie possible. D’où cette difficulté à communiquer paisiblement avec ceux dont on est chargé d’assurer la sécurité.

Le statut du policier ne peut que conduire l’homme (ou la femme) en uniforme à se sentir étranger dans le pays qu’il est chargé de contrôler. Pourquoi en irait-il différemment lorsque, de retour à la maison, il se dépouille de sa livrée ? D’où sans doute le nombre de divorces, même si les deux membres du couple sont également serviteurs de l’ordre. D’où également les suicides nombreux au sein du corps policier. Pour ceux-là, il faut bien admettre qu’ils ont peut-être pris conscience de leur appartenance à l’espèce humaine avec, peut-être, la désespérance de ne pouvoir s’y comporter convenablement, vu la profession qu’ils ont choisi. Étant désormais irrécupérables pour la police et, dans le même temps, rejetés aussi bien par leurs proches que par leur entourage, ils peuvent décider de se supprimer. Dommage, s’ils étaient efforcés de rester à leur poste, peut-être auraient-il pu convaincre leurs collègues de rester d’authentiques gardiens de la paix…

Dans les pays dits de civilisation avancée, il est étonnant de constater le poids représenté par les forces de l’ordre. Déjà, utiliser ce terme de « force de l’ordre » pourrait signifier qu’il y aurait désordre à craindre en permanence, à moins qu’il ne soit déjà installé. Ce qui nécessite de surveiller étroitement une population réticente à respecter les édits. D’où cette attention particulière portée aux policiers et aux gendarmes par des gouvernements pas toujours persuadés de leur légitimité. C’est là un constat qu’il est difficile de nier : moins un pouvoir est populaire, plus les hommes en arme chargés de le défendre sont nombreux. En ne nous intéressant qu’aux pays où la démocratie est censée être parfaite, les chiffres sont plutôt édifiants. Pour ne prendre que la France en exemple, il y a, si l’on ajoute aux policiers et aux gendarmes, les polices municipales et les polices semi-privées comme celles de la SNCF et des transports en commun, sans oublier les douaniers, nous arrivons à un total de quelque 300 000 hommes (et femmes), habilités à jouer de la matraque et, le cas échéant, à ouvrir le feu. Soit environ 2 % de la population. La France est donc sous la haute surveillance d’une infime minorité de mercenaires disposant, par délégation, de pratiquement tous les pouvoirs sur les pékins. Y compris de tuer, en légitime défense. Même si la peine de mort a été abolie dans ce pays en octobre 1981.

Ce serait une erreur de négliger l’existence d’une armée professionnelle forte de 250 000 hommes (et femmes), fréquemment missionnés sur des territoires extérieurs, dont certains chefs n’hésitent pas à proclamer, à l’occasion, que l’ennemi n’est pas forcément aux frontières. D’où cette réflexion allant de soit : l’armée serait également apte à combattre l’ennemi intérieur. Ce que le général de Gaule avait déjà envisagé, en mai 1968. Comme, en matière répressive, il n’y a pas de limite, n’oublions pas que les 125 000 salariés des sociétés privées de sécurité sont parfaitement aptes à servir de supplétifs, si cela devrait s’avérer nécessaire. Notre société démocratique est donc bien encadrée, à l’excès même. Peut-on dire que nos libertés fondamentales sont menacées par l’existence de ces cohortes armées ? Sans aucun doute ! Ce qui signifie clairement, quel que soit leur uniforme et leur autorité de tutelle, que tous ceux-là n’hésiteront jamais à mettre en œuvre les pires moyens pour protéger leurs maîtres du moment. Au nom d’un certain ordre, le pékin restera toujours un délinquant potentiel aux yeux du policier.