Même les dinosaures ne sont pas morts par leur propre faute

mis en ligne le 20 juin 2010
Dans la même perspective que l’ouvrage de Jared Diamond, Effondrement, paru en 2005, celui de Franz Broswimmer, Une brève histoire de l’extinction en masse des espèces (2002, première traduction en 2003, nouvelle édition – Agone – en 2010), prétend présenter une théorie sociologique explicative des racines sociales et historiques de la dégradation environnementale qui entraîne la fin des sociétés humaines. L’histoire de l’humanité semble ainsi se caractériser essentiellement par un « écocide », c’est-à-dire une extinction massive des espèces, une réduction brutale de la diversité biologique.
Bousculant au passage quelques idées reçues, notamment celle du mythe du bon sauvage qui vit en harmonie avec la nature (même si ce fut effectivement le cas pour plusieurs sociétés), Franz Broswimmer souligne que les chasseurs-cueilleurs ont surexploité souvent jusqu’à l’extinction les populations animales qu’ils traquaient, ce qui les aurait contraints à se tourner vers l’agriculture. La plupart des chercheurs s’accordent, en effet, à dire que les extinctions de la mégafaune en Europe (mammouth, rhinocéros, bœuf, cerf, ours, bison…) sont principalement dues à la chasse humaine excessive.
Ces constats relativisent l’aspect positif du processus d’évolution de l’Homme parce que, si l’émergence du langage et de la culture, la création consciente d’outils, la découverte du feu ont enrichi l’éventail des possibilités humaines, ce pouvoir s’est aussi révélé être une arme à double tranchant : il crée et il détruit. Il a notamment permis la colonisation par notre espèce de tous les écosystèmes majeurs.

Des civilisations disparues
C’est cette même logique destructrice qui fut à l’œuvre dans les grandes civilisations englouties :
La civilisation sumérienne (3 500 à 1 600 avant J.-C.). Deux phénomènes semblent avoir contribué à son effondrement écologique : l’abondance d’eau fournie par un système étendu de canaux conduisit à la sur-irrigation et à la salinisation des terres ; la construction de palais et bâtiments administratifs, les usages militaires, les navires de commerce concoururent à une déforestation massive.
Les Grecs (770 à 30 avant J.-C.). L’appétit insatiable de bois d’œuvre, de feu et de charbon de bois, l’utilisation intensive des ressources pour produire des armes et mener des campagnes militaires, le surpâturage, notamment par les chèvres ont eu un tel impact que Platon a pu écrire : « Ce qui subsiste aujourd’hui, comparé avec ce qui existait autrefois, est comme le squelette d’un homme malade, toute cette terre grasse et molle s’étant épuisée, il ne reste que le squelette décharné du pays. »
Les Romains (de -500 à 500). Consommation ostentatoire, goinfrerie, débauche, expansion militaire, chasse pour la viande, les peaux, les plumes et l’ivoire, capture d’innombrables animaux pour les jeux du cirque : tout concourait à la surexploitation des ressources, à l’érosion des sols, à la déforestation.
Les facteurs environnementaux ont largement contribué au délabrement de l’économie et à la décadence de la civilisation romaine.
Les Mayas. La civilisation maya a duré plus de mille ans et s’est éteinte au IXe siècle. Les grandes réalisations de prestige, les palais royaux, les temples pyramidaux eurent finalement raison d’une végétation luxuriante.
Les Anasazis du Chaco (Nouveau-Mexique, de 700 à 1 300). Une véritable frénésie de construction (réseau élaboré de routes, bâtiments grandioses de 200 m de long et 100 m de large, et sur cinq étages…) engendra une utilisation intensive de bois, responsable d’une grave déforestation ; l’augmentation de la population ajoutant une contrainte supplémentaire sur les ressources de la région.
L’île de Pâques (entre 700 et 1 800). Elle constitue un des cas les plus spectaculaires d’effondrement écologique et social par l’engagement de l’ensemble de la population dans une compétition autour d’activités cérémonielles et religieuses consistant à tailler dans la roche des statues toujours plus grandes, et à les dresser. Les forêts de l’île furent très vite abattues pour fournir les gros troncs droits indispensables au transport et au redressement des statues.
« Les sociétés basées sur la croissance économique – avec des élites exigeant des niveaux toujours plus élevés de confort matériel – atteignent finalement toujours leurs limites », écrit Franz Broswimmer. Les exemples d’écocide et de mise en péril de l’espèce humaine par elle-même, rapportés par l’auteur, mettent en évidence, avec une grande constance, les mêmes facteurs : croissance rapide de la population, guerres incessantes, inégalités sociales flagrantes, pratiques écologiques irréfléchies.

L’accélération du capitalisme
Mais il y a plus grave, parce que si jusqu’à présent ces destructions sont locales et limitées, elles prennent, avec le capitalisme industriel mondialisé, une dimension – précisément – planétaire. En rendant le travail nettement plus efficace, en élevant le domaine économique au statut de sphère autonome, en considérant les écosystèmes et les êtres vivants comme de simples ressources destinées à satisfaire les besoins humains, comme des objets d’observation et d’expérimentation, le capitalisme permet d’assouvir le fantasme de contrôle absolu sur la nature, favorise l’exercice d’un pouvoir irresponsable qui évacue la question écologique, et imprime donc une accélération sans précédent des activités écocidaires mondiales.
La conquête de la planète par les Européens va donner une autre dimension à l’asservissement de la terre et de la nature, transformant profondément les écosystèmes locaux. Franz Broswimmer analyse trois exemples majeurs d’écocides modernes.
Le commerce mondial des fourrures. Dans le but de garnir les garde-robes de la noblesse et de la royauté, ce sont des centaines de millions de zibelines, d’écureuils, d’hermines, de renards, de martres, de castors qui furent massacrés (vers 1720, plus de deux millions de castors ont été tués dans l’est de l’Amérique du Nord pour assurer la mode des chapeaux). Avec pour conséquence le bouleversement écologique à long terme de la chaîne alimentaire causé par la raréfaction des mammifères à fourrure.
Le massacre du bison nord-américain. Apprécié pour sa viande et sa peau, autant que pour sa valeur symbolique de trophée, il fut l’objet d’un incroyable acharnement. à l’arrivée des premiers Européens, environ 40 à 75 millions (l’estimation est difficile) de bisons sillonnaient le tiers de l’Amérique du Nord ; en 1890, il restait seulement 540 animaux sur le même territoire, ce qui permettra aussi d’enfermer les Indiens dans leurs réserves.
La pêche commerciale à la baleine. Elle représente l’un des pires exemples de surexploitation de la vie sauvage. Chassées pour leur viande, leur huile et leurs fanons, certaines espèces ont totalement disparu. De 1946 à 1985, on estime que deux millions de grandes baleines sont victimes des intérêts commerciaux des principales nations baleinières, à savoir la Norvège, l’ex-Union soviétique et le Japon.

La privatisation fatale au vivant
La clôture des communaux, mouvement d’« enclosure », qui s’étendra à l’ensemble du monde, va altérer fondamentalement les relations entre les populations et leur environnement naturel, ouvrant la voie aux révolutions industrielle et urbaine. Continents, océans, atmosphère, et aujourd’hui patrimoine génétique sont désormais mesurés en termes monétaires ; la privatisation de l’ensemble de la biosphère permet son exploitation sans aucun scrupule… et sans limites. Ce qui fait dire à Peter Ward : « Au fur et à mesure que croissent les désirs, que les marchés se développent et s’étendent, le lien entre les hommes et le reste de la nature est réduit à l’instrumentalisme le plus élémentaire. »
Dans sa démonstration, Franz Broswimmer souligne notamment le lien de plus en plus évident entre l’écocide et la guerre moderne. Qu’elle soit classique, chimique, biologique ou nucléaire, la guerre industrielle mobilise des ressources écologiques – et sociales – considérables.
Les dommages infligés à l’environnement ne sont même plus seulement des conséquences non recherchées, mais des destructions dérivant de stratégies délibérées de guerres (utilisation de défoliants, emploi d’explosifs pour compromettre la qualité des sols et pour augmenter les risques de maladies, arasement de forêts, tentatives de modifier le temps ou le climat, minage de centaines de milliers d’hectares…). Lors de la guerre au Vietnam, selon Edward Thompson, 71 millions de litres de pesticides ont été épandus sur 20 % des forêts du sud du pays ; en une décennie, 450 000 hectares de terres agricoles fertiles ont été empoisonnées ; deux millions d’hectares de forêts tropicales ont été gravement endommagées par les bombes, les obus, les bulldozers ou les produits toxiques.
Une étude du Canadian Peace Report a prouvé que les forces armées sont responsables de 10 à 30 % des dégâts environnementaux, de 6 à 10 % de la pollution mondiale de l’air, et de 20 % de l’utilisation totale des chloro-fluorocarbones qui détruisent l’ozone. Il a été prouvé que de vastes régions d’Eurasie et d’Amérique du Nord sont devenues inhabitables pour l’Homme, peut-être pour des milliers d’années, à cause d’essais d’armes par l’Union soviétique, la Chine et les États-Unis. La situation est telle que Franz Broswimmer affirme : « Toute étude d’ensemble de l’extinction de masse moderne qui ne tient pas compte des coûts sociaux et écologiques vertigineux de la course aux armements et de la guère industrielle du XXe siècle serait vide de sens. »
L’impact des hommes sur l’environnement mondial est autant fonction de la consommation par tête que de la démographie. La combinaison des deux facteurs engendre l’épuisement de la diversité biologique et l’effondrement des ressources naturelles. Selon certains indicateurs, les limites de l’écosystème et des ressources sont déjà atteintes (ressources halieutiques, production de céréales). Près d’un cinquième de l’humanité vit à proximité des 25 « points chauds de la biodiversité » déjà très sévèrement dégradés. Il y a eu plus de feux de forêt pendant les quinze dernières années que dans toute l’histoire de l’humanité, détruisant irréparablement une biodiversité précieuse résultant de millions d’années d’évolution. La situation actuelle est insoutenable. Les sociétés modernes sont pour la première fois confrontées à la possibilité de leur autodestruction à l’échelle de la planète.

Le sursaut nécessaire
Si l’on considère l’ensemble des facteurs qui ont contribué à la disparition de certaines civilisations, c’est pour constater qu’ils sont à l’œuvre aujourd’hui… augmentés de quelques autres : fascination de la puissance et du progrès technique, goût pour le gigantisme et la démesure, hyperconsommation, institutionnalisation du gaspillage, inégalités sociales sources de surenchère, dépenses somptuaires, constructions pharaoniques, projets extravagants, complexe militaro-industriel, irresponsabilité financière, corruption, réduction de la biosphère au double statut de réservoir inépuisable et de décharge permanente… Alors l’humanité va-t-elle assurer sa propre disparition ?
L’arrogance de la culture occidentale a placé l’Homme au-dessus des autres espèces, semblant lui donner le droit à les détruire. Pour autant, le statut de prédateur irresponsable est-il une fatalité ? L’avenir n’est écrit nulle part. Le sort de civilisations antérieures ne peut-il être d’aucun secours pour remanier notre pensée de la nature, pour stopper le processus d’auto-intoxication, la spirale infernale ? Même les dinosaures ne sont pas morts par leur propre faute ! Au lendemain de la Première Guerre mondiale, Paul Valéry écrivait : « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » Nous savons que les dommages écologiques ont très souvent joué un rôle fondamental dans leur disparition : forte densité de population, surexploitation des ressources naturelles, déforestation, perte de fertilité des sols, mauvaise gestion de l’eau. Nul ne peut désormais ignorer qu’un effondrement peut survenir en une période brève, sans prévenir et avec une brutalité inouïe.
Islande, Californie, Grèce aujourd’hui, Espagne, Portugal, Italie, et bien d’autres demain. Quel rapport ? Si l’on rapproche la dette financière de la dette écologique – c’est-à-dire le fait que l’empreinte écologique dépasse les capacités de régénération de la planète –, on comprend mieux comment fonctionne la société actuelle : sur la course à l’endettement, sur la fuite en avant permanente, les crises écologique et financière sapant en définitive les bases mêmes de la croissance dont a besoin le capitalisme pour survivre !
L’affaiblissement probable, pour ne pas dire certain, du capitalisme, et même des États, dans les années qui viennent, n’empêchera pas – au contraire – ceux qui sont assoiffés de pouvoir et d’argent de maintenir ou de reconstituer des structures hiérarchiques, parasitaires, d’exploitation et de domination – mafias diverses, nouveaux féodalismes, fondamentalismes. Dans un monde où les ressources diminuent et où la population augmente, on ne peut feindre de croire que la redistribution des richesses s’effectuera de manière spontanée et dans la bonne humeur.
L’histoire s’accélère, le monde ne sera jamais plus comme avant. L’effondrement qui survient n’est que la première phase d’une décroissance incontournable. Aux écolos indécrottables, il faut souligner que les toilettes sèches, à elles seules, ne suffiront pas à abolir la propriété privée des moyens de production. Aux révolutionnaires bornés, il convient de rappeler qu’une croissance illimitée dans un monde limité est une absurdité. Le monde va certes changer de base, mais sociale et biologique. Et la tâche est ardue. Il faut se préparer désormais à prendre en main une économie mondiale en état de déliquescence. Jamais le projet anarchiste n’a été autant d’actualité. Quoi de plus exaltant ? Et pourtant, le triomphalisme n’est pas de mise : même s’il voit le jour avant qu’il ne soit trop tard, un tel projet ne sera jamais acquis définitivement.
L’Homme est condamné à une vigilance permanente : la faisabilité d’une société égalitaire et libertaire dans une biosphère aux limites de plus en plus perceptibles. Un argument supplémentaire pour devenir révolutionnaire !