Le cinéma à l’heure numérique

mis en ligne le 16 juin 2010
1599Cinema2009 s’est terminée par la sortie à la mi-décembre d’Avatar qui a dopé la fréquentation au début de 2010 (+ 23,7 % en janvier par apport à 2009 !). Et les commentateurs aussitôt de se réjouir : « Les salles obscures ne connaissent pas la crise 1. » Pour autant, une moyenne dissimule comme toujours des disparités car la hausse s’effectue dans les salles équipées en numérique et en 3D, soit principalement les multiplexes. Nous assistons donc à une innovation qui risque de bouleverser aussi bien l’économie que les politiques publiques du cinéma.
Toute l’économie de la distribution en salle a été pensée et organisée à partir du film sur pellicule. Ce support est cher, lourd (faire venir un film de Paris engendre des frais de transport pour une salle de province), encombrant, fragile 2. Il demande, de surcroît, un travail minutieux de montage et de démontage 3 pour être transporté… Mais il offre l’immense avantage de ne pas pouvoir être facilement dupliqué et, par conséquent, permet un véritable contrôle. Contrôle de la juste répartition de la recette entre les différents ayants droit depuis l’instauration du partage de la recette au pourcentage, mais également contrôle du marché.
Ainsi, par un procédé astucieux d’exclusivités et de reprises, les majors compagnies américaines réussissaient, jusqu’au démantèlement du système dans les années cinquante, à réaliser 75 % des recettes avec seulement 15 % des salles. Dès 1933, un rapport gouvernemental notait qu’aux États-Unis, « c’est seulement dans les affaires de cinéma qu’on trouve des particuliers disposant d’un large crédit et de grandes possibilités d’investissement et ne pouvant acheter sur le marché libre les produits qu’ils désirent et dont ils ont besoin pour la conduite de leurs affaires ». Aujourd’hui, l’accès au film continue d’être le site décisif qui permet de tenir les marchés cinématographiques. En 2009 en France, les multiplexes représentent 174 établissements (soit 8,4 % du total) et 1 943 écrans (soit 35,5 %), mais ils réalisent déjà 57,1 % des entrées et plus de 65 % des recettes (le prix moyen pratiqué y est plus élevé que dans les salles indépendantes). La remise en cause d’un système qui fonctionne à la satisfaction générale (des dominants évidemment !) ne peut émaner que d’acteurs extérieurs. C’est effectivement le cas : les principaux opérateurs à l’origine de la promotion du numérique en salles sont des new-comers, des nouveaux entrants dans une activité qui se caractérise par la longévité de ses principaux opérateurs économiques. D’où la méfiance des professionnels et le retard dans l’équipement.
D’autant que les salles se sont lourdement endettées pour se rénover et un nouvel investissement serait malvenu et que, nouveau paradoxe, si le numérique permet au distributeur de réaliser des économies substantielles, c’est l’exploitant qui doit investir dans un matériel très cher (entre 60 000 et 100 000 euros selon la taille de la salle, sans que l’on puisse escompter de considérables économies d’échelle en raison du nombre réduit de salles à équiper) et peu fiable (quel est l’utilisateur de l’informatique qui n’a jamais connu de bug ?). En matière d’entretien, un contrat de maintenance pour le numérique coûte dix fois plus cher que pour les appareils traditionnels : un bon bricoleur pouvait toujours réparer un projecteur conçu sur des principes de mécanique et d’optique, alors qu’avec l’électronique…
De plus, l’informatique évoluant extrêmement rapidement, il faut prévoir un renouvellement des matériels à brève échéance avec, en conséquence, une durée d’amortissement réduite et un fossé prévisible entre les salles qui pourront suivre l’évolution technique et les autres. Déjà, les principaux opérateurs se livrent à une concurrence des standards à partir des puissances de projection proposées : les trois fabricants mondiaux de projecteurs (Barco, Christie et Nec) proposent un projecteur 2K, lorsque Sony, leur principal concurrent, fait la promotion de son projecteur 4K, tout en promettant à terme un projecteur encore plus puissant… Sans négliger les possibilités de lier la diffusion d’un film à l’adoption d’un standard particulier : ayant racheté Columbia, Sony vend des films et tente d’imposer ses appareils.
Enfin, l’encombrement du projecteur numérique comparable à celui d’un appareil 35 mm ne permet pas la mise en place d’un double poste dans la plupart des cabines en raison de leur exiguïté. Il faudra donc opérer un basculement dans le numérique sans être sûr de la pérennité de l’approvisionnement en films sur le nouveau support.
Bien sûr, le numérique n’est vraiment bénéfique que pour les films à grand spectacle : « Les films intimistes français ne sont pas magnifiés en Imax » (Julian Stanford, directeur Imax Europe et Afrique). Mais pas que les films français, les petits films indépendants américains ou chinois également ! De plus, le faible coût des copies va permettre d’inonder le marché de copies des grands films porteurs. Les films qui ne marchent pas seront débarqués dès le mercredi soir ! Plus besoin d’attendre une semaine ! Bref, l’accélération de la circulation des copies et la concentration des recettes sur un petit nombre de titres propre à toutes les industries culturelles ne peuvent que s’aggraver 4.
Alors pourquoi le numérique ? La force du capitalisme réside bien dans ce pouvoir d’imposer une innovation que personne ne souhaitait vraiment. Mais surtout, elle peut être l’occasion d’accroître la concentration du secteur en éliminant les indépendants. C’est pourquoi en 2009, les circuits ont sauté le pas en faisant appel à un tiers investisseur : une banque achète le matériel et leur loue à partir d’un pourcentage sur les recettes, une forme de leasing. Évidemment, les petites salles sont exclues du système car elles ne génèrent pas assez de recettes. Le Centre national du cinéma (CNC) a donc réfléchi à mettre en place un fonds de mutualisation à partir d’une contribution des distributeurs pour aider les petites salles à s’équiper. Malheureusement, le Conseil de la concurrence a émis un avis défavorable en février à partir d’un argumentaire jésuitique… Ainsi si l’Autorité de la concurrence reconnaît que « le projet du CNC correspond à un objectif d’intérêt général », elle motive son avis négatif en évoquant la protection de cette nouvelle activité des banques qui, comme chacun sait, ont vraiment besoin d’être aidées…
Nous en sommes là : les multiplexes continuent d’engranger des recettes et les petites salles sont sur le bord du chemin. Avec en perspective une menace sur tout le cinéma indépendant. Certaines s’équipent en s’endettant et se fragilisent d’autant. Petit rappel : en 2009, la France compte 2 066 établissements pour 5 470 écrans. Les 174 multiplexes sont concentrés dans les grandes agglomérations urbaines et imposent donc des déplacements la plupart du temps en automobile (disposer d’un grand parking, c’est le premier avantage des multiplexes installés à la périphérie !). Les petites salles indépendantes représentent la moitié de ces établissements. Si leur poids économique peut être considéré comme marginal 5, elles irriguent le territoire, assurent l’essentiel de l’éducation au cinéma et, par conséquent, le renouvellement des spectateurs… Rôle capital pour l’ensemble de la filière dans la mesure où les spectateurs vieillissent et singulièrement pour les films classés Art & Essai. Rôle capital aussi en terme de citoyenneté dans la mesure où l’inflation des offres dans les industries culturelles exige le recours à la médiation, voire à la prescription pour lutter contre la finalité première (à la fois économique et idéologique) de ces industries (générer du « temps de cerveau disponible ») et permettre de donner du sens dans un monde qui en a bien besoin.


1. The Economist, in Courrier international, n ° 1020 du 20 au 26 mai 2010, p. 53.
2. En dixième semaine d’exploitation (et malheureusement souvent bien avant), le spectateur en salle ne bénéficie pas forcément de la belle image argentique tant la pellicule peut être dégradée. En revanche, le numérique est, en principe, inaltérable. Pour autant, dans la mesure où les logiciels évoluent très rapidement et les supports n’offrent pas de garantie de sauvegarde à long terme, les conservateurs d’archives (Ina ou CNC) transfèrent systématiquement les films restaurés en numérique sur une copie en argentique…
3. Le numérique offre une opportunité pour que le coût du personnel de projection soit réinvesti vers des postes d’animation, de communication. Et pas d’exécution pure. Postes indispensables pour défendre la diversité culturelle.
4. En 2009, les 30 premiers films sur les 588 sortis dans l’année ont réalisé 46,8 % des entrées.
5. Là aussi, un chiffre global en terme de part de marché ne rend pas compte de la complexité et ne différencie pas en fonction de la nature des films : plus la sortie des films est réduite en nombre de copies et plus ces films réalisent leurs entrées dans les salles indépendantes.



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


45982Vidal

le 3 juillet 2010
Mato-Topé expose bien la situation. Sans sous estimer la donne sociale (cf la note 3 de l'article), il faut comprendre que les personnels des cinémas sont très peu syndiqués; et l'évolution vers le numérique n'offre pas beaucoup de perspectives d'emplois pour les projectionnistes... D'ailleurs, le 3 juillet, le groupe UGC annonçait le licenciement d'une centaine de projectionnistes... Donc, le numérique est une opportunité remarquable pour les exploitants de salles de cinéma, au détriment des projectionnistes...qui deviendront peut-être des "agents de comptoir", près des machines à pop corns !