Licenciés pour faute grève

mis en ligne le 20 mai 2010
« Apporter aux points de vente le meilleur service au coût le plus bas », « gagner en productivité », « livrer partout, mieux et moins cher », « améliorer la performance » : telle est l’obsession d’ITM Logistique International 1. Dans leur guerre contre la vie chère, les valeureux Mousquetaires n’hésitent pas à presser leurs serviteurs. Sur la base logistique Intermarché de Levet, les corps sont à bout. « Les anciens sont complètement cassés, témoigne un salarié. La moitié du personnel porte une ceinture pour le dos. On ramasse des colis pliés en deux, et les cadences sont tout le temps augmentées. »
ça ne suffit pas. Lors de la dernière négociation annuelle obligatoire, la direction supprime la prime d’intéressement. « ça représentait l’équivalent d’un mois de salaire, chiffre Fatih Boussalmi, délégué CGT depuis 1986. Ce n’est pas rien, quand tout le monde est au Smic… Depuis cinq ans, les salaires sont bloqués. Le cariste le mieux payé, qui a 28 ans d’ancienneté, touche 1 200 euros par mois. »
La colère monte. Outre le maintien de la prime d’intéressement, les employés demandent de mettre un terme aux heures supplémentaires abusives et aux changements d’horaires incessants, de respecter la vie familiale, d’arrêter la polyvalence effrénée, et d’en finir avec la pression sur les élus du personnel.
Le 17 mars, la grève commence. Ils sont 71 manifestants, sur les 226 salariés de l’entreprise. Les jours passent… Ils n’obtiennent rien. Pas la moindre négociation. Lorsqu’ils sont reçus à l’inspection du travail, la direction refuse même de répondre à l’invitation. « Elle a laissé pourrir le mouvement, constate Fatih Boussalmi. Le patron nous a carrément dit : « Il y a 10 % de chômeurs en France. Vous, vous avez du travail. » » Non mais, de quoi se plaignent-ils ?
Malgré les intimidations, les privilégiés continuent. Face au mutisme de la hiérarchie – « On n’a même pas pu avoir la direction générale au téléphone », précise Raphaël Courroux, délégué FO –, ils mettent en place des barrages filtrants. Puis bloquent le site. Les camions ne passent plus. Les commandes sont prises en charge sur d’autres bases. La direction dépêche un huissier. Du doigt, elle lui désigne cinq « meneurs », parmi lesquels quatre élus du personnel. Elle les assigne en correctionnelle. Le tribunal de grande instance de Bourges juge la grève illicite. Les cinq n’ont plus le droit de se rendre sur le piquet. Et le 24 mars, la préfecture envoie douze gendarmes pour déloger les derniers grévistes 2. « Ils nous ont fait comprendre que si on ne partait pas, c’est eux qui allaient enlever le piquet de grève », décrit un manifestant.
Les grévistes étaient pacifistes, ne séquestraient personne, ne menaçaient pas l’ordre public. Mais ils ont osé bloquer le site ! Pour la direction, pour la préfecture, pour le tribunal, c’est interdit. Les manifestants sont priés de rester sur le trottoir, sagement, et de ne pas faire trop de bruit. « C’est très, très grave. Le droit de grève est bafoué », s’inquiète le délégué CGT. « Accusations infondées », rétorque le directeur, Carlos Français, sans développer davantage. Jean-Claude Sandrier, député communiste venu soutenir les ouvriers, est révolté : « J’ai écrit à la préfète. Elle ne m’a toujours pas répondu. Son attitude est irresponsable, disproportionnée. Elle ne règle aucun des problèmes sociaux de l’entreprise. Au contraire, ça peut faire dégénérer la situation. »
Au lendemain de l’intervention de la bleusaille, la direction d’Intermarché interdit l’entrée des grévistes. Quinze « bloqueurs » font l’objet d’une sanction disciplinaire. Les cinq « meneurs » sont mis à pied. Ils reçoivent une lettre de licenciement, « pour faute grave ». Le délégué FO Raphaël Courroux a eu accès aux documents explicitant son propre licenciement : « Les griefs sont complètement inventés. C’est un tissu de mensonges. Il n’y a pas un mot qui soit vrai. C’est honteux. Il y a une volonté de punir pour donner l’exemple et faire en sorte que ça ne recommence pas. »
« Nous avons affaire à une direction tyrannique, complète Fatih Boussalmi. Les délégués syndicaux sont gênants, donc il faut s’en débarrasser. » Le cégétiste en sait quelque chose. Voici deux ans, son directeur, Carlos Français, l’a attaqué en justice : il n’avait pas apprécié de se voir caricaturer en Sarko dans un tract. Le 12 mars dernier, le despote l’a violemment poussé alors qu’il préparait des appels à la grève. Résultat : huit jours d’interruption temporaire de travail. « Il m’a esquinté le dos. J’ai déposé plainte, mais c’est moi qui me retrouve en procédure de licenciement… »
Du côté de FO, le traitement est tout aussi agressif. « Depuis l’arrivée de la nouvelle direction, il y a une guerre menée contre les syndicalistes, alerte Raphaël Courroux. Plus de la moitié des élus du personnel a déjà subi des sanctions ou des brimades. » Notamment les cadres : « Dans le comité d’entreprise, il y a un poste pour les agents de maîtrise. Comme la CGC n’est pas représentée sur le site, ils se syndiquent chez FO. Tous se font démonter. Ils ne restent jamais plus de quatre mois sans rencontrer des problèmes. Un agent de maîtrise a été rétrogradé, un autre est en cours de licenciement, l’une est partie suite à une rupture conventionnelle, un autre a été mis à pied pour faute lourde… ça en fait six qui défilent comme ça. On en a même un qui est tombé en dépression au bout de deux mois. »
En France, le droit de grève est reconnu depuis 1881, la liberté syndicale depuis 1884. Mais les Mousquetaires sont restés dans leur XVIIe siècle de capes et d’épées. Pas de doute, ils excellent dans l’art de couper des têtes.

Pierre Thiesset

1. Citations extraites du site internet de l’entreprise : logistique-mousquetaires.com.
2. Nous avons essayé de joindre Madame la très zélée préfète du Cher. Malgré le petit nombre de questions (« En quoi cette grève nécessitait-elle l’intervention de la gendarmerie ? Pourquoi ne pas avoir nommé un médiateur pour essayer de régler le conflit ? Beaucoup ont le sentiment que vous avez bafoué le droit de grève et fait le jeu de la direction. Que répondez-vous à ces accusations ? »), la Thatcher du Berry n’a pas pris le temps d’y répondre.