Les belles âneries

mis en ligne le 6 mai 2010
La légitimité de la fonction professionnelle peut apporter une condescendance de l’esprit vis-à-vis de ses propres facultés, et masquer les égarements ou les insuffisances de notre valeur à discerner les vrais problèmes. À cet égard, on a pu constater, par exemple dans l’histoire musicale, que certains musiciens étaient d’excellents professeurs mais se révélaient mauvais interprètes. Il en est de même en littérature ou en peinture. Aujourd’hui, on est en présence d’un phénomène autrement plus généralisé qui fait que le peu de notoriété ou de notabilité acquis, on se fait un devoir d’écrire un livre. La tendance actuelle est davantage celle de l’autobiographie, même si certains se laissent aller à croire qu’ils sont les nouveaux penseurs de la société actuelle. Certains philosophes également flirtent avec cette gloire instantanée tel l’expresso bu sur le comptoir du dernier bistrot !
L’auteur de ce livre en recèle les caractères : professeur de philosophie, puis maître de conférence à Science-Po Paris, enfin directeur d’un institut d’études de marché et d’opinion. Il a bonne grâce, en fin de pages, de remercier ses aides, lesquels, trop amis pour être honnêtes, ne l’ont pas découragé dans cette entreprise. De même, prie-t-il ses lecteurs de l’excuser « si ce livre pèche dans sa forme et dans son fond, nul autre que [lui-même] n’est à blâmer » ! Le lecteur n’aurait-il pas su lire le nom sur la page de garde, qu’il serait allé trouver monsieur Pingouin ou madame Cigogne pour, à l’un ou à l’autre, signifier les erreurs constatées dans ce livre ?! C’est, comme on dit, pousser à l’extrême sa responsabilité alors que tout concourt pour que le malfaiteur soit clairement identifié ! Le Complexe d’Arlequin reprend donc le thème de l’inconstance, à partir de la pièce La Double Inconstance de Marivaux, sans qu’il soit bien certain que l’auteur de cette pièce ait voulu en faire une démonstration générale ! Le thème de l’amour est toujours porteur d’infidélité, de passion, de trahison, etc. Mais soit, acceptons-en l’idée…, comme celle de la « flânerie marchande » au cœur de Camden Town à Londres. Ces deux exemples servent donc de socle à l’éloge de l’inconstance, puisque l’auteur souhaite « plaider pour tous ces mauvais sujets des temps modernes que sont les consommateurs, les téléspectateurs, les utilisateurs de téléphone portable et les électeurs négligents ». La conclusion est encore plus édifiante puisque « s’il fut jamais une époque propice à ce que se nouent des liens sociaux nombreux, c’est bien la nôtre. Arlequin n’est pas la ruine de notre civilisation démocratique, il en est au contraire la condition… Arlequin est celui qui en cessant de vouloir transformer le monde, s’est rendu capable de donner à sa vie des formes toujours plus diverses. En quoi consiste précisément notre liberté ». Voilà pour la conclusion ! Alors que s’est-il passé entre le début et la fin de ce livre ? Rien ou à peu près, en ce sens que lorsqu’Arlequin regarde la télévision, « l’examen des faits montre que l’attitude du téléspectateur réel, muni d’une télécommande, est assez éloignée de la passivité qu’on lui prête. [Car] regarder la télévision, ce n’est pas subir les jeux, les variétés… C’est aussi vouloir s’informer, désirer se distraire, souhaiter se cultiver, voire aspirer à se divertir d’une angoisse ». Si ma mémoire ne me trahit pas, Pierre Bourdieu avait écrit un petit livre sur la télévision, où il démontrait justement la passivité du téléspectateur. Après la télévision, Arlequin s’en va faire son marché où tant et tant de choses lui sont proposées que « plus encore qu’avec les choses de l’amour, c’est avec le marché qu’il a trouvé son terrain de jeux ». (Remarquons l’étonnant rapprochement entre l’amour et les salades ou les pommes de terre…) Mais le cynisme va plus loin puisque « à l’horreur économique qui régnerait sur le monde du travail et réduirait l’individu à l’état de simple objet exploitable et jetable après usage, ferait écho du côté de la consommation une entreprise généralisée de confiscation et de manipulation de ses désirs pour les réduire à n’être plus que ce clown inconstant perdu dans les rayons des soldes » ! Sans doute, monsieur Achache ignore-t-il tout du chômage, du travail des enfants, des suicides, pour parler au conditionnel !? Pour être clair, insiste notre auteur, « l’adhésion d’Arlequin à la culture du marché ne se réduit pas au seul calcul rationnel de l’agent économique, il en veut également pour son imagination » ! Dans son livre Les Paradoxes de la postmodernité, Claude Javeau rappelle que « le capitalisme moderne produit la standardisation et la similarité des conduites dans la vie sociale, et entraîne la destruction des différences de diverses natures ».
« Arlequin aime les belles choses », et pour étayer sa démonstration, notre éminent écrivain compare « le poète inspiré et le DJ », non sans vanter les mérites de l’iPod ! Sans doute Arlequin n’a-t-il pas lu de la poésie depuis plusieurs siècles pour parler de « poète inspiré », mais je le renvoie à deux ouvrages simples et transparents, celui de Pierre Reverdy, Cette émotion appelée poésie, et celui de François Cheng, Cinq méditations sur la beauté. Quant au dernier domaine abordé, la politique, il est symbolisé par l’isoloir qui « permet à l’électeur de se hisser au niveau de généralité et d’universalité qu’exigent le bien commun et l’intérêt général » ! Octave Mirbeau ne doit pas en croire ses os de recevoir l’écho de telles âneries… Bien entendu, ces quelques lignes ne reprennent pas l’essentiel, ni même les traits les plus significatifs de ce livre, elles se veulent le témoignage de la médiocrité qui sévit actuellement et de l’incompréhension qui se fait jour lorsque des personnes, en apparence instruites, veulent exercer un métier – car celui d’écrire en est un.

Jean-Michel Bongiraud