Camus, l’intouchable ?

mis en ligne le 6 mai 2010
Camus, le « très polémiqué »
Albert Camus a le vent en poupe. Les anarchistes ont créé plusieurs événements autour de l’ouvrage Albert Camus et les libertaires, paru récemment, grâce à Lou Marin, aux éditions Égrégores. Aujourd’hui paraît Camus l’intouchable, de Jean-Luc Moreau. Quel rapport entre ces deux ouvrages ? Si le premier retrace les nombreuses interventions d’Albert Camus aux côtés des anarchistes, ces dernières n’aidèrent pas vraiment à apaiser les critiques, sujet longuement abordé dans le second. En effet, la polémique fut la compagne de route de Camus tout au long de sa courte vie (1913-1960), qu’elle s’adresse au journaliste engagé ou à l’auteur qui terminera prix Nobel de littérature.
L’histoire n’a retenu que la rupture entre Camus et Sartre, suite à un article très critique écrit par un journaliste sur L’Homme révolté et paru dans Les Temps modernes. Mais, Jean-Luc Moreau nous rappelle à juste titre que la rupture fut précédée de deux autres critiques, portées par André Breton et l’anarchiste Gaston Leval. Viendront ensuite d’autres polémiques, issues de personnages aussi divers que Georges Bataille, Roland Barthes ou encore Raymond Guérin. Pour Jean-Luc Moreau, « il serait incompréhensible qu’on continue à ne pas prendre en compte ces critiques : ce serait vraisemblablement une faute de les exclure du champ de réflexion actuel sur Camus, dont la perspective devrait être de le rendre à lui-même, de le désenclaver de son mythe ». On ne peut que l’en remercier.

Breton/Camus
La première de ces polémiques éclate tandis que Breton réagit à un article publié par Les Cahiers du Sud reproduisant un chapitre de L’Homme révolté, intitulé « Lautréamont et la banalité ». Sous ce titre provocateur, Camus veut en fait s’opposer à tout un travail d’approfondissement, d’interprétation des œuvres de Lautréamont pour s’en tenir à une « lecture primaire * ». et incite les autres à s’y cantonner… Quand on sait que Breton, qui a déjà eu auparavant des mots avec Camus, cite Lautréamont, Arthur Rimbaud et Guillaume Apollinaire comme les trois précurseurs des surréalistes, on se doute alors de sa réaction…
De joute en joute, Breton reprend quelques phrases de Camus dans L’Homme révolté qu’il juge proches de la diffamation, comme celle-ci : « Les surréalistes ont parlé du suicide comme d’une solution et y poussent leurs adeptes, mais pourquoi n’en ont-ils pas donné l’exemple eux-mêmes ? » Il est vrai que la phrase de Camus a quelque chose de détestable parce que, selon Jean-Luc Moreau, « elle se sert de la vérité formelle d’une assertion pour en tirer une affirmation diffamatoire en jouant sur les mots. On sait ce que cela donne dans certains interrogatoires. À suivre de près Breton dans ses réponses, on s’étonne de le trouver parfois en deçà de ce qu’il pourrait rétorquer ». La bataille sera rude et passera par des gentillesses du style : « M. Breton a son importance, mais il n’est pas immense. » Ambiance ! Les contre-attaques ne proviendront pas du seul André Breton, comme l’indique un autre chapitre de l’ouvrage de Jean-Luc Moreau, « Le Soleil Noir et la révolte en question », qui met en lumière une autre polémique, celle-ci menée par Jean Grenier contre Albert Camus.

Camus/Leval
L’Homme révolté sera également attaqué par l’anarchiste Gaston Leval et ceci dans quatre articles parus dans Le Libertaire en mars et avril 1952, sous le titre « Bakounine et L’Homme révolté d’Albert Camus ». Leval y conteste la vision trop négative de Bakounine qu’il a découverte dans le roman. Il la trouve si étonnante, si « inimaginable » qu’il lui faut croire à un malentendu, et à un malentendu de taille, puisque Camus est justement pour lui « bakouninien sans le savoir ». Camus maintiendra néanmoins son point de vue sur le révolutionnaire russe, mais placera en revanche, sans ambiguïté, son essai sous le signe de la pensée libertaire qu’il promeut sans réserve. C’est là, selon Jean-Luc Moreau, une indication sur la signification réelle de son livre… Les critiques ne l’ont que peu reprise, mais il est vrai qu’il ne l’a délivrée avec autant de fermeté qu’auprès de ceux dont il n’a pas à craindre d’être incompris.
Pour Gaston Leval, il ne s’agit pas d’attaquer Camus dans Le Libertaire, mais de défendre Bakounine et le manque de rigueur de l’écrivain qui n’a pas suffisamment vérifié ses sources. Les reproches finiront par un retentissant « Albert Camus, qu’avez-vous lu de Bakounine ? En votre âme et conscience, répondez-vous à vous-même avec votre droiture et cette sincérité que vous exigez des autres ». Ce chapitre est particulièrement à recommander à nos lecteurs spécialistes de Bakounine, admirateurs de Gaston Leval, comme d’ailleurs d’Albert Camus…

Bataille/Camus
La polémique soulevée par Georges Bataille a pour Jean-Luc Moreau une tout autre origine : « Bataille ne nous intéresse pas dans cet ouvrage pour s’être frontalement attaqué à Camus, mais tout au contraire pour l’avoir défendu. Reprenant la controverse entre Breton et Camus, il analyse les arguments de l’un et de l’autre, distribue les bons et les mauvais points, s’attribue une position d’arbitre, ce qui lui donne une stature idéale pour exposer ses propres convictions. » Et Moreau de nous prévenir sur le sens à donner à ce chapitre : « Nous devons nous souvenir que Bataille a adopté une position stratégique de défense de Camus qui l’oblige à quelque mansuétude, voire des accommodements. »

Camus/Barthes/Guérin
La naissance de la polémique entre Roland Barthes et Albert Camus est expliquée ainsi : « Si L’Étranger a établi un tel lien entre Barthes et Camus, La Peste l’a rompu. » Dans ce chapitre passionnant, on aperçoit nettement la distance qui peut séparer Roland Barthes le critique d’Albert Camus écrivain. Barthes est déçu par La Peste, qui est « la révélation publique de l’écart entre ce que l’auteur prétend avoir voulu faire, l’analyse d’une épidémie et ce qu’il a réellement fait : un roman de la solitude ». La question évoquée n’est plus celle du style, mais celle du roman, comme genre et, dans le début de son article polémique, Barthes de rappeler que « La Peste n’est pas un roman, mais une chronique ».
Mais, si l’auteur du Degré zéro de l’écriture tique sur la morale introduite, selon lui, contre toutes les règles dans la chronique, il admet ne pouvoir trouver cette morale cohérente, voire justifiée au sein même de l’œuvre. Barthes est encore déçu par La Peste, parce que dans cette chronique « la tragédie avorte sans cesse et que l’épidémie ne produit pas la purification spectaculaire propre au tragique ». Et c’est en quoi « la morale – déterminant le choix de la chronique – a été choisie aux dépens de la métaphysique qui aurait conduit à un roman n’évacuant pas le tragique ». Jean-Luc Moreau regrette que Roland Barthes ne développe davantage, car il rejoint là la critique la plus forte, peut-être, qu’on ait faite à l’œuvre d’Albert Camus, du moins à certains de ses livres (Le Mythe de Sisyphe, L’Homme révolté et La Peste) : commencer par une prise de position métaphysique (l’absurde), l’abandonner plus ou moins insensiblement par la suite, pour en fin de compte tomber dans la morale…
Enfin, dans ses Humeurs, Raymond Guérin s’en prend peut-être moins à Camus qu’au public « moutonnier » l’ayant, selon lui, glorifié d’une manière abusive et rendu par là même intouchable… C’est toute la problématique portée par cet ouvrage un peu élitiste, mais incontournable pour les amateurs d’Albert Camus et ses polémistes…


*. Il faudra attendre 1987 pour que Le Clézio dépasse même la provocation de Camus en soulignant que dans Les Chants de Maldoror, « le fabuleux est conduit à son extrême, c’est-à-dire à l’absurde ».