De l’école à la mairie, le pouvoir sur l’enfant déménage

mis en ligne le 22 octobre 2009
Déclin du temps, de l’espace et du contenu
L’école, depuis 1984, date des instructions officielles du ministre Chevènement, n’en finit plus de réduire l’importance concrète, réelle et éducative qu’elle prend dans la vie des enfants.
Ce rétrécissement a d’abord été un rétrécissement de temps, sur un peu plus d’un siècle. « Ainsi, en un peu plus d’un siècle, la durée obligatoire annuelle de présence en classe des élèves de l’école primaire est passée de 1 338 heures à environ 850 heures », témoigne l’historien de l’éducation Claude Lelièvre, sur son blog 1.
On en connaît les instruments : découpe et harmonisation des temps de vacances entre différentes zones pour optimiser l’industrie du loisir et du tourisme, suppression de certains samedis matins, puis de tous avec l’instauration de la semaine de quatre jours.
Ainsi, comme le rappelle Hubert Montagner (spécialiste de chronobiologie), si la journée scolaire de l’élève français est la plus lourde et la plus infructueuse d’Europe, le nombre de jours par an, le temps passé à l’école sur une année sont au contraire parmi les plus faibles.
À qui profitent tant d’incohérences ? Certains enseignants, certains parents y trouveront de la vertu, à partir du moment où ils envisagent le problème depuis leur seul point de vue : pas celui de l’enfant !
Le rétrécissement temporel de l’école s’accompagne évidemment du déclin de la capacité de cette institution à concerner d’autres espaces que celui de ses bâtiments et de ses classes ; ainsi l’école, depuis les années 80, s’est repliée sur elle-même ; à coup de plans Vigipirates, elle a généré entre les établissements et le quartier des coupures et des frontières dont le franchissement ne peut plus être vécu que comme un drame ou un risque d’agression.
Le durcissement de la réglementation des sorties de proximité, y compris à la piscine, a réussi à faire quasiment disparaître les « sorties spontanées » ; tout doit être organisé, annoncé, autorisé, justifié en bonne et due forme. De plus, le directeur est tenu de demander des justificatifs pédagogiques pour l’inspecteur.
Les sorties plus lointaines ne sont pas épargnées non plus, du fait de leur coût, mais aussi d’une réglementation sécuritaire démesurée (qui porte sur la destination, l’encadrement, les moyens de transports, etc.). Elles sont devenues rares, chères, et le plus souvent tiennent lieu de récompense, d’événement de fin d’année et relèvent davantage de la consommation auprès d’organismes agréés et autorisés.
L’espace s’est bien entendu rétréci également à l’intérieur des écoles elles-mêmes ; le remplacement des cantines par des selfs s’est ainsi souvent traduit par une moindre place de chaque enfant (du fait d’une rotation plus soutenue) ; de même, la circulation des enfants dans les écoles élémentaires a été partout remise en cause, et soumise à de nombreuses restrictions.
Il est devenu rare de voir des enfants circuler d’une salle à une autre pour leur travail ; dans de nombreuses écoles, il en est de même pour aller aux toilettes.
Dans la classe elle-même, si la pédagogie différenciée semble encore de mise, celle-ci ne peut plus se dérouler que dans le « frontal » ; plus que jamais, les élèves français doivent rester assis, journée après journée. Les corps doivent être domestiqués !
La réduction du temps et de l’espace ne peut pas être sans effets sur les contenus ; quand on bouge moins, quand on a moins de temps, il ne reste plus de place que pour rabâcher quelques bases dans des « matières » forcément fondamentales.
La survalorisation des notions et compétences dites « de base » entraîne un double rétrécissement : moins de sport, moins de gym, tellement moins d’activités d’expression (qui, pour avoir lieu, doivent faire la preuve de leur intérêt pour soutenir… les matières fondamentales !). Ça, c’est le premier « rétrécissement de contenu » ; le second porte sur les méthodes : on est revenu cinquante ans en arrière ! Avec des ordinateurs, des programmes et de multiples moyens de mesurer les performances individuelles et de contrôler le travail de chacun (ça, c’est nouveau), on ressuscite l’école de 1930, avec le primat du par cœur, de l’exercice répétitif, systématique et du rabâchage.

Du déclin au contrôle
Bien entendu, il faut partout remplacer l’abandon par du contrôle ; c’est une règle qui a bien été comprise par Loïc Wacquand (Punir les pauvres, Agone, 2004), que l’abandon de la protection des individus, la déréglementation de services qui leur sont nécessaires doivent absolument s’accompagner d’une pression pénale et sécuritaire concomitante pour éviter tout risque d’explosion sociale, comme dans les banlieues en 2005 (voir L. Mucchielli et al., Quand les banlieues brûlent, La Découverte, 2006 et 2007).
C’est ainsi qu’à l’école, depuis les années 90, se sont développés de multiples outils de détection, de suivi, d’évaluation des enfants et de leurs difficultés scolaires ou pour supporter la situation scolaire.
Cette nouvelle fonction de l’école, de prescription d’aides (qui ne se trouvent plus qu’à l’extérieur de l’école), de contrôle des élèves, de suivi des enfants et de leurs parents sous la forme de multiples contrats et programmes (programmes personnalisés de réussite et de progrès, par exemple) est devenue une activité aussi centrale que la dispensation des fameuses bases.
Si les possibilités d’apporter une aide scolaire aux élèves en difficulté sont partout en baisse, si la transformation des Gap à la fin des années 90 en Rased a marqué un reflux net des pratiques d’aide dans la classe et dans l’école (qui ne sont pas que des aides « disciplinaires »), la rentrée 2009, en redonnant aux classes ordinaires nombre de postes « spécialisés », marquera l’abandon de ce qui restait du soutien de l’enfant à l’école ; ne restera bientôt plus aux Rased que le suivi des contrats d’intégration et des contrats pédagogiques avec les familles, hors de toute relation directe et réelle avec l’enfant.
Qu’importe, le contrôle se portera encore davantage sur les tests et les évaluations ; même si la levée de boucliers, à travers le mouvement « Pas de zéro de conduite pour les enfants de moins de 6 ans », suite au rapport de l’Inserm, a ralenti l’introduction de tests prédictifs et autopassants (comme celui du « Dominique interactif »), d’autres attendent la première occasion pour se généraliser : ainsi en 2009, les cahiers d’évaluation CE1/6e contenaient-ils dans leurs premières versions des questions « psychosociales » qui n’ont finalement pas été remplies, suite à l’effroi des enseignants. Pour combien de temps encore ?
Ce que l’école abandonne comme terrain éducatif et qu’elle remplace par du suivi, des modulations d’exigence et du contrôle, la ville l’occupe.
Les compétences légales et les possibilités d’influence de la part des municipalités sur les actions sociales conduites sur leur commune sont aujourd’hui nombreuses et découlent d’une généalogie impressionnante de lois et de textes.
Cette influence considérable des municipalités, pour être prise en compte, doit pouvoir établir les modalités nombreuses par lesquelles elle passe.
Les municipalités agissent en premier lieu comme opérateurs directs de prestations et d’action sociale, à travers les CCAS. À ce titre, malgré quelques garde-fous, elles exercent des compétences incontournables en matière de logement, d’accès aux droits, auxquels s’ajoutent la gestion et la décision concernant les prestations non obligatoires.
En tant qu’employeurs et gestionnaires d’équipements, les municipalités exercent un contrôle indiscutable sur les dispositifs périscolaires, de loisirs, de garderie. À cela s’ajoute également, la plupart du temps, un pouvoir de gestion sur des équipements collectifs tels que crèches, maisons de retraite, etc.
C’est le même type de prérogatives qui met les municipalités en position décisionnelle d’attribution de marchés, de choix des opérateurs, des prestations, pour tout ce qui concerne les loisirs en dehors des structures, séjours, colonies de vacances.
En matière scolaire, les municipalités, propriétaires des équipements, responsables des investissements, des crédits de fonctionnement mais aussi des choix des prestataires pour tous les compléments indispensables de la scolarité, comme les divers intervenants sportifs, culturels, linguistiques, informatiques, artistiques, exercent un pouvoir considérable, parfois médié par des instances largement sous contrôle, comme le sont les caisses d’école.
On ne mesure jamais assez combien les municipalités détiennent la quasi-totalité des petits pouvoirs qui importent aux familles et aux enfants des villes, concernant leurs conditions de vie, de loisirs, d’éducation, au quotidien.
Une telle importance échappe souvent à l’observateur car elle est minorée par le fait qu’elle n’est en rien incontournable ou obligatoire. Rien n’empêche en effet une famille d’organiser et de financer elle-même ses propres loisirs, la garde ou la restauration de ses enfants, les vacances, les activités culturelles, sportives, de soutien scolaire, complètement en dehors des équipements municipaux.
Par contre, à l’opposé, il faut noter que les familles de milieu populaire dépendent quant à elles souvent complètement de cet échelon politique. L’écart est ici considérable et rarement mis en perspective.
À l’école, l’ancienne délimitation traditionnelle des zones d’influence de l’Éducation nationale et des municipalités, qui date de Jules Ferry, est largement dépassée ; certes, les municipalités n’exercent pas encore de pouvoir direct concernant les choix pédagogiques des écoles ou la gestion de leur personnel (ce pouvoir sera bien réel dans le cadre des EPLE), mais le pouvoir indirect est impressionnant et ne peut être ignoré par aucune équipe : choix ou refus de financer les activités indispensables mais non obligatoires des écoles en fonction de la qualité des relations, possibilité d’influencer sur les choix pédagogiques à travers les intervenants et les prestataires qui restent de la responsabilité unique des mairies, financement de dispositifs et de projets (au mieux en concertant des instances négociées avec l’Éducation nationale).

Pouvoir des villes sur la vie des pauvres
Cet accroissement constant de la zone décisionnelle et d’influence des municipalités sur l’ensemble des dispositifs et actions pédagogiques, éducatifs et sociaux de leur territoire s’est également appliqué à travers l’importance progressive d’instances dites de concertation et de négociation entre institutions et collectivités, qui exercent un large pouvoir : les CLSPD, les CUCS, les comités de gestion des politiques de réussite éducative sont aujourd’hui des instances incontournables de gestion, d’attribution, de répartition de fonds et de subventions dans lesquels les municipalités ont un rôle prépondérant.
Dans le domaine de l’action éducative et sociale, le rapprochement des décideurs en matière d’équipements et de dispositifs vis-à-vis « du terrain » a souvent été présenté comme un objectif souhaitable ; les municipalités représentent à la fois l’échelon et la collectivité les mieux à même de prendre en compte l’ensemble des réalités locales ; par ailleurs, les équipes municipales sont issues des urnes, ce qui représente un gage de démocratie.
Dans les faits, il en va souvent autrement ; on sait que les échelons décentralisés du pouvoir politique connaissent les mêmes limites que les échelons centralisés et mettent souvent en scène les mêmes défauts : manque de représentativité, défaut de participation concrète des habitants, absence de représentation de la diversité des opinions, non-représentation politique des étrangers, des mal logés, des enfants, etc., phénomènes de « féodalité », tout cela caractérise ainsi les modes de gestion politique de nombreuses villes.
Cette extension de la zone de pouvoir et d’influence des municipalités sur à peu près tous les éléments « vitaux » de la vie des familles que sont l’éducation, le logement, les loisirs, la culture, les modes de garde, est d’autant plus problématique qu’elle s’exerce essentiellement sur les milieux et les individus les plus fragiles.
Une autre source d’inquiétude provient également de la manière dont les élus peuvent percevoir ou traiter les problèmes sociaux. Dans les faits, l’action municipale est souvent marquée par un certain nombre de tendances qui proviennent du fait que les problèmes sont souvent perçus localement, en dehors de leur causalité ou de leur globalité.
Pour la politique municipale, les questions éducatives, sociales et politiques sont devenues le principal motif de débat politique, de divergences de programmes et de déclarations d’opinions ou d’intentions.
De ce fait, les choix politiques dans les modes de gestion, la création de prestations, dispositifs ou d’équipements répondent de plus en plus à des logiques d’annonce ou de communication de type politique dont les bulletins municipaux se font l’écho d’une façon continue.

Traitement idéologique de l’éducatif et du social
On peut relever un certain nombre de tendances qui découlent de cette perception « politicienne » des questions éducatives ou sociales, à l’échelon municipal.
Une certaine mise en concurrence des populations bénéficiaires ; on note que le choix de privilégier telle ou telle catégorie de la population à travers l’utilisation, le recours ou l’accès aux équipements gérés ou cogérés par les municipalités est devenu un véritable outil de communication politique ; nombre de municipalités mettent ainsi en avant une volonté de privilégier, par exemple, l’action auprès des personnes âgées, leur accompagnement, le nombre de prestations directes dont ce public peut être bénéficiaire ; certains bulletins municipaux, par exemple, égrènent des mesures ou événements qui ne sont destinés qu’à ce public.
De la même façon, certaines municipalités choisissent de ne parler des actions éducatives et sociales qu’en termes d’économies et mettent en avant des choix budgétaires limitatifs propres à faire baisser la fiscalité locale, ce qu’apprécient par exemple les propriétaires, parents d’enfants plus âgés et peu consommateurs des dispositifs éducatifs locaux.
À moyens constants, certaines villes choisissent de réorienter certains dispositifs sociaux ou locaux en direction de publics moins précaires ; certains centres sociaux développent ainsi des propositions d’activités qui conviennent davantage aux classes moyennes ; des choix réglementaires ou de tarification en matière de restauration scolaire, de garderie ou de loisirs peuvent également avoir un impact certain sur la fréquentation « sociologique » de ces équipements ; le refus de laisser accéder à ces structures les enfants de parents « sans activité » permet par exemple de mettre à l’écart ou de minorer l’importance démographique des familles les plus fragiles ; ces choix constituent, sans investissement, des outils de communication politique entre les élus et leur électorat plus privilégié.
La logique du cas par cas constitue souvent une référence en matière d’action éducative et sociale pour les équipes municipales ; elles favorisent en effet le pouvoir direct des élus qui, dans certaines communes, imposent aux demandeurs d’aide et de soutien des entrevues préalables ou complémentaires aux demandes avec les élus concernés. Par ailleurs, la logique du cas par cas permet également de valoriser à moyens constants l’action municipale et d’asseoir l’autorité directe des élus.
Une valorisation des effets d’annonce : l’échelon municipal est souvent marqué par l’importance de l’effet d’annonce qui devient souvent plus recherché que l’impact réel des actions et dispositifs dans la vie des publics concernés. Dans cette logique, il devient plus intéressant de multiplier les actions visibles, ponctuelles, plutôt que de mettre en place des dispositifs peu visibles, plus longs et souvent pourtant socialement bien plus efficaces ; les nécessités de la communication politique découragent ainsi les objectifs éducatifs globaux et de long terme.
Une certaine tendance à la désinstitutionalisation des actions est également observable ; créer des postes de « médiateurs municipaux », d’adultes relais à l’identité officielle floue peut s’avérer, pour une ville, moins coûteux et beaucoup plus visible que l’investissement dans des équipements plus professionnels mais au fonctionnement plus complexe.

Pouvoir des maires, pouvoir de discrimination
Ainsi année après année, à travers la généalogie des réformes, des lois et des règlements, on voit poindre un pouvoir municipal inquiétant, extrêmement dirigé contre la jeunesse et les parents concernés.
La loi de 2007 sur la prévention de la délinquance a ainsi doté le maire du pouvoir d’instituer dans sa ville un conseil « des droits et des devoirs des familles », susceptible d’aboutir à des demandes directes de contrats de responsabilité parentale pour les parents jugés défaillants ou dont les enfants sont jugés trop remuants.
De fait, les maires ont également énormément accru leurs pouvoirs judiciaires et de police, et peuvent dorénavant faire régner leur ordre à travers une police municipale de plus en plus armée et à l’abri des critiques sur son coût (du fait de l’incessant battage médiatique concernant l’insécurité).
Le logiciel « Bases Élèves » imposé dans les écoles va permettre aux maires d’obtenir l’application de cette loi qui fait d’eux les destinataires de toutes les informations concernant les enfants (et à travers eux des parents) de leur commune, en provenance des écoles ; la même loi fait déjà d’eux des destinataires, de droit, des informations confidentielles recueillies par les travailleurs sociaux.
Bien entendu, on pourrait aussi espérer que le territoire d’une commune se prêterait également à d’autres politiques de concertation avec la jeunesse et de développement des droits de l’enfant ; à l’évidence, c’est rarement le cas et on voit davantage avancer à visage découvert un pouvoir municipal pénalisant et menaçant pour les enfants et les familles pauvres.

Laurent Ott
Éducateur et enseignant, philosophe social, auteur de Rendre l’école aux enfants (Fabert, 2009)


1. mediapart.fr/club/blog/claude-lelievre