Chomsky : quelques observations sur l’anarchisme actuel

mis en ligne le 22 avril 2010
Je voudrais ici revenir sur une toute récente entrevue au cours de laquelle Noam Chomsky répond à quelques questions qui lui sont posées sur l’anarchisme 1. Trois raisons m’incitent à le faire.
La première est que ce que raconte Chomsky n’est jamais inintéressant.
La deuxième est qu’il est relativement rare, depuis quelques années à tout le moins, qu’il se prononce sur l’anarchisme et tout particulièrement sur l’état de santé de l’anarchisme contemporain, comme c’est le cas dans cet entretien.
La troisième est que ce qu’il suggère est de nature à alimenter les discussions que nous devrions avoir entre nous.
Mais avant d’en arriver à ces sujets, j’aimerais toucher un mot du rapport de Chomsky à l’anarchisme. J’insiste, cependant : il ne s’agit que d’un mot et la question des rapports de Chomsky à l’anarchisme, envisagée globalement et dans la longue durée de son activité théorique et militante, est plus complexe que ce que j’en dirai dans les lignes qui suivent, qui ne proposent qu’un modeste survol d’un territoire méconnu – et qui demanderait à être attentivement exploré.

Des rapports constants et singuliers
On se méprend souvent, m’a-t-il semblé, sur l’anarchisme de Chomsky, allant parfois jusqu’à lui refuser le titre d’anarchiste qu’il revendique pourtant.
Or Chomsky n’a cessé de se réclamer de ce qu’il appelle couramment, sans refuser l’appellation anarchiste, le socialisme libertaire. Son intérêt pour ces idées est ancien et le tout premier texte qu’il a publié, à 9 ans, dans le journal de l’école qu’il fréquentait alors, portait sur la Guerre d’Espagne, qui faisait alors rage et à laquelle, plus tard, il consacrera encore d’autres écrits, dont un texte majeur sur l’objectivité dans les travaux académiques. Chomsky, en fait, ne cessera jamais tout à fait d’écrire sur l’anarchisme, de parler de lui ou de s’en réclamer.
Je ferai pour commencer deux remarques sur cet anarchisme de Chomsky.
La première est son anti-autoritarisme qui résulte de la conviction que les êtres humains se développent de manière optimale dans des conditions de liberté. Il en résulte bien entendu le refus du capitalisme et de l’économie de marché (les firmes étant décrites comme des institutions totalitaires), mais aussi de l’économie planifiée et du socialisme étatique. Il résulte aussi, de cette importance accordée à la liberté, des conceptions de l’éducation, du politique, de l’État, de la culture et de bien d’autres sujets où les contraintes à chaque fois sont a priori perçues comme suspectes et devant se justifier – les abattre devenant le mot d’ordre quand elles ne peuvent passer le test de leur justification. (Notons, sans pouvoir y insister, que cette revendication de liberté est depuis toujours, au sein de l’anarchisme, en tension avec un idéal égalitaire, et l’expression « socialisme libertaire » qu’utilise couramment Chomsky a le mérite de le rappeler.)
Ma deuxième remarque est pour rappeler que Chomsky inscrit fermement son anarchisme dans la tradition des Lumières et dans le rationalisme qui les caractérise. La référence au rationalisme signifie bien entendu un solide engagement envers la raison, la science, la rigueur et le débat argumentatif ; mais il signifie aussi une défense d’une certaine conception de l’être humain au sein de laquelle la liberté évoquée plus haut est centrale, et dans laquelle il est admis, contre un certain culturalisme et contre un certain empirisme qui les croit indéfiniment malléables, que les êtres humains possèdent des caractéristiques naturelles qui les définissent. Comme on le suppose, ses travaux en linguistique et en sciences cognitives apportent quelque crédit à ces idées, même si Chomsky a toujours été très prudent sur les rapports entre ses contributions à la linguistique et ses positions politiques libertaires, refusant d’y voir autre chose que des liens ténus et établis à un niveau passablement élevé d’abstraction. Quoi qu’il en soit, ce rationalisme ainsi défini singularise lui aussi Chomsky : parmi les anarchistes, d’abord, mais aussi au sein de la gauche.
Au total, Chomsky se fait de l’anarchisme une idée assez large pour, sinon y faire figurer, du moins en rapprocher des auteurs qui seraient tenus par certains comme étant, sinon extérieurs au mouvement, du moins comme se situant à ses franges – par exemple Anton Pannekoek, théoricien des conseils ouvriers. Il exprime aussi une profonde sympathie pour des auteurs anarchistes relativement moins connus, comme Diego Abad de Santillan ou Rudolph Rocker.
Chomsky invite à une vision non dogmatique de l’anarchisme, qui reconnaît à la fois son importance et sa singularité dans l’histoire des idées et des mouvements politiques, et son actualité : il a à ce propos maintes fois rappelé la valeur de ce que l’anarchisme, tel qu’il le conçoit, met en avant, ses espoirs, son projet politique et économique et a affirmé leur pertinence dans la résolution des défis que nous affrontons aujourd’hui. Ce vers quoi pointent ces espoirs et ces projets est bien décrit dans la déclaration suivante : « Je veux croire, dit Chomsky, que les êtres humains possèdent un instinct de liberté et qu’ils souhaitent réellement contrôler leurs propres affaires ; qu’ils ne veulent être ni bousculés, ni commandés, ni opprimés, etc. ; et qu’ils souhaitent avoir l’opportunité de faire des choses qui ont du sens, comme du travail constructif et dont ils ont le contrôle – ou qu’ils contrôlent avec d’autres 2. »
C’est donc, on l’aura deviné, avec des a priori très ouverts et sympathiques que Chomsky parle de l’anarchisme actuel, à propos duquel il formule néanmoins quelques critiques et observations qui méritent d’être entendues.

De l’anarchisme contemporain
Je regrouperai ces observations et hypothèses en trois volets. Elles concernent respectivement l’atomisme et le sectarisme de certains anarchistes actuels ; l’hostilité envers la science et la technologie ; et finalement, la question du réformisme.
Chomsky note pour commencer que s’il existe de (relativement) nombreuses personnes qui se disent attachées à l’anarchisme et qui se réclament de ce qu’elles estiment être l’anarchisme, en revanche il n’existe guère, sauf exception, par exemple en Espagne, de fédération anarchiste. L’anarchisme tend ainsi à être, du moins aux États-Unis (et ailleurs, on peut le présumer), plutôt atomisé, non seulement composé d’individus plus ou moins isolés, mais aussi de groupes parfois très sectaires et qui passent un temps considérable à s’entre-déchirer.
Chomsky voit là quelque chose de paradoxal, à savoir que, du moins dans son pays, si on excepte de très brèves périodes historiques, il n’y a jamais eu autant d’anarchistes qu’aujourd’hui, mais jamais non plus si peu d’anarchisme, du moins si, par ce dernier mot, on entend un mouvement qui serait plutôt unifié dans des combats communs et qu’on pourrait dès lors critiquer, rejeter, souhaiter améliorer ou au contraire abattre, et ainsi de suite.
Une tâche lui paraît donc s’imposer : le dépassement du sectarisme et de l’intolérance et, dans la reconnaissance de notre grande ignorance de ce que sera une société libertaire, l’admission qu’il reste de la place pour des désaccords sains et constructifs, mais qu’il faut savoir exprimer dans des échanges tenus « de manière civilisée et fraternelle et avec le sentiment d’une solidarité entretenue dans la poursuite d’un but commun ».
Le deuxième ensemble de remarques de Chomsky se déploie justement à partir de l’examen de cette question des buts communs à poursuivre. Lesquels choisir ? Et comment les poursuivre de manière efficace ? Il en signale deux qui lui paraissent tout particulièrement vitaux : la prolifération nucléaire et la crise environnementale. Or, s’agissant de cette dernière, ajoute-t-il, il existe aussi, chez certains anarchistes, une attitude d’opposition à la science qui disqualifie d’emblée l’anarchisme comme possible politique crédible et sérieux. « À moins, dit-il, de consentir à [réduire l’humanité] à 100 000 chasseurs-cueilleurs, si on prend au sérieux la survie de milliards d’êtres humains, de leurs enfants et petits-enfants, cela va demander des percées scientifiques et technologiques. »
On notera ici que Chomsky ne préconise en rien une idolâtrie de la science ou de la technologie, comme on notera qu’il n’ignore rien non plus (rappelons-nous de ce qu’il dit de la prolifération nucléaire) des usages potentiellement mortels pour l’espèce tout entière qu’on peut en faire : il n’est toutefois pas difficile d’identifier des individus ou des groupes, parmi les anarchistes mais pas seulement là, qui ont bel et bien cette attitude qu’il fustige, une attitude qui peut en effet fort bien avoir, en fin de compte, les terribles effets qu’il redoute.
Le troisième ensemble de remarques concerne, si je comprends bien sa pensée, le type d’action que nous devrions entreprendre pour confronter ce vaste et puissant système à la fois corporatif et étatique dans lequel nous vivons et qui s’est mis en place depuis des décennies à coup d’ingénierie sociale à grande échelle.
Ce vers quoi il souhaite attirer l’attention, cette fois, c’est sur le fait que ce combat, aussi bien sur le plan de la réflexion que de l’action concrète et de la pratique, exige et exigera bien plus que de grandes et vertueuses déclarations d’adhésion à des objectifs lointains du type « Je veux vivre dans une société juste, libre et égalitaire ». Cela demande la défense de causes, des buts plus proches et modestes, et, à travers « la reconnaissance de la réalité sociale et économique telle qu’elle est », la création patiente et progressive des institutions de demain au sein de la société d’aujourd’hui – comme le disait déjà Bakounine.
En rester à la pureté des propositions, pense Chomsky, constitue un frein à une action militante efficace qui devrait avoir des causes à défendre en matière de droits des travailleurs, de problèmes environnementaux, de la lutte contre la pauvreté, etc. Faute de quoi, on court, dit-il, le risque de sombrer dans « ce sectarisme, cette étroitesse, ce manque de solidarité et d’objectifs partagés qui a toujours été une pathologie des groupes marginaux, particulièrement à gauche ».
Ce sectarisme peut en outre être dommageable à ceux que ses promoteurs voudraient précisément aider, dès lors qu’il conduit à adopter des stratégies militantes qui, sous couvert de radicalité, renforcent finalement la position des institutions dominantes tout en nous éloignant des combats qui doivent être menés et de ceux avec lesquels nous devrions combattre.
Chomsky prend ici comme exemple, américain, un anarchisme qui se réfugierait derrière un anti-étatisme de principe pour ne pas appuyer la réforme de la santé qui se met en place, tout imparfaite soit-elle, et dont des millions de personnes bénéficieront. Une telle ligne de conduite interdit en outre à toutes fins utiles de contribuer à l’éducation et à la mobilisation qu’exige la crise économique, dont les plus défavorisés souffrent les premiers.
Fort heureusement, conclut Chomsky, des journaux et organisations anarchistes évitent ces écueils et se préoccupent de ces objectifs à court terme. Cela aussi, et fort heureusement, est exact.
Il y a là, je pense, de quoi amplement alimenter des discussions.


1. On peut consulter : zcommunications.org/cognitive-science-and-anarchism-by-noam-chomsky
2. Langage and Politics, Montréal, Black Rose Books, 1988, page 756.