Humiliant ruban blanc

mis en ligne le 29 octobre 2009
L’Allemagne protestante à la veille de la Première Guerre mondiale. « C’est à cette génération qu’il fallait penser, celle qui a engendré les futurs nazis. »
Modèle réduit d’un microcosme de société presque médiévale, où le village le plus petit comprend encore tous les représentants de l’autorité, le film met en scène la ronde des possédants et des rebelles à la loi. Du seigneur féodal, propriétaire terrien avec ses ouvriers asservis comme les serfs aux représentants de la loi « divine », ici le pasteur, l’instituteur et tous les autres serviteurs zélés à la botte des possédants, le film ne se referme ni sur les coupables ni sur les victimes.
Palme d’Or au Festival de Cannes, le ruban blanc accroché au bras désigne dans le film l’interdit des attouchements intimes (la masturbation) que les enfants du pasteur ne vont plus oser après l’humiliation publique que d’avoir été condamné de porter ce ruban-là. Il s’agira de démêler comment cette autorité engendre des dérives aussi intimes que publiques, donc politiques. À une femme qui disait être sortie du film le malaise au ventre mais la tête en ébullition, Haneke répondit que c’est cela même qu’il veut obtenir de son public. Film parabole sur les racines du mal, les germes d’un régime autoritaire et intégriste déposés au cœur même de la jeune génération préparée ainsi à devenir tortionnaires fascistes, dévots hypocrites ou à ne jamais pouvoir sortir de l’enfance, îlot fantasmé de l’innocence.
Filmé en noir et blanc, cadré au cordeau, une communauté fournit donc les archétypes d’autorité et de soumission : le docteur, l’instituteur, le pasteur, le baron et le régisseur à ses ordres règnent en maître sur les métayers et leurs enfants, alors que les adolescents s’organisent en bande vengeresse des abus des « puissants ».
Film à fin ouverte, film d’investigation, nous suivons le souffle coupé une histoire à suspens où la terreur s’installe souvent par défaut. Comme dans cette scène admirable où le petit frère réveillé après un cauchemar surprend le père avec sa sœur et au lieu de parler abus, il semble plus important de préserver l’âme innocente que de sauver la jeune fille qui tout au contraire a l’initiative de « préserver » le petit frère.
Pour Haneke il s’agit de remonter aux racines du mal, de fournir des clés pour expliquer une nation entière prise dans le secret et le mensonge. Point d’aveux, les crimes restent impunis, la vérité est sacrifiée sur l’autel de la bienséance. Les manquements des uns et des autres face à l’injustice sociale, pierre angulaire d’une société condamnée à disparaître ou à perdurer au bruit des bottes fascistes.
Le cadre indispensable à l’éclosion des drames dans cette atmosphère oppressante où se préparent, certes dans un microcosme inventé de toutes pièces, la punition des faibles et des handicapés, l’euthanasie en somme et le mépris de la femme non protégée par la loi du mariage ou le lien de famille. Michael Haneke voulait employer Ulrich Mühe (l’officier de la Stasi dans La vie des autres) décédé depuis, pour le rôle du pasteur, il l’a remplacé par un comédien qui fait froid dans le dos : Burghart Klaussner. Josef Bierbichler, le régisseur, est plus vrai que nature, Ulrich Tukur incarne le baron à la perfection, les enfants et adolescents ont tous des visages sortis d’un album de photos de fin de siècle ; Susanne Lothar, l’actrice exceptionnelle de Funny Games sacrifie sa beauté en incarnant la gouvernante qui va venger, elle aussi, sa condition et réussir sa fuite. L’incarnation de ces corps muselés manquerait de crédibilité s’il n’y avait pas ces visages inoubliables qui créent le lien entre hier et aujourd’hui et c’est ainsi que l’austère mise en scène de Haneke atteint la parabole.