C’est qui le chef ?

mis en ligne le 25 mars 2010
Les éditions du Monde libertaire viennent de publier le dernier volume de Maurice Rajsfus (on n’ose plus en compter le nombre) qui, cette fois-ci, s’attaque au barbare moderne. « Ce petit prédateur qui a pris de la hauteur et s’est investi en politique […] et continue, dans la lignée des barbares anciens à mettre en avant sa brutalité pour mieux terroriser les faibles d’esprit. » Difficile dans le portrait qu’en dresse Maurice de ne pas reconnaître, parmi ses multiples facettes, la pâle image de l’omniprésent petit barbare en chef. Nous sommes allés fouiller dans les nombreux chapitres de cet ouvrage qui ne fait que constater les reculs de l’intelligence et de la solidarité, devenus, hélas, notre triste réalité quotidienne…

Barbares anciens et modernes
Pour commencer son livre, Maurice Rajsfus recherche une définition du barbare. Il hésite et, faute de « la phrase d’une grive », se contente de celle du « merle » Vauvenargues, tirée de ses Réflexions et maximes : « L’énorme différence que nous remarquons entre les sauvages et nous, ne consiste qu’en ce que nous sommes un peu moins ignorants qu’eux. » Et Maurice de se demander comment un grand esprit comme Vauvenargues a pu confondre sauvagerie et barbarie. Puis, de nous rappeler que ceux que l’on qualifiait de hordes de barbares dans nos livres d’école étaient surtout des sociétés d’hommes libres, composées de dominants, certes, mais également d’agriculteurs, d’éleveurs de bétail, ainsi que de forgerons travaillant déjà le fer et le bronze. Ils vivaient de manière communautaire, avaient un sens aigu du partage, se devant vraisemblablement assistance et protection, malgré leur organisation en tribus et en clans. Il y avait même des artistes parmi eux ! Ces barbares étaient surtout en quête de territoires pour s’y établir sous des cieux plus cléments que les leurs.
À ce barbare des temps anciens, Maurice oppose le « barbare moderne » qui, au fil du temps, s’est assis sur les anciennes solidarités. La société du gain et du profit ayant tué lentement, mais sûrement, les rapports humains dans ce qu’ils pouvaient avoir de plus chaleureux et ayant fait fi de la convivialité. Ce barbare moderne qui, avec l’apparition des régimes autoritaires du xxe siècle, a trouvé sa justification dans la purification ethnique. Purification qui, par peur du barbare nazi, ne fit pas tellement réagir les évêques de l’Église catholique. Ces derniers se gardèrent bien d’élever la voix lors de la rafle du 16 juillet 1942 et des premières déportations. En ces temps de déshumanisation absolue, l’Église de France apportait son soutien plein et entier au régime totalitaire instauré à Vichy par Pétain et Laval. Plus tard, les barbares des pays démocratiques s’illustrèrent à leur tour dans la déshumanisation, avec la guerre postcoloniale d’Indochine, la répression à Madagascar et la guerre d’Algérie.
Et c’est justement toute cette histoire que les barbares modernes (suivez le regard de Maurice…), pour asseoir leur pouvoir, souhaiteraient faire disparaître de l’enseignement scolaire, tout en réduisant le nombre d’enseignants. En effet, le barbare méprise la recherche fondamentale, au bénéfice de cette recherche appliquée, convenant bien plus à une politique de profit immédiat que d’un investissement d’avenir. C’est une approche des plus cohérentes car le barbare estime que la recherche libre ne peut être que subversive. Le domaine de l’audiovisuel qui assied ce manque de curiosité est d’ailleurs caractérisé par la médiocrité et la publicité qui banalisent la qualité des programmes et donnent la priorité à la consommation sur la culture.

Le barbare intime
Venons-en à présent aux traces que souhaiterait bien laisser dans l’histoire le barbare moderne. Cet « hommidé » gonflé de son importance, arrogant, insolent, plein de morgue et de certitude, prétentieux et vaniteux, n’a de cesse de rabaisser ses contemporains, voire de les humilier si nécessaire. Ce grand homme, ce héros, fait en sorte, si sa gloire n’est pas évidente, qu’elle soit créée de toutes pièces. On lui construira, sur mesure, une histoire hors normes. Prudent, pourtant, le barbare ne fait confiance à personne, plus il est adulé, plus il se méfie, même de ses proches. Il sait que son avenir n’est pas assuré. D’où cette propension à s’entourer d’un petit cercle d’affidés (barbares en herbe), dont il n’est pas assuré de la fidélité absolue, si le vent de l’histoire venait à tourner. De plus, le but du barbare est bien plus de détruire que de construire. Tous ceux qui osent se dresser sur son chemin ont pour seule perspective d’être balayés par la force brutale qui s’est mise en marche, car, selon Maurice, « il n’y a pas de dictature douce ou éclairée ». Très logiquement, lorsque la machine infernale policière et répressive est en place, rien ne peut l’arrêter – sauf son échec, qui n’est pas programmé.
Le barbare se proclame parfait. Ses actions sont incomparables. Ses qualités sont multiples, ses interventions mûrement réfléchies. Peu importe la violence utilisée pour supplanter ses rivaux et les méthodes mises en œuvre pour faire taire les oppositions. La supériorité du leader se manifeste par sa capacité à annihiler la volonté résistante des derniers récalcitrants. C’est un combat de tous les instants, mais le pouvoir vaut bien qu’on se salisse un peu les mains, en reniant rapidement les promesses faites de laisser subsister un fragment de liberté. Il n’empêche, lorsqu’on examine de près les traits de son visage tourmenté, il est évident que le barbare n’a pas l’esprit en repos. Ses cheveux ont blanchi, des rides sont apparues, il transpire constamment et se dandine assez frénétiquement lorsqu’il prend la parole devant un auditoire dont il n’est pas assuré, au moins, de la bienveillante neutralité.

Victimes et complices
Le barbare moderne, en imposant la pensée unique, après avoir balayé la majorité des subventions attribuées aux relais culturels qui devraient nous élever vers la pensée multiple et critique, a bien réussi à formater ceux de nos contemporains qui, ayant appris à ne plus penser et croyant ménager leurs arrières, ont adhéré à l’idéologie dominante. Habitués à contourner la répression, par simple réaction d’égoïsme et de survie, les lâches sont tellement inquiets à l’idée de subir le sort commun qu’ils s’enferment dans cette logique infernale qu’il n’y aurait pas d’autre choix que de subir la loi du maître du moment.
Une fois de plus, il faut en revenir à cette attitude de résignation qui est celle des peuples ou des sociétés ayant abandonné tout espoir de retour vers la liberté. Ils sont prêts à tous les renoncements par crainte des mauvaises réactions du barbare. Ils ont appris à garder le cœur sec face aux tragédies qui, jadis, les auraient émus. Pour eux, l’indifférence est devenue un gage de survie. Le passé doit être oublié… Ce qui permet d’accepter le pire, en estimant que la perte des libertés n’est qu’une péripétie sans intérêt !
Tout au long des cinquante-deux petits chapitres de ce bouquin sympathique, Maurice nous parle encore entre autres, du quotient intellectuel du barbare, de ses caprices, de sa xénophobie, de ses conceptions du monde du travail et se pose aussi la question de savoir s’il existe des femmes en barbarie. La réponse est oui, il n’y a pas de sexisme dans le monde des barbares : certaines femmes s’y sont fait remarquer au cours de l’histoire. Le tout agrémenté de phrases de penseurs que le barbare moderne, s’il les connaît, ne porte certainement pas dans son cœur : Isidore Lautréamont, Michel Bakounine, George Orwell, Søren Kierkegaard… Bref, un vrai petit régal pour les antibarbares que nous sommes !