De la privatisation

mis en ligne le 25 mars 2010
La presse nationale par son (hélas) incontournable titre, Le Parisien, révèle au grand public que des experts en nombre substantiels étaient payés par des laboratoires privés tout en étant conseillers des instances médicalo-gouvernementales ou de l’OMS, qui ont organisé la panique de la grippe H1N1, ex-porcine ou mexicaine. En France, cela a l’air particulièrement net (94 millions de doses, masques, Tamiflu, etc., soit environ 2 milliards et demi d’euros pour contrer l’épidémie transformée en psychose). Au passage, la campagne de vaccination était organisée suivant un modèle soviétique, excluant les médecins généralistes par crainte de payer 22 euros de consultation par vaccination (on aurait pu négocier un forfait…). Résultat, la vaccination, qui plus est avec réquisition d’internes (et d’infirmières ou de médecins) bien plus utiles dans les hôpitaux, a coûté dans les 40 euros par tête de pipe, sans compter le prix du vaccin. Rien de bien étonnant quand on considère que le gouvernement Fillon est tout entier acquis au libéralisme et que madame Rosy Cachalot (car c’est assez) est une potarde et a travaillé pour un laboratoire privé. Surprenant, cependant, quand on sait que la corporation médicale siège en masse au Parlement ! Simple épiphénomène, car la situation est bien plus grave et tellement plus générale.
Les citoyens qui suivent un peu ces affaires savent que les organismes ou agences de contrôle public (Afssaps, Afset, Afsa, etc.) sont truffés d’experts stipendiés par des lobbys et des firmes plus ou moins multinationales dans différents domaines : télécom ou électricité (nuisances des antennes et des portables, des lignes à haute tension, des éoliennes, etc.), agroalimentaire (OGM, sucre, sel, obésité, édulcorants, etc.), tribunaux de sécurité sociale (accidents du travail, amiante), organismes de définition des maladies professionnelles (pesticides, fongicides, glycols, etc.), agences de l’eau et de l’environnement (nitrates, nitrites, phosphates, etc.), certification des médicaments, etc. Par ailleurs, les « agences ou commissions de régulation » (énergie, télécom, etc.) sont remplies de personnalités nommées par le pouvoir ou de représentants des firmes ou de lobbys concernés, ce qui procure auxdites agences une apparence d’indépendance vis-à-vis des pouvoirs dominants alors que visiblement c’est parfaitement faux. On y défend des intérêts prosaïques, à commencer par ceux de l’État comme non pas défenseur de l’intérêt général mais de celui des entreprises.

Un exemple superbe de ce qu’il faut en penser
Une petite boîte, Voltalis, a pondu un boîtier qui permet aux consommateurs d’électricité de s’effacer aux heures de pointe quand l’électricité est la plus coûteuse à produire. Eh bien, EDF l’a attaquée sous prétexte que cela lui faisait perdre de la consommation (alors que c’était une filiale d’EDF, le RTE, qui lui avait demandé de pondre ce dispositif !) et la commission de régulation de l’énergie (truffée de représentants d’EDF et de l’État, dont l’ancien secrétaire général du syndicat CFDT, M. Léchevin, le bien nommé, promu là sans doute pour services rendus en tant que lèche-cul de la direction d’EDF-GDF quand il était encore syndicaliste) a approuvé cette plainte. C’est tout simplement honteux et scandaleux. En effet, ce procédé permet d’économiser de l’énergie alors que le Grenelle de l’environnement y incite. Ensuite, il permet de réduire la mise en service des centrales les plus polluantes et les plus chères quand il faut faire face aux pointes de consommation (rappelons que l’électricité de masse ne se stocke pas). Enfin, il permet de diminuer l’appel aux apports teutons, très chers et très peu écologiques (centrales au lignite), en cas d’insuffisance de la production nationale. Autre exemple, l’Afset, dûment stipendiée, a conclu à l’absence de conséquences sur les populations des ondes électromagnétiques des antennes de téléphonie mobile. EDF va se voir imposer par l’Union européenne (UE) et le gouvernement français comprador de vendre à ses concurrents (!) une grosse part de ses kilowatts/heure nucléaires et, qui plus est, sans doute à prix coûtant (concurrents qui n’ont évidemment rien investi ou payé puisque ce sont les usagers de l’électricité qui ont tout réglé). Ces concurrents privés vont donc piquer dans la rente nucléaire, ce qui dégradera les comptes d’EDF, qui, pour se rattraper, augmentera les tarifs. Ce sont donc les clients en collectif d’EDF qui vont payer le cadeau au privé ! Comme le courant d’origine photovoltaïque (ou des éoliennes privées, qui sont en plus une catastrophe écologique) fait l’objet d’un rachat obligatoire par EDF au tarif de 60 centimes le kilowatt/heure, soit dix fois plus que le coût de revient d’EDF, les petits malins privés (supermarchés, usines, entrepôts, etc., ayant de grandes surfaces de toit) se sont équipés et donc engrangent une super-rente au détriment des usagers qui payent ces largesses avec une taxe de « contribution au service public de l’électricité ». Lesdits usagers sont donc spoliés. Rappelons que, en outre, les différentes taxes qui pèsent sur l’électricité (bien indispensable aujourd’hui) en Île-de-France alourdissent de 38 % la facture. Toujours la même logique : socialisation des pertes, pres surage des usagers et privatisation des profits. Toujours mieux, l’UE impose à la France de mettre fin (ou de compenser) aux « tarifs réglementés » de l’électricité (ou du gaz). Savez-vous pourquoi ? Parce qu’ils sont inférieurs de 30 % à ceux des producteurs privés (au lignite, les fameuses éoliennes n’y représentant que 5 % de la production) en Germanie. L’UE impose la concurrence pour favoriser le privé et augmenter les prix !

Où l’intérêt privé préside à l’intérêt public et à son détriment
L’emprise de plus en plus en grande d’experts privés dans les organes de décision sur l’intérêt public découle naturellement des politiques libérales des gouvernements qui ont réduit les moyens et les financements des organismes publics « budgétivores » (spécieux, car en fait l’appel au privé coûte bien plus cher, avec résultats comparables à ceux du service public, comme le montre le recours par le Pôle Emploi à des entreprises privées deux fois plus coûteuses pour placer les chômeurs, dont Altedia, boîte privée créée par le conseiller social du prince, à savoir Raymond Soubie). En fait, ces « partenariats public/privé » sont des pompes à fric pour le privé. Par ailleurs, les sphères politiques sont de plus en plus envahies par des avocats « d’affaires » très privées (le contrat remplaçant la loi) comme Sarkozy, Lagarde, Copé, Borloo, etc., ou des « affairistes » comme Xavier Bertrand, agent d’assurances, ou Luc Chatel, ex-DRH. En outre, on observe que ce sont les patrons du privé qui se mettent à prendre la direction des entreprises publiques (à GDF-Suez, à EDF). Tout cela va donc dans le même sens : la suprématie de la logique et des intérêts privés en lieu et place du bien public.
Ce qu’il faut bien voir aussi, c’est que les salaires, les statuts, les conditions de travail et de promotion dans les organismes publics de recherche et d’expertise ont été rendus tellement précaires et minables que peu de jeunes vont chez eux. Naturellement, ils préfèrent les organes privés ou aller aux états-Unis. Par ailleurs, les vocations scientifiques ne cessent de diminuer tout simplement parce que ce qui a été encouragé par le pouvoir néolibéral, ce sont les débouchés et les carrières dans le commercial et la finance où les salariés gagnent infiniment plus que dans la production. Exit ce qui a fait la force de la France pendant les Trente glorieuses, à savoir ses ingénieurs. Un chercheur du CNRS peut s’estimer heureux avec 3 000 euros par mois ; le lectorat est libre d’apprécier la rémunération d’Improglio à EDF ou des traders à la Société Générale ; dès lors, les autorités, qui ont organisé la chose, n’ont plus le choix : elles doivent en appeler aux experts payés par le privé puisqu’il n’y en plus dans le secteur public, ce qui a été organisé par le pouvoir précisément dans ce but. Il est ainsi facile aux gouvernements de dire que leur décision est forcée bien qu’ils soient les vrais responsables de la situation de privatisation de la recherche et de l’expertise.
Ce qui est privatisé, ce ne sont pas seulement les activités (écoles, cliniques, médias, services en tout genre, prisons, expertise, etc.), c’est la philosophie même de la gestion des affaires publiques (avocats d’affaires, patrons du privé, etc., dans la « chose publique », Res publica). Les politicards néolibéraux, quelle que soit leur obédience, ne jurent plus que par le modèle de la « gouvernance » privée, que par la rentabilité, que par l’approche quantitative et valorisée. C’est le sens des objectifs quantifiés (notamment en matière de police) assignés aux ministres ; c’est le sens de la révision générale des politiques publiques (RGPP). Depuis belle lurette, EDF fonctionne non pas sur la logique du service public d’intérêt général mais sur celle de la rentabilité et des parts de marché du secteur privé. Ce qui finit par être totalement privatisé, ce sont les esprits eux-mêmes qui finissent par ne pas voir qu’il y a une autre logique possible que celle du fric, de l’individualisme, de l’égoïsme, de la concurrence féroce, de la sélection des meilleurs dans le struggle for life.
Pourquoi ce mouvement irrésistible vers la privatisation de tout a-t-il ce succès et s’est-il produit ? C’est parce que d’énormes quantités de capitaux sont à la recherche de placements les plus rentables possible à l’échelle mondiale. Deux mille milliards de dollars circulent chaque jour dans tous les sens, ce qui est très supérieur au volume des marchandises vendues au plan mondial. Ces sommes astronomiques proviennent de plusieurs sources : les accumulations de fric par les États pétroliers ; les excédents monstrueux de certaines balances commerciales (Chine ou autres) ; les masses d’oseille spéculatives et fondées sur le gonflement exponentiel du crédit par les banques ; les superprofits des multinationales qui sont très loin de répercuter dans leurs prix les effets ; l’épargne placée dans les fonds de pension par capitalisation ou les assurances-vie du privé ou « les plans d’épargne d’entreprise » ; les gains spéculatifs sur les matières premières ou agricoles, ou sur les actions via les bourses ; les rémunérations démentielles des patrons ; les profits des prospères boîtes d’armement ; etc. Tout ce pognon cherche à se placer au mieux ; or les besoins exprimés dans la demande solvable stagnent à cause du chômage et des salaires de misère des pays en voie de développement ou en baisse dans les pays développés ; d’où l’excédent des capacités de production et le non-investissement productif. Le capital recherche donc de nouveaux lieux d’investissement. Quoi de mieux que de privatiser à peu de frais de ce qui a été payé par la collectivité dans les différents secteurs publics ou socialisés (éducation, santé, protection sociale, culture, entreprises publiques, sécurité, logement social, etc.) ? La conséquence en est la disparition progressive des moyens communs et des biens publics qui fournissent à tous les ressources de la bonne vie en égalisant les conditions d’accès sans exclusivité et sans rivalité. Dès lors, la justice sociale disparaît et seuls ceux qui en ont les moyens peuvent se procurer ces biens autrefois disponibles pour tous.
Pourquoi cette propension au tout privé perdure-t-elle malgré la crise qui devrait invalider la logique libérale ? Parce que cela fait les affaires (dont les avocats éponymes) des milieux financiers, des multinationales, des grands patrons, des riches… Parce que ce sont les politicards qui ont encouragé la chose afin de financer leurs campagnes électorales et asseoir leur propre bonne situation (ils pantouflent souvent dans le privé et deviennent « avocats »). Parce que cette dérive a été justifiée par la théorie économique néolibérale et s’est imposée comme pensée unique dans tous les milieux dirigeants et universitaires ou d’expertise, dans les sphères politicardes qui ont ainsi bonne conscience, car ils font ce qui est préconisé comme le meilleur moyen de la croissance et de la richesse par les économistes. Parce que le socialisme social-démocrate, seul en piste après la chute du contrepoids soviétique, a abandonné ses idéaux et ses principes en faveur du libéralisme ; il a ainsi laissé sans solution de rechange, sans autre perspective, sans espoir les masses populaires, lesquelles ne peuvent que se résigner puisque l’on est dans le TINA : There is no alternative, cher à la Dame de fer. Parce que le syndicalisme s’est institutionnalisé et ne vit donc que dans et par le système, sinon pour. Parce que le libéralisme a fini par s’emparer de la culture en l’axant vers l’individualisme, la cupidité, la consommation, la concurrence. Parce que les politicards et le capitalisme encouragent toutes les divisions sociales afin de mieux régner, notamment avec le communautarisme, la « distinction », le relativisme, le culte de la « différence », le « postmodernisme ». Parce que la société est clivée : inclus et exclus, citadins du centre et banlieusards de la périphérie, travailleurs protégés et précaires, riches et pauvres, citoyens et immigrés, blancs et beurs ou blacks, etc.
Nous sommes bien, en face de la société civile hétérogène, dans ce que Gramsci avait appelé un bloc historique où les classes dominantes convergent dans l’exploitation économique, la domination politique et l’hégémonie culturelle ou idéologique. Comme l’avait dit Proudhon, la lutte doit donc être multidimensionnelle contre un système intégré afin d’éradiquer la triple collusion « du trône, de l’autel et du coffre-fort ».