Confusion : impérialisme et stratégie du coucou

mis en ligne le 1 avril 2010
1589ProzD’aucuns, comme Nicolas Sarkozy, parlent de « moraliser le capitalisme ». D’autres, comme Bernard Kouchner en son temps, parlent de « soldats de la paix ». La droite libérale, inquiète des contrecoups économiques, fait appel à l’État dirigiste, qu’elle décriait la veille, afin de renflouer les banques. Le Parti socialiste envoie ses hommes à la tête d’institutions mondiales qui ont fait longtemps la preuve de leur socialisme, qui au Fonds monétaire international (Dominique Strauss-Kahn), qui à l’Organisation mondiale du commerce (Pascal Lamy). Nicolas Hulot lance un pacte écologique, et parce que les sondages ou surtout la couverture médiatique lui accordent quelque audience, tous les courants politiques viennent lui faire leur génuflexion écologiste.
Encore ne s’agit-il là que d’exemples puisés en France. On peut aussi penser à Obama, qui fait la guerre en Afghanistan ou en Irak, qui a reçu le prix Nobel « de la paix » et à tant d’autres.
Personne n’est obligé de les croire, et pourtant on dirait que cela marche. En tous les cas, la riposte à de tels charlatans est bien faible. L’un dans l’autre, on peut donc dire que la période actuelle est caractérisée par un gigantesque confusionnisme idéologique.

Comme le socialisme, l’écologisme se formalise avec la société industrielle
La question écologiste est probablement l’une des plus représentatives de cette confusion. Au début des années 1990, et alors qu’il est porte-parole national des Verts, Christian Brodhag, ingénieur des Mines, y participe en écrivant que « l’écologie politique [sic] [est] le seul mouvement politique nouveau du XXe siècle * ». Carrément. Par une pirouette, il élimine la question fasciste – qui comme chacun sait n’a aucunement marqué le xxe siècle en question – avec un « laissons aux poubelles de l’histoire les avatars du fascisme ». Remarquons au passage que son livre démarre sur du catastrophisme : c’était, à l’époque, le « trou dans la couche d’ozone » (probablement rebouché depuis, tout comme les pluies acides qui ont apparemment cessé de tomber à la fin des années 1980…).
Brodhag, mais ce n’est pas le seul, fait alors remonter l’écologisme aux années 1950-1960. Cette manœuvre, pour habile qu’elle se veuille – on discrédite le vieil idéal socialiste, on présente l’écologisme comme une idée neuve, adaptée à notre époque, contrairement à toutes les autres – n’en repose pas moins sur une erreur. On peut même affirmer qu’il s’agit d’un mensonge, car nombreux sont les ancêtres de l’écologisme que les idéologues actuels, y compris ceux de la décroissance, tentent de faire oublier. Un peu comme si on voulait écrire une histoire de l’anarchisme en passant sous silence Giovanni Passannante, Ravachol, Auguste Vaillant, Sante Caserio ou Simon Radowitzky !
Il est vrai que les ancêtres de l’écologisme sont souvent gênants, comme le social-darwinien Ernst Haeckel (1834-1919), fondateur de l’écologie scientifique. Car c’est bien à partir de lui, et donc dès les débuts (déjà bien entamés) de la révolution industrielle que se constitue la pensée écologiste.

Le monde n’est pas postindustriel
Ce qui contribue le plus à la confusion actuelle des idées est, semble-t-il, une mauvaise analyse du système actuel. Plus exactement, une analyse tronquée ou bien soumise aux modes des pensées qui se veulent nouveaux, mais qui n’en sont pas. Prenons deux exemples : la notion de société postindustrielle et la question de la crise financière actuelle. Ils sont d’ailleurs liés.
La première notion, avancée par des sociologues de la gauche classique et reprise par des théoriciens postmarxistes (?) comme Toni Negri, a de belles apparences. En effet, les grandes usines aux fumées noires semblent moins nombreuses (du moins dans les métropoles occidentales). La classe ouvrière paraît régresser (on mélange l’affaiblissement de la conscience de classe et on minimise le nombre réel d’ouvriers). L’économie s’appuie dé-sormais sur du tertiaire, des services, de l’information, de la communication, du virtuel, que sais-je encore. Selon cette idée, l’industrie ne serait plus au cœur de nos sociétés.
Mais c’est faux. La prolifération des écrans d’ordinateur ne doit pas masquer la multitude de ceux qui ont encore les mains dans le cambouis ou qui appuient sur les boutons de machines. Certes, le secteur tertiaire et toutes les nouveautés qui l’accompagnent semblent dominer l’économie des pays anciennement industrialisés, et donc le monde. Mais c’est oublier que cette domination s’appuie sur des biens agricoles et manufacturés, produits de partout dans le monde, de plus en plus nombreux. En revanche sa direction (création, conception, capitaux, intelligence, management…) se situe bien dans les métropoles des pays industrialisés. C’est oublier également que les campagnes de ces mêmes pays s’industrialisent finement (ateliers, entrepôts, bureaux d’études…), en particulier par la sous-traitance. Et que les villes ou les campagnes de Chine, d’Inde, du Brésil ou du Mexique participent au mouvement.
Une fois posé ce constat, le discours sur la société postindustrielle a des conséquences idéologiques (des objectifs ?) qui paraissent limpides. En soulignant l’affaiblissement de la conscience de la classe ouvrière, il lui coupe définitivement les ailes (c’est trop ringard). Il facilite l’aspiration consumériste et ludique de la classe moyenne et de la petite bourgeoisie (cadres, techniciens, fonctionnaires, petits commerçants, et tous ceux qui se reconnaissent dans son aspiration).
Or ces couches sociales, bien que n’étant pas vraiment aux commandes, assurent le maintien de la direction capitaliste mondiale dans les pays industrialisés. Elles votent d’ailleurs régulièrement. Elles assurent ainsi la légitimité du système démocratique, tout en critiquant et en culpabilisant les abstentionnistes. Bien que faiblement détentrices du pouvoir (malgré les tentatives de les convertir à l’actionnariat), elles s’accrochent à ses morceaux, malgré tout plus enviables que les miettes des bidonvilles de l’ex-tiers-monde.
Le discours sur la société postindustrielle occulte l’exploitation réalisée dans les pays pauvres ou en voie de développement par les entreprises des pays du centre industrialisé, des plus grandes – les multinationales – aux plus petites. Tout juste lâche-t-il des larmes de crocodile sur les « délocalisations industrielles ». Comme par hasard, alors qu’il se veut de portée globale, il est myope sur toute la partie « non occidentale » du monde. Se fondant sur l’analyse de sociétés en moyenne plus riches que d’autres, négligeant ses propres pauvres au passage, elle feint de croire que le monde entier est logé à la même enseigne. Elle le fait pour entériner une logique, et une domination. Ce genre de discours porte un nom : c’est de l’impérialisme.

La spéculation financière repose sur du solide
Quant à la crise financière, le phénomène de spéculation, qui est certes accéléré par les nouveaux moyens électroniques mais aussi, ne l’oublions pas, par les nouvelles règles (qualifiées abusivement de « déréglementations » comme si les normes n’existaient pas, comme s’il n’y avait pas de chartes, de contrats, de responsables…), ne doit pas faire oublier qu’en début comme en fin de chaîne, il repose sur du concret, du matériel, du solide, du solvable : puits de pétrole, usine d’aluminium, forêts d’hévéas, champs de coton, de blé, de maïs, de riz…
Toute la pseudo-critique actuelle qui se contente de stigmatiser les méchants traders et les méchantes banques d’affaires s’accorde d’ailleurs pour ne pas remettre en cause la logique de production réelle du capitalisme et son fondement, la propriété privée ou étatique.
Sur ce point précis, la plupart des écologistes et des décroissantistes sont d’ailleurs muets, tant toute idée socialiste de remise en cause de la propriété leur fait horreur. Ils en restent à des incantations morales, à des chartes de bonne conduite, s’attaquant une fois de plus aux conséquences et non aux causes.

L’impérialisme écologiste
C’est là que se connecte le discours écologiste sur la finitude. Comme du temps de Malthus, il fait croire que les ressources sont comptées, qu’elles sont intrinsèquement rares. Tandis qu’une partie de l’humanité souffre de malnutrition, les greniers et les stocks d’une autre sont pourtant pleins. Le thon rouge se raréfie en Méditerranée à cause de la surpêche, mais en Antarctique les cétacés, qui sont protégés et deviennent de plus en plus nombreux, risquent de déséquilibrer la chaîne alimentaire en surconsommant la microfaune halieutique. Les friches sont partout. Les excédents de céréales ont permis à l’Amérique reaganienne de resserrer le collet autour de l’Union soviétique. La moindre disette en Afrique autorise les grandes puissances à s’y installer davantage, quitte à recourir à la charité télévisée auprès du bon peuple occidental.
Pourquoi la majorité de ceux qui contestent à la Chine la possibilité de se doter de barrages, au Japon de chasser la baleine, au Brésil de cultiver de nouvelles terres vit-elle surtout dans des pays qui se gavent de hamburgers (donc des millions de braves ruminants réduits en viande hachée), qui dictent les cours mondiaux de matières premières et des produits finis, qui disposent des armées les plus puissantes pour maintenir leur désordre économique et écologique ?
Cette position écologiste d’Occidentaux souvent repus n’est ni anodine, ni inconséquente. Elle masque en réalité l’impérialisme des grandes puissances, encore largement occidentales. À la fin du XIXe siècle, dans leur conquête de l’Afrique, Brazza tentait la diplomatie humaniste avec les chefs africains tandis que Stanley faisait directement parler la poudre. Deux méthodes différentes, mais avec un même résultat : la colonisation de l’Afrique partagée à la conférence de Berlin (1885). Comme nos honnêtes écologistes qui pensent bien faire aujourd’hui, les bons républicains à la Jules Ferry croyaient dispenser la civilisation.
Actuellement, outre qu’il voulait une fois de plus ponctionner les revenus de la classe moyenne et ouvrière solvable des pays industrialisés, tout le discours sur la taxe carbone et autres taxes écolos (mais jamais la taxe sur les plus-values financières…) vise en effet à mettre au pas la Chine, l’Inde ou le Brésil trop concurrentiels pour les puissances américaines et européennes. Il s’agit de vraie géopolitique parée des atours de l’écologie, et avec la bénédiction des pseudo-experts écolos.
Cet impérialisme est implicitement assumé par les opinions publiques occidentales chauffées à blanc par le discours sur la finitude, la catastrophe annoncée, la peur de tout (surtout des autres, des Africains et des Asiatiques trop nombreux…). Il l’est même explicitement quand les puissances envoient leurs armées et leurs experts aux quatre coins du monde.
Tout cela est de la confusion totale. C’est d’ailleurs le but du discours dominant assumé par les dirigeants actuels ou par les prétendants à leur succession, parmi lesquels on compte les écologistes fantasmant sur la gouvernance mondiale, via une ONU qui ne se contenterait pas d’envoyer des soldats en Afghanistan, en Irak ou au Kosovo mais également des experts écolos dictant leur loi à ces peuples du tiers-monde qui n’y comprennent rien.
Les écologistes et les partisans de la décroissance qui reprennent la théorie de Malthus confirment d’ailleurs que le monde n’a pas changé de nature, simplement de degré. Oui, la problématique posée par Malthus aux débuts de la révolution industrielle appelle les mêmes critiques à notre époque prétendument postindustrielle.
La même logique produisant les mêmes effets, toutes choses égales par ailleurs, autrement dit la pérennité de ce système social darwinien et de son discours relooké, il faut donc s’efforcer de dissiper la confusion qui nous entoure. C’était la réponse de Godwin, de Proudhon, de Kropotkine et de tant d’autres, c’est encore la nôtre. Le fait que nous soyons plus nombreux à notre époque qu’à la leur n’y change rien, au contraire : elle rend notre tâche encore plus indispensable.

La stratégie du coucou encore à l’œuvre
Certes, l’écologisme a posé et reposé des questions importantes à partir des années 1950. Qui le nie ? Certes, il s’est enfin structuré politiquement, en se revendiquant plus ou moins de ses grands ancêtres. Qui ne le voit pas ?
En réalité, ses thématiques se sont propagées dans l’ensemble de la société (dénégation de la lutte des classes, vision naturaliste de la société, nostalgie arcadienne, peurs, catastrophisme, illusions politiciennes…). Elles ont transcendé certaines tendances, mais sans vraiment rompre avec la logique dominante, celle du pouvoir : du pouvoir pour le pouvoir, et du pouvoir étatique. Cela ne rappelle-t-il rien ?
Souvenons-nous des débuts du socialisme et de sa formation. Après l’élaboration des différentes tendances et analyses critiquant le triomphe de l’industrie et le nouvel esclavage salarial, une cristallisation s’est réalisée au sein de la première Association internationale des travailleurs, au milieu du xixe siècle. La scission s’est alors faite entre socialistes autoritaires et socialistes libertaires.
Le XXe siècle nous a malheureusement montré ce que les premiers étaient capables de faire : social-démocratie, bolchevisme, stalinisme, trotskisme, maoïsme, guévarisme, sendérisme lumineux ou naxalisme. Tous des échecs. Quant aux seconds, les socialistes libertaires, ils ont subi les coups des précédents, entre autres. Depuis la liquidation de la Révolution espagnole (1936-1939), ils rament. Souvent trop faibles, ils sont tentés et teintés par l’air du temps : marxisme libertaire dans les années 1960, écologisme baba cool dans les années 1970-1980, décroissance dans les années 1990.
On pourrait donc croire qu’avec l’écologisme, l’alternative sociale joue actuellement un remake. Mais, outre le fait que l’histoire ne repasse pas les plats, il y a autant de différences que de ressemblances entre le socialisme des débuts et l’écologisme de nos jours. Des points semblables avec la critique, parfois très radicale, de certains aspects du système, mais aussi avec l’édulcoration des programmes à mesure de l’institutionnalisation de leurs dirigeants, et l’intégration de leur personnel ou de leurs idées dans le système (besoin de régulation fordiste pour le capitalisme d’hier, besoin de régulation écologique et d’innovation pour le capitalisme actuel).
Des points différents aussi : le socialisme a été porté par le peuple dans tous les pays et non pas par les classes moyennes du centre métropolitain ; sa philosophie est matérialiste alors que l’écologisme peut s’empêtrer dans le mysticisme, et qu’il provient largement d’un courant de droite dans l’histoire de la pensée politique européenne.
Malgré leurs discours, tous les deux sont ambigus sur la question du nationalisme et de l’impérialisme. Le socialisme est souvent devenu national, en particulier avec sa défense dans un seul pays qui s’est transformée en défense de l’Union soviétique tout court. Le cosmopolitisme écologiste n’est pas incompatible avec un pouvoir mondial autoritaire.
À partir de la Ire Internationale, certains ont vu dans le socialisme et le syndicalisme inféodé à celui-ci un moyen de faire carrière politique, ou tout simplement d’exister. De la même façon, il serait dommage que les écologistes, et singulièrement son avant-garde à savoir les partisans de la décroissance, qui puisent leur histoire et leurs références surtout pas dans l’anarchisme, viennent appliquer cette stratégie du coucou au sein des mouvements libertaires qui cherchent à régler la question du pouvoir, clef des dominations actuelles.

*. Christian Brodhag, Objectif Terre, les Verts, de l’écologie à la politique, Paris, Félin, 1990, p. 41.



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


11614Rouic

le 16 mai 2010
Impressionnant le site du Monde Libertaire, a faire tourner par mail un peu partout !

Clair, précis, et très beau !!!

avec plein de petit trucs

vraiment impressionnant !

bravo a celles et ceux qui l'ont construit