Émotions subversives d’Abbas Kiarostami

mis en ligne le 11 février 2010
Qu’est ce que c’est que ce film : du côté de l’action, c’est zéro. Du côté de l’histoire racontée, ce n’est pas beaucoup plus. Une légende très populaire, celle de Khosrow et de Shirin, le « Roméo et Juliette » de l’Iran, racontée par la bande-son. L’histoire, on ne la voit pas non plus incarnée à l’écran ! Donc du côté de l’histoire, ce n’est pas zéro, mais il faut s’accrocher à la bande-son pour la suivre. Qu’est ce qu’on voit alors à l’écran ? C’est ça qui en déroute sûrement plus d’un. On ne voit que des visages, des visages de femmes. On regarde les spectatrices d’une salle de cinéma. Nous, les spectateurs du film Shirin de Kiarostami, regardons les actrices, 108 en tout, devenues spectatrices, regarder quelque chose que nous ne voyons pas. Je me répète pour être bien comprise : nous regardons des visages de femmes regarder quelque chose que nous ne voyons pas !
Shirin est le film anti-burqa, anti-tchador par excellence : dans un seul long plan-séquence, Kiarostami nous montre des visages qui certes sont entourés d’un foulard, mais ces voiles, tissus colorés ou brodés, couvrent seulement les cheveux et ne cachent rien des visages et de leurs expressions. La beauté de tous ces visages est intacte, patente, apparente, visible et émouvante. Les seules indications de ce grand metteur en scène et cinéaste étaient : « Imaginez quelque chose qui vous a ému, qui vous a donné des émotions, qui vous a fait pleurer ou rire. » Juliette Binoche 1, qui était de passage à Téhéran et qui se mêle au film de façon modeste et pas du tout spectaculaire, serait restée là – après la prise de vue de six minutes, la même pour les 108 actrices – prostrée, en larmes, sur une chaise dans un coin. Le film fonctionne sur cette émotion, sur les manifestations de ces émotions affichées sur ces visages si différents. En creux, il y a aussi comme une tentative de démontrer que ce pays a la chance d’avoir des femmes aussi belles, des actrices aussi différentes dont la majorité ne travaille pas d’ailleurs, des êtres aux possibilités si peu exploitées alors qu’elles représentent tous les âges, toutes les générations. Une bague, des mains qui se tordent, un regard embué sont les seules indications qui nous guident dans l’approche de la beauté iranienne qui arrive en puissance et inaltérée sur notre rétine.
Montrer la beauté des femmes que le pouvoir s’applique à cacher et à faire disparaître sous le tchador, ce voile noir de malheur, est un acte subversif. L’artiste vidéaste Shirin Neshat a elle aussi travaillé cet aspect extérieur dans la vie publique iranienne, mais elle compose des fresques, des visions où cette silhouette, faite d’un voile mobile et noir, est signifiante. Il signifie une force encore inerte, mais une puissante beauté, prête à se dévoiler. Il suscite surtout notre empathie, notre envie de voir ce qui est derrière le voile. Alors que Kiarostami est déjà une étape plus loin. Il s’en fiche de ce qui est caché, il nous montre que le visage est le miroir de l’âme, le reflet authentique de la force d’une personne humaine. Il en montre la diversité, diversité dont ce pays devrait s’enorgueillir alors que – au lieu de cela – on jette des anathèmes sur toutes celles qui lèvent les yeux sur ce qu’elles veulent voir…
Montrer la beauté et l’émotion de toutes ces femmes en gros plans est un acte subversif. Surtout venant d’un cinéaste dont les films sont interdits en Iran depuis douze ans.

1. Juliette Binoche incarne le personnage principal du prochain film de Abbas Kiarostami : Copy conforme. Sortie prévue au printemps.