La burqa et le moi profond

mis en ligne le 11 février 2010
Au temps où la sociologie, la psychologie, les « sciences humaines » plus généralement, s’installaient officiellement dans le paysage universitaire – les années 1960 –, quelques « enragés », suivant en ceci la critique radicale des situationnistes (pour mémoire, par exemple, le saisissant précipité « M. Georges Lapassade est un con » dans l’IS n° 9, août 1964), dénonçaient violemment le rôle annoncé de ces disciplines dans la récupération des affrontements individuels et sociaux au profit du statu quo, c’est-à-dire de la continuité du capitalisme comme producteur de la société de l’abondance et donc de la consommation. Le temps leur aura donné globalement raison puisqu’on n’est plus très loin de la création de cellules de soutien psychologique aux salariés liquidés par la course aux bénéfices de l’actionnariat capitaliste. Mais c’est un autre débat.
Il s’agit cette fois, de nombreuses années plus tard, de la contribution d’un historien de l’islam et sociologue, Abdennour Bidar, au débat sur un fait qui s’inscrit sans aucun doute dans la culture sociale religieuse de l’islam, le port revendiqué de la burqa. Son titre, « La burqa, symptôme d’un malaise » (Le Monde, 24-25 janvier 2010) annonce des conjectures surprenantes et son contenu les confirme avec excès, tant la récupération des analyses critiques du monde actuel tend à légitimer le choix individuel, inconcevable, du voilement intégral de l’être féminin. On va voir combien tout ceci pue la sacristie de l’étoile et du croissant.
Selon M. Bidar, « la multitude d’analyses [sur le port de la burqa] », même lorsqu’elles sont plutôt pertinentes, ne sont pas satisfaisantes car elles font l’impasse sur « ce qui n’est pas entendu, d’un point de vue psychologique et éthique », c’est-à-dire « le “cri” d’une subjectivité, le “je suis j’existe” d’une conscience…, la burqa comme un désir personnel d’exister », qui prend le risque de se « retirer de la société de ses semblables ». Suit l’examen critique pertinent de « la société de la consommation et du spectacle » qui est à l’origine de l’éclosion d’une telle « conscience ». « Le système social […] derrière un discours et des pratiques de tolérance généralisée, dissimule contradictoirement une uniformité et une uniformisation redoutable des consciences, des attitudes, des discours… L’homme réduit à une image masque toute grande image de l’homme. » La burqa devient alors « une de ces rébellions vestimentairement exprimées de l’individualité contemporaine contre le sort d’uniformité et de pure apparence, […], le refus d’afficher la moindre image de soi, refus qui correspondrait à la réponse de l’inconscient au règne totalitaire de l’image ».
On remarquera d’abord que cette évocation critique du sort fait à l’homme dans le monde actuel (occidental) affirme contradictoirement que le manque présent véritable n’est autre que l’absence d’un modèle de « grandeur moderne » pour l’homme. Cet humanisme du modèle éthique exemplaire le conduit d’ailleurs à proposer pour tenir ce rôle l’abbé Pierre et Lula, un curé et un léniniste catholique reconverti en homme d’état politiquement correct. Et quelques lignes plus loin, Teilhard de Chardin est mis à contribution, lui qui célébrait « la libération de l’individu moderne vis-à-vis des holismes anciens – la société de classes, la tutelle religieuse », pour mieux regretter qu’elle n’a pas été suffisante pour « trouver les moyens […] d’exister plus personnellement ». En décidant que toute vison globalisante du monde est caduque, le cadre implicite dans lequel s’inscrit l’analyse de M. Bidar du « fait burqa » est une sorte de néo-existentialisme. L’homme est enfin débarrassé de l’illusion révolutionnaire puisque toute référence à la lutte de classe est un leurre. La « tutelle religieuse » dont faisait état Teilhard est dissoute en tant que partie prenante dans l’organisation du pouvoir. La sphère du religieux intègre naturellement le sens que cette jeune rebelle donne à sa vie en choisissant de s’enterrer dans son linceul tout noir. Nous voici sans aucun doute confronté à la variante existentialiste, déiste, théophile.
Ainsi, dans l’argumentaire de M. Bidar, la croyance en un monodieu est devenue affaire privée et le choix de la burqa serait une décision individuelle qui ne se réfère plus au religieux. Le tour est joué. Notre héroïne, frustrée dans sa « volonté d’approfondissement de soi » choisit un « apparaître » qui n’est rien d’autre qu’un « disparaître » qui « exprime le refus de cette réduction à l’apparaître ». Et, cerise sur ce gâteau avarié, « l’identité totalement cachée derrière la burqa, c’est l’identité profonde du moi moderne devenu introuvable derrière la profusion de ses images ».
Foutre dieu. Il aura fallu citer abondamment M. Bidar, mais c’était nécessaire pour mettre au jour les mécanismes par lesquels il tisse l’occultation du seul et unique sens de la burqa, la soumission au monde religieux de l’islam dans ce qu’il a de plus néfaste, si tant est que l’on ait envie de « mesurer » encore l’archaïsme du fait religieux. L’emburquée, une rebelle ? Ce monolithe noir, qui chemine le plus souvent quelques pas derrière son barbu de maître ? Pourquoi pas une révoltée tant qu’on y est ? Reprenons Camus et les premières pages de L’Homme révolté : « Qu’est-ce qu’un homme révolté ? Un homme qui dit non. Mais s’il refuse, il ne renonce pas : c’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement. » Quelles valeurs revendiquerait donc la femme rebelle à burqa si l’on voulait suivre M. Bidar ? Celles de la burqa, c’est-à-dire un pur négatif portant les habits du pire conformisme réglé sur la pire des coûtumes inscrite dans la pire des sphères, la sphère religieuse. En définitive, la soumission à un ordre socioculturel qui ferait presque souhaiter celui décrit par le même sociologue critique. Et pourtant c’est bien ce monde-ci qu’il faut subvertir. Suffit les couleuvres (l’animal est absous) de la rhétorique d’un néocuré qui en vient en définitive à « dignifier » – en prenant les précautions d’usage – l’acte le plus stupide qui soit. Notre sociologue a fait apparemment sortir dieu par le ciel de la critique d’une société « sans âme » – ce « moi profond » – pour mieux le faire rentrer par la grille de la burqa. M. Bidar, s’il vous plaît, donnez-nous le dialogue d’une emburquée et d’une carmélite, dramatique et édifiant à coup sûr ?
Ah, à quand, enfin, le bon dieu dans la merde ! Et avec lui cornettes, kippas et autres burqas.

Silfax