Le mythe de la finitude terrestre

mis en ligne le 11 mars 2010
Au fur et à mesure que peuples et individus prirent connaissance de la finitude terrestre, de la variété des civilisations mais aussi de la communauté de l’humanité – cette prise de conscience-là étant l’un des meilleurs fruits des Lumières, et non pas l’une de ses erreurs ou apories –, ils réclament ensemble un meilleur sort, exigeant tout simplement l’égalité et la justice.
Très tôt, les élites s’efforcent y faire face. Outre l’emploi de la force, ils cherchent la parade idéologique. Le contre-argument religieux (Dieu l’a voulu, le paradis n’est pas sur Terre, patientez, travaillez, suez…) ayant fait long feu, même si d’insistantes flammèches perdurent, il leur faut un argument plus solide, moins mystique, plus scientifique, pour que les riches gardent leurs richesses et refusent de les rendre à ceux qui les produisent.

La riposte malthusienne
Thomas Malthus est l’un des premiers à trouver la riposte. Il postule que la croissance démographique va plus vite que la croissance des ressources vivrières. Il stigmatise les pauvres qui font trop d’enfants, les « prolétaires » au sens littéral du terme, ceux qui n’ont de richesse que leur « progéniture » pour leur apporter des ressources, et condamne les lois susceptibles de les aider.
Mais dans la première édition (1798) de son Principe de population, Malthus s’attaque également, dans son titre même, à deux personnages contemporains : Condorcet et Godwin. Tous les deux sont en effet des représentants du nouveau courant d’idées issu à la fois des Lumières et de la Révolution française. Le premier, Condorcet, est visé pour sa croyance dans le progrès fondé sur la rationalité, la science et la technologie. Le second, Godwin, qui partage également cette perspective progressiste, est attaqué parce que, précurseur de l’anarchisme, il réclame une justice sociale débarrassée de son principal obstacle, le gouvernement de l’homme par l’homme. C’en est trop pour Malthus, révérend pasteur et fidèle soutien du parti conservateur Whig, dont il est député.
Les dirigeants bourgeois et capitalistes comprennent aussitôt la portée idéologique de l’analyse malthusienne qui leur permet de combattre le socialisme naissant : point de partage des richesses pour tous puisque, prétendent-ils, il n’y en a pas assez pour tous ! La main sur le cœur, ils jurent que ce n’est pas un quelconque égoïsme de classe qui les guide mais un raisonnement scientifique, inéluctable.

La réplique socialiste et anarchiste
Non moins rapidement, les premiers théoriciens du socialisme réagissent à l’escroquerie malthusienne, presque tous, de Godwin à Kropotkine en passant par Proudhon, Leroux, Marx, Engels ou Reclus.
Après avoir échangé courtoisement avec Malthus, Godwin lui réplique ensuite virulemment. Dans un ouvrage quelque peu oublié, De la population (1820), il développe quatre séries d’arguments : la théorie de Malthus a varié dans ses différentes éditions ; le monde n’est pas plein ; les ratios malthusiens démographie/subsistance sont contestables ; et les calculs démographiques de Malthus négligent plusieurs paramètres (la mortalité par exemple).
Dès 1848, Proudhon reprend ironiquement la fameuse allégorie de Malthus sur « le grand banquet de la nature » : « Il y a trop de monde au monde : voilà le premier article de foi de tous ceux qui, en ce moment, au nom du peuple, règnent et gouvernent. […] Ce sont deux millions, quatre millions d’hommes qui périront de misère et de faim, si l’on ne trouve pas le moyen de les faire travailler. C’est un grand malheur assurément, vous disent les malthusiens, mais qu’y faire ? Il vaut mieux que quatre millions d’hommes périssent que de compromettre le privilège : ce n’est pas la faute du capital, si le travail chôme : au banquet du crédit, il n’y a pas de place pour tout le monde » (Les Malthusiens, 11 août 1848).
Pour Élisée Reclus, « cette loi prétendue d’après laquelle les hommes doivent s’entre-manger n’est pas justifiée par l’observation. C’est au nom de la science que nous pouvons dire au savant Malthus qu’il s’est trompé. Notre travail de tous les jours multiplie les pains et tous seront rassasiés » (lettre à Richard Heath, 1884).
Pour Kropotkine, « nous savons enfin que contrairement à la théorie du pontife de la science bourgeoise – Malthus –, l’homme accroît sa force de production bien plus rapidement qu’il ne se multiplie lui-même » (La Conquête du pain, chapitre « L’aisance pour tous », 1890).
Le « néomalthusianisme », expression à l’intitulé malheureux car source de confusion, apparaît à la fin du XIXe siècle, en partie dans certains courants anarchistes, avec Paul Robin, mais il ne doit pas être confondu avec la théorie de Malthus proprement dite car il est axé sur le contrôle des naissances et la liberté que celui-ci représente.

De Malthus au social-darwinisme
La théorie de Malthus obtient beaucoup d’impact. Elle inspire Darwin en personne, et même Alfred Wallace qui doit batailler avec ses propres convictions socialisantes. La fameuse formule darwinienne de « la survie des plus forts » est reprise de Malthus selon Darwin lui-même, bientôt dépassé par sa théorie. Elle débouche sur le social-darwinisme, élaboré par Herbert Spencer pour qui l’inégalité des conditions sociales ne sont que les conséquences des inégalités naturelles.
Le social-darwinisme est repris et popularisé par Ernst Haeckel, le fondateur de l’écologie, et par la cohorte de ses disciples sous des déclinaisons variables. Car la finitude malthusienne est aussi interprétée comme une réaction envers la modernité et ses aspects industriels ou technologiques. Le mouvement romantique – hostile rappelons-le aux idéaux prônés par la Révolution française – cultive une nostalgie naturaliste passéiste. Cette réaction est reformulée par ce courant que je qualifie de « naturalisme intégriste » qui, via quelques figures (Arndt, Riehl, Klages, Smuts, Clements, Ostwald, Lotka, Pearl, Rachel Carson, Robert Hainard, Ehrlich, Georgescu-Roegen, etc.), mène à l’écologisme contemporain.
Malgré certaines apparences contraires, le courant capitaliste bourgeois converge de nos jours avec le courant naturaliste intégriste malthusien, notamment sur la question de la finitude, thème récurrent. Qui n’a jamais entendu dire que la planète est finie, que ses ressources sont limitées, que les équilibres naturels sont rompus, que l’on est trop nombreux, que l’on court à la catastrophe ?
Mais il règne à ce propos une extrême confusion intellectuelle et politique, au sens propre du terme : on mélange tout.

Les ressources et les richesses
Il convient d’abord de bien distinguer les ressources renouvelables et celles qui ne le sont pas. Et, dans les deux cas, de prendre en compte les échelles d’espace et de temps. On constate alors qu’à un moment donné et pour un espace donné, la situation objective et subjective des ressources n’est pas la même que celle d’avant ou d’après. Qu’importait un sous-sol riche en uranium aux pays et aux populations du XIXe siècle, qui n’en avaient d’ailleurs aucune idée ? Qu’importaient des gisements de pétrole au XVIIIe siècle ? Que va-t-il nous importer au XXIe siècle que nous ne connaissons pas encore ? Faut-il en avoir intrinsèquement peur ?
Les ressources non renouvelables sont par définition en quantité limitée (minerais, hydrocarbures, etc.). Ne perdons pas de vue qu’États et firmes transnationales ont tout intérêt à garder secrètes, au moins le plus longtemps possibles, certaines informations à ce sujet ou, tout simplement, à pratiquer la désinformation quand cela les arrange. Pour manipuler les cours en bourse par exemple.
Les ressources renouvelables sont par définition en quantité illimitée parce qu’elles sont précisément renouvelables : eau, certaines énergies, sols non épuisés, etc. N’en déplaisent aux élucubrations d’un Georgescu-Roegen qui tente d’appliquer à l’humanité un schéma mathématique et physique d’entropie dénué de sens malgré son jargon pseudo-scientifique. Encore un théoricien qui tente de mettre le monde en équation, comme le Talmud, la Bible ou le Coran essayaient de tout convertir en dieu unique.
Prenons l’exemple de l’eau, essentielle. D’après les données fiables dont on dispose, la quantité de précipitations sur la Terre est globalement la même depuis un siècle. Cet élément est d’ailleurs oublié par la théorie du « réchauffement global » (mal emmanchée cet hiver, soit dit en passant, à New York, Paris, Stockholm ou Pékin) qui postule le contraire. La hausse des températures entraîne en effet une plus grande évaporation et donc une plus grande possibilité de précipitations.
En revanche, la répartition des pluies est soumise à des fluctuations d’une période à l’autre, mais encore difficiles à expliquer. Cette variabilité est d’ailleurs l’une des raisons qui explique le recul de certains glaciers dont la dynamique n’obéit pas seulement à la température atmosphérique mais aussi (et surtout, selon certains spécialistes) à l’apport en précipitations (neigeuses, transformées en glace).
Seule une petite partie de ces précipitations est captée par l’humanité. Tout le reste s’écoule et, par le biais des océans notamment où il parvient, reconstitue par évaporation les précipitations futures. Il existe donc d’énormes réserves en eau potentielles pour l’humanité. Mais sur la petite partie que celle-ci récupère, il existe en revanche une formidable inégalité socio-spatiale dans le captage et la distribution. Quant aux aléas, ils ne sont pas toujours faciles à expliquer comme le montre l’exemple de la « sécheresse au Sahel ».
Non, la Palestine n’est pas dépourvue d’eau : les Palestiniens oui, qui en sont privés par le contrôle israélien des sources du Jourdain (le fameux plateau du Golan et ses montagnes) jusqu’aux nappes aquifères des collines de Judée. Non, l’assèchement de la mer d’Aral n’est pas une catastrophe naturelle, mais une conséquence écologique d’une politique humaine, économique, stalinienne et néostalinienne, qui consiste à détourner les eaux des fleuves Daria pour irriguer les champs de monoculture du coton. Le jour où le marché ne voudra plus du coton kazakh ou turkmène, l’Aral retrouvera peut-être ses eaux…

La Terre ne manque pas de ressources
Trop d’humains sur Terre, pas assez de ressources vivrières ? Malthus s’est lamentablement planté sur ce point, et à plusieurs niveaux. Il a nié la possibilité d’un accroissement phénoménal des ressources vivrières, grâce aux progrès non seulement agronomiques mais aussi technologiques et sociaux, un paysan pouvant de nos jours nourrir bien plus de personnes qu’à son époque. De la même façon que les faiseurs de la prétendue « empreinte écologique » oublient dans leurs calculs la réalité des échanges de biomasse par la nourriture, et donc la mutuallisation des transformations écologiques, il a raisonné par pays, révélant bien sa conception étatiste du monde. Il a négligé les faits migratoires. Il s’est même trompé dans ses calculs (comme Godwin le lui a d’ailleurs reproché à propos de la croissance démographique des États-Unis).
De nouveaux prophètes, comme le biologiste américain Paul Ehrlich avec son ouvrage intitulé La Bombe P (1968), ont tenté de nous effrayer avec une imagerie nous renvoyant à l’holocauste d’Hiroshima. Mais de nos jours, la transition démographique est réalisée presque partout, sauf dans les pays les plus misérables, arriérés par la religion, le patriarcat et la tyrannie. La croissance démographique se poursuit naturellement sur sa lancée, mais à un rythme bien moindre que dans les années 1950. Quant à la surpopulation ou aux « surdensités », doit-on mettre sur le même plan des espaces densément peuplés comme Monaco, Singapour, le Bengladesh ou le Rwanda ?
Y a-t-il un manque de terre pour nourrir les sept milliards d’humains qui se profilent pour bientôt ? S’il faut remettre en culture les milliers d’hectares que la logique du marché a mis en friches dans les pays industrialisés, et, au cas où cela ne suffit pas, s’il faut défricher la vaste taïga sibérienne — surtout si elle est réchauffée par le « global warming » — ou s’il faut cultiver une partie de la forêt amazonienne ou congolaise, s’il faut le faire pour empêcher des hommes et des femmes de mourir, pourquoi pas ? Sinon, au nom de quoi ?
En outre, défricher et mettre en culture ne signifie pas intrinsèquement polluer. Il existe assez de techniques pour conserver les sols et protéger la logique des écosystèmes. Les savanes d’Afrique ou d’Australie, les plaines herbeuses d’Amérique ou de Russie, les steppes d’Asie centrale résultent d’un défrichement mal géré, voire d’une surcharge agro-pastorale, depuis le Néolithique. Pourquoi le XXIe siècle ne ferait-il pas mieux, avec plus de rigueur et de conscience ? En rompant avec les latifundias archaïques ou les bonanzas quasi industrielles ? En reposant la question de la propriété du sol, cette vieille problématique socialiste déjà formulée par un Godwin vilipendé par un Malthus sur ce plan également ?
La logique du capitalisme n’est pas de satisfaire les besoins, ni de produire pour produire : elle est de vendre et de faire du profit. Il crée de la rareté, si nécessaire. Il spécule. Tandis qu’une partie de l’humanité souffre de malnutrition, les greniers et les stocks d’une autre sont pleins.
L’angoisse engendrée par le mythe de la finitude – un mythe dans le sens sorélien du terme, c’est-à-dire un imaginaire mobilisateur – offre un coup triple pour la bourgeoisie, pour les écologistes et pour la bourgeoisie écologiste. Pour la première, elle permet de refuser encore et toujours l’idée d’un accès même des pauvres au banquet des riches. Pour la deuxième, digne représentante de la petite-bourgeoisie, elle conforte les partisans d’un catastrophisme que ceux-ci prétendent éclairés mais qui est définitivement obscurantiste. Pour la troisième, qui prend ses éléments chez les précédents, c’est l’outil idéal (avec le global warming) pour adapter l’entreprise capitaliste aux nouveaux défis écologiques de l’après-pétrole, peut-être de l’après-automobile, ou tout autre invention encore inconnue comme l’étaient l’avion à réaction, le gros-porteur, le supertanker ou la centrale nucléaire à l’époque de Malthus, de Proudhon ou de Marx. Pour cette avant-garde du capitalisme, les écologistes plus ou moins sincères représentent la nébuleuse des idiots utiles.
Chez tous, la question sociale est répudiée au nom d’un phénomène considéré comme naturel, que ce soit la loi du marché ou la finitude des ressources : rien de bien nouveau depuis les physiocrates et Malthus qui s’en inspirait !