Schtroumpf Farceur chez les Bisounours

mis en ligne le 26 mars 2010
1587-page07Un militant anarchiste est à Davos ce que l’anus artificiel de Jean-Paul II est à la langoustine : une incongruité. C’est donc bardé d’une armure de circonspection et d’un sang-froid de boa constrictor que j’ai pu m’introduire au World Economic Forum – il faut ici impérativement manier la langue délicieuse des maîtres impérialistes pour pouvoir s’exprimer ; n’usant que très moyennement du sabir managérial de Bill Gates, je me suis forcé à avoir constamment la bouche pleine de petits fours au caviar achetés à prix d’or chez Petrossian pour ne pas parler ni risquer d’éventer ma couverture de taupe de la cinquième colonne kropotkinienne. Ne m’étant pas fait flinguer par les vigiles pourtant acariâtres, vous vous serez donc rendu compte que le machiavélique stratagème a réussi. Le sacrifice de mes entrailles était à ce prix.
J’ai donc pris le risque démentiel de m’inviter à la garden-party des maîtres du monde. Pour cela, ne figurant sur aucune base de données m’octroyant le sésame obligatoire, et incapable de payer le billet d’entrée sans m’endetter pour les trente prochaines années auprès d’une banque occidentale renflouée par l’État, j’ai dû ruser, relire Sun Tzu et me greffer à une délégation africaine – dont je tairai le nom pour des raisons de sécurité – déguisée en colonel d’opérette de l’armée française (ça impressionne encore certains potentats et dictateurs). En hurlant très fort sur les subordonnés et en tâtant les culs des servantes, j’ai tout de suite fait illusion. Corruption aidant, le voyage ne m’a coûté que les « œuvres » complètes de ce dindon de Michel Onfray dénichées juste avant d’être envoyées au pilon, ainsi qu’une caisse de mauvais cidre industriel. Ni d’une ni de deux, nous voici en route pour la Suisse !
Là-bas, j’ai abandonné l’uniforme étincelant, trop voyant, pour me muer en parfait petit soldat du capitalisme triomphant : c’est donc déguisé en cotation de la Bourse – et en poussant de temps à autre quelques gloussements de satisfaction bouffie pour faire plus réaliste – que j’ai pu poursuivre mon extraordinaire aventure parmi la crème des élites du gratin du globe.
Reconnaissons-le d’emblée : le point fort de tout cela, c’est que c’est très bien organisé. Il faut dire qu’on est ici entre gens de bonne compagnie, aimables, courtois, infatués d’eux-mêmes, majoritairement des hommes mûrs et replets qui savent bien que malgré la guerre de tous contre tous, l’hostilité féroce des crocodiles pour le partage du marigot, sociétés contre multinationales, OPA hostiles contre exigences d’actionnaires goinfres mais perpétuellement affamés, tout le monde a un intérêt commun non dit, mais qui se devine malgré tout à la manière d’enfourner sauvagement les macarons, comme une brusque et imprévisible dépressurisation carnassière de la bouche : à ce que la réunion de l’année prochaine se passe aussi bien que celle-ci. Et pour ce miracle chaque fois renouvelé depuis quarante et un ans, que faut-il ? Que tout change pour que rien ne change. Ou peut-être est-ce l’inverse ? Peu importe.
Wall Street, la City et consorts, après avoir viré socialistes, suite à la recapitalisation (nationalisation partielle ou totale) des banques et au plan de 2 000 milliards de dollars d’aide sous les applaudissements de marées de néolibéraux brandissant tout joyeux Le Capital ornés de foulards rouges, ont repris leurs bonnes vieilles habitudes, les chemins balisés de la déontologie miltonfriedmanienne, vers toujours plus de prospérité individuelle des plus nantis. Autant dire une révolution. On aurait pu s’attendre à contempler des mines tristes comme des jours sans bonus, des visages hâves d’avoir dû renoncer, sous la pression de la rue haineuse, à de faramineux parachutes dorés, mais pas du tout : tout respire ici la joie d’exister et la morgue d’être puissant. Muni du Who’s Who dernière édition, je tâche de retrouver parmi les milliers d’incorruptibles présents quelques personnalités connues du grand public. Et la moisson est fructueuse comme vous l’imaginez. Il y a là des bataillons de Chinois en col Mao, en train de chanter l’Hymne du Yuan ; Rupert Murdoch, qui a quelque mot gentil pour ses salariés venus l’interviewer ; Jeff Koons, qui présente tout frétillant à François Pinault la dernière création de son usine à bonheur, une pièce de boucherie peinte en or qui hurle des insanités – en anglais – dès qu’on la touche ; Ratan Tata l’Indien, qui lutte contre le réchauffement climatique en inventant la voiture la moins chère du monde ; Angela Merkel, un peu boudinée dans son costume ; Nicolas Hulot venu en hélicoptère présenter son déodorant Ushuaïa pour sauver les Indiens d’Amazonie ; et bien d’autres… Un incident toutefois : Alain Minc s’est jeté aux pieds de son idole Berlusconi pour lui lécher les mocassins, mais s’est retrouvé empoigné solidement par les gardes du corps : on l’a confondu avec l’entarteur belge.
Bref, il s’agit de faire illusion, le temps d’une semaine, auprès des contribuables au chômage qui liront les pages des journaux qui mentent à longueur de colonnes. Rassurons-nous cependant, la cour des Miracles habillée par Chanel et Vuitton s’occupe surtout présentement de jouir de la prospérité après la « douche écossaise » de la Crise (toujours avec un c majuscule) de 2008, ces milliers de « partenaires » qu’il a fallu jeter à la rue la larme à l’œil pour sauver les villas fraîchement construites, tout en échangeant des textos – en anglais – sur les poitrines plantureuses des hôtesses d’accueil engagées pour animer les récréations qui ponctuent des discours tous également barbants.
En parlant de discours, c’est bien pour cela que je suis venu : écouter la causerie inaugurale de Sarkozy. Il arrive d’ailleurs, très à l’aise (il est ici chez lui), avec un exemplaire du disque de son épouse. Je prends place entre une banquière trop digne et trop fardée pour être vraie et un Japonais accro à son téléphone portable. Voici donc quelques extraits marquants de cette allocution que les médias qui mentent ne vous rapporteront pas.
Après de longues digressions crypto-gauchistes sur la situation qui va mal (comment qu’c’est-y possib’qu’on en soit arrivé là, mes bonnes gens ?!), le Christian Clavier de la politique est touché par la grâce : Nous sommes responsables du monde que nous allons laisser à nos enfants *. Dame, on frôle l’hérésie. Ma voisine se cure le nez de monotonie. Si nous ne changions pas, nous serions irresponsables. Je crois défaillir. La banquière sue des tempes et le Nippon lève la tête de son écran. C’est notre vision du monde qu’il faut donc corriger. Il n’y a pas de prospérité sans un système financier efficace, sans libre circulation [libre circulation répétée une fois] des personnes et des marchandises, sans la concurrence [le poignet, ferme, est brandi] qui remet en cause les rentes de situation. Mon voisin, rasséréné, retourne à ses jeux. Comment remettre l’économie au service de l’homme ? Là, ma voisine pousse un gloussement de rire. L’anticapi-talisme est une impasse pire encore [que le capitalisme financier, le vilain, qui nous a mis là]. Et voici ce que tous attendent : Il n’y a aucun système autre que l’économie de marché. Mais nous sauverons l’économie et le capitalisme de marché en le refondant, oserai-je le mot [sic !], en le moralisant. La bombe est lâchée, l’atmosphère, jusqu’ici tendue comme une corde de pendu aristocrate, se relâche, des pets d’extase se font entendre ici et là. Allez, et si nous nous dotions d’une morale commune ? La morale ? Cette domesticité clamait depuis des années que le marché triomphait de tout, y compris de l’histoire, finie et bornée, que les règles minimales étaient fascistoïdes et contraires à la main invisible, et que toute voix discordante ne pouvait être que celle d’un païen arc-bouté sur ses « acquis » ou d’un aliéné étanche aux dogmes thatchériens. Entre cet âge d’or et maintenant, que s’est-il passé ? Quelque 25 000 milliards de dollars se sont évaporés, des millions de travailleurs, déjà précarisés, ont perdu leur emploi, souvent leur maison, et les joyeux drilles à l’origine de cette nouba obscène se retrouvent peinards ensemble à siroter du Veuve Clicquot. Mais que celui qui crée des emplois, que celui qui crée des richesses puisse gagner beaucoup d’argent, c’est normal, ça n’a rien de choquant, et nous devons en faire la pédagogie. Pédagogie auprès des peuples imbéciles qui ne comprennent pas que les gagnants capitalistes (banquiers, industriels, hommes d’affaires, traders, mafieux, journalistes propagandistes…), enrichis par le système, gagnent encore en quémandant l’aumône auprès des États – c’est-à-dire auprès des gagnants politiques, qui la leur ont gracieusement accordée. Tiens ! tous ces gagnants se retrouvent justement dans cette agréable station de sports d’hiver. Coïncidence ? Sans doute pas, puisque Sarkozy dorlote son auditoire à coups de Mes chers amis [deux fois] et de Les valeurs de l’économie de marché que nous défendons tous ensemble. Comprenne qui voudra. En tout cas, la salle, parcourue de frissons orgasmiques, a bien compris. Le capitalisme est un système qui a fait ses preuves. […] Sans le G20, il n’aurait pas été possible de réglementer les bonus, de venir à bout des paradis fiscaux, de changer les règles comptables. La salle est proche de l’émeute. Puis, une sarkozynite (comprenez une fanfaronnade) : Nous avons besoin d’un nouveau Bretton Woods. Ça ne mange pas de prime. Il finit par s’adresser ainsi aux milliers de Chinois refoulés vers leurs campagnes : La citoyenneté s’est ressourcée dans l’épreuve de la crise.
À la suite de cela, une seule certitude : après le prix Nobel de la paix 2009 attribué à Obama pour sa politique humaniste en Afghanistan, Sarkozy est pressenti pour le prix Nobel d’économie en 2010.

Vogalène Tiorfan

*. Les citations en italiques sont rigoureusement exactes. Voir le discours sur le site publicsenat.fr