Vers un capitalisme « altéré » ?

mis en ligne le 26 novembre 2003

« Les choses vont sans dire, mais encore mieux en le disant. » Décidés à mettre ce dicton en application, trois d'entre nous 2 partîmes en expédition, par un bel-après midi d'automne 3, au Lounge Bar, café branché-bobo de La Bastille, pour distribuer quelques tracts pour le FSL, mais surtout avec la ferme intention de faire dire publiquement au nouveau président d'Attac, Jacques Nikonoff, ce que beaucoup, y compris parmi les anars, font semblant de ne pas avoir compris.

Le poulain de Bernard Cassen avait été invité à plancher sur l'« altermondialisation » dans le cadre d'un exposé-débat organisé par Génération République, association de jeunes supporters ex-chevènementistes frais et moulus de Sciences Po, HEC et autres fabriques de premiers de la classe de l'encadrement capitaliste. On eut droit, comme à l'ENA, à un topo en deux parties : la raison d'être d'un « nouveau mouvement émancipateur (sic) », et les grands « axes » du « projet » de l'une de ses composantes, Attac.

Cette « association d'éducation populaire » et le mouvement « citoyen » planétaire dans lequel elle s'inscrit serait, selon J. Nikonoff, né de l'« échec » des deux précédentes tentatives émancipatrices. Pour expliquer ledit échec, il se contenta de pointer du doigt les partis « communistes » des pays du socialisme irréel, économiquement inefficients et politiquement peu regardants à l'égard du respect des « libertés démocratiques », et les partis « socialistes » des pays capitalistes, passés de la social-démocratie au « social-libéralisme ». En bon apparatchik du PCF, le nouveau patron d'Attac se garda bien, toutefois, d'évoquer la part prise par son propre parti dans cette double faillite. Et encore moins d'émettre des doutes sur la nature de classe et les finalités réelles des organisations politiques et syndicales qui en étaient responsables.

Mettant à profit un rapport de forces ainsi redevenu en sa faveur, la bourgeoisie, de plus en plus mondialisée, est donc repartie à l'offensive, offensive économique et politique, mais aussi idéologique. D'où l'objectif d'Attac : « déconstruire l'idéologie néolibérale ». Mais, comme chacun sait, la contestation n'a de sens, de nos jours, que si elle s'accompagne de « propositions ». Aussi Nikonoff s'employa-t-il à énumérer et à préciser les « axes » principaux autour desquels celles-ci s'ordonnent. Or, si l'on excepte le changement d'échelle - le cadre national cède la place au cadre européen -, elles ne comportent aucune nouveauté, puisqu'elles reviennent à préconiser un retour à un interventionnisme de type keynésien, au plan économique, et à l'État providence, au plan « social ».

C'est précisément sur le sens de ce retour que nous avons choisi d'interroger Nikonoff, après qu'il eut répondu à une série de questions plus insanes les unes que les autres émanant d'un auditoire qui le faisait paraître presque gauchiste.4 Compte tenu de la réponse hautement significative de l'intéressé, je retranscris dans leur intégralité les termes dans lesquels la question lui fut oralement adressée.

« On peut être d'accord avec vous sur l'origine du mouvement altermondialiste. Mais, vous avez oublié deux choses [Ce n'était pas un oubli, et nous n'étions évidemment pas d'accord avec lui, mais, vu le contexte, il fallait faire comme si]. D'abord, les deux projets émancipateurs auquel vous avez fait allusion étaient portés par le mouvement ouvrier, même si celui-ci a été trompé sinon trahi par les partis qui le représentaient. Ensuite, il en découle que l'alternative réforme ou révolution à laquelle ces deux projets renvoyaient avait quand même pour horizon un au-delà du capitalisme, qu'on l'appelle socialisme ou communisme. Qu'en est-il du projet d'Attac ? S'agit-il d'un retour en arrière défensif vers le keynésianisme et le welfare state, ou est-il conçu comme une étape vers un type de société radicalement différent ? Bref, le capitalisme est-il, pour vous comme pour tant d'autres, l'horizon indépassable de notre temps ? »

La réponse de Nikonoff a eu le mérite de la clarté : « Attac ne situe pas son projet dans une perspective de dépassement du capitalisme. Cela relève de l'idéologie (sic). Nous, nous sommes des pragmatiques. » Pour qui ne s'était pas laissé bercer par les sirènes du citoyennisme, ce n'était évidemment pas là un scoop. Mais la phrase qui a suivi mérite à coup sûr réflexion : « Il n'en demeure pas moins que si les actions d'Attac aboutissent, le capitalisme s'en trouvera profondément altéré. »

« Altéré » comme il le fut au cours des trois décennies de l'après-guerre - les trop fameuses Trente Glorieuses - dont Nikonoff venait de nous vanter nostalgiquement les charmes, sorte d'âge d'or du capitalisme où l'intervention de l'État, bien loin de mettre un frein à l'exploitation, l'avait relancée sur des bases nouvelles. Avec pour effet l'avènement d'une société dite de consommation, coup d'envoi à cette « marchandisation du monde » (bagnole, télé, frigo, etc.) dont on se plaît, Nikonoff, Cassen et Ramonet en tête, à dénoncer aujourd'hui la nocivité. Obligés de céder la parole à d'autres intervenants, nous n'avons pu, cependant, relancer la discussion.

Que retenir de cet échange de vues biaisé ? Tout simplement qu'il permet de lever l'ambiguïté attachée au pseudo-concept d'« altermondialisation ». L'« altération » que devrait subir le capitalisme sous les coups de boutoir des « altermondialistes » n'annonce aucunement, en effet, sa destruction. Bien au contraire : il s'agit de le « rendre autre » pour l'aider à perdurer, ne serait-ce, au plan idéologique, qu'en le faisant passer pour autre chose que ce qu'il est. On retrouve ici à l'œuvre la dialectique séculaire inhérente à la reproduction des rapports de production. Les partisans cyniques de l'ordre bourgeois en avaient jadis, par une formule, parfaitement résumé la philosophie : « le changement dans la continuité ».

Jean-Pierre Garnier