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par Mangeclous le 31 juillet 2023

Symboles et pouvoir

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Article extrait du Monde libertaire n° 1951 de juin 2023





Dans son numéro 1849 (avril 2023), le Monde Libertaire publiait plusieurs articles en apparence très divers. « Pourquoi les ministres, le président et tutti quanti ont droit aux gyrophares pour griller les feux rouges ? » demande Aude R. (p. 17). Pourquoi l’inclusion grammaticale, si « dérisoire et artificielle » au regard des injustices salariales ou les agressions que les femmes subissent aux quotidien, est-elle devenue, « en ce qui concerne le féminisme, [la mesure] dont on parle le plus actuellement » ? s’interroge Marie-Claire C. (p. 19). Pourquoi la lecture de la Bible soulève-t-elle un début de débat entre Pierre S. (p. 18) et Julien O. (n° 1846, p. 47) ? Dans quelle mesure la servitude peut-elle être qualifiée de « volontaire » ?, se demande Louis J. (pp. 14-15).

Ces sujets, en dépit de leur diversité, gravitent tous, je pense, autour d’une même question : pourquoi accordons-nous parfois davantage d’attention aux signes et aux symboles qu’à la réalité matérielle ? La question me paraît capitale pour la compréhension des formes contemporaines de l’oppression. Sans chercher ici à la résoudre, je veux entreprendre d’y apporter un peu de lumière.


1 – Typologie sommaire des signes


Tout signe associe à un signifiant (phénomène perceptible en un moment donné) une contrepartie signifiée (autre phénomène, pour sa part imperceptible au dit moment donné). Interpréter un signe désigne l’opération mentale par laquelle l’intelligence humaine passe du signifiant au signifié. Deux sortes de signes se distinguent : d’un côté, les indices où le signifié est la cause du signifiant ; de l’autre, les symboles où le signifié s’unit au signifiant par une convention culturelle. Exemple d’indice : les traces de pas dans le sable de la grève indiquent le promeneur. Celui-ci (le signifié) est parti, mais l’effet de son passage, ses empreintes (le signifiant), demeure. Exemple de symbole : la couleur blanche (signifiant) a pris en Occident une connotation d’innocence (signifiée).

La nature causale du lien entre signifié et signifiant justifie de définir l’indice comme signe rationnel et universel. Dans sa globalité, le savoir scientifique et empirique relève d’indices rationnellement interprétés, c’est-à-dire conçus comme effets présents de causes antérieures. Une intelligence rationnelle, n’importe sa culture, dès lors qu’elle interprète un indice, aboutira aux mêmes conclusions que n’importe qui. Par exemple, les phases de Vénus poussent à conclure que la Terre gravite autour du Soleil. Au contraire, le symbole se fonde sur des conventions culturelles. Il n’est donc pas universel mais communautaire. Ainsi, en Chine, la couleur blanche symbolise le deuil, et non l’innocence.

Indice ou symbole, tout signe renvoie, au travers de son signifié, à une absence ; or l’absence admet deux acceptions distinctes. Primo, elle désigne la simple non-présence en tel lieu à tel moment. Ainsi, je scrute dans la librairie Publico pour y retrouver mon ami Serge. Je constate son absence dans la librairie, mais j’espère bien qu’il est présent quelque part dans ce monde ! Secundo, l’absence désigne l’inexistence. Dans ce cas, le signe se compose d’un signifiant qui ne réfère à rien… donc n’est un signifiant qu’au regard, subjectif et illusoire, de celui qui cherche à l’interpréter. Tel est le cas pour tous les prétendus signes religieux d’un prétendu « Dieu ».


2 – Reflux de l’oppression violente et prolifération des signes du pouvoir


Pour établir en quoi la question des signes concerne la compréhension de l’obéissance à l’oppression contemporaine, examinons d’abord les ressorts classiques de l’oppression. Je conçois la personne humaine comme composée d’un entendement propre à appréhender et coordonner des concepts abstraits par des opérations rationnelles ; d’une sentimentalité propre à associer des valeurs affectives à certains de ces concepts ; et d’un corps charnel sensible propre à loger ensemble ces deux facultés de sorte qu’elles interagissent entre elles et avec ce corps lui-même. Distinctes en théorie, ces trois dimensions de la personne s’avèrent unies en fait.

L’entendement ne peut jamais justifier l’obéissance car il juge qu’il n’est jamais rationnel d’obéir. Face à un ordre donné (par nature simple proposition linguistique), l’entendement objecte chaque fois : sur quel fondement autrui, personne humaine comme moi, prétend-il m’imposer sa volonté avec des mots ? La volonté ne conçoit, de prime abord, aucune raison d’abdiquer devant une autre. Sur ce point, la leçon de l’entendement est limpide : pouvoir et obéissance ne sauraient être les signifiés de certaines propositions linguistiques signifiantes (les ordres), parce que ceux-là ne préexistent pas à celles-ci. Tenter d’appréhender un ordre comme signe d’un pouvoir préexistant constitue une inférence aussi fantaisiste que la tentative de concevoir un rituel comme le signe d’un Dieu préexistant. Aussi mobiliser la raison en son for intérieur, ou en appeler discursivement à la raison d’autrui, s’avèrent-ils toujours des appels à la subversion.

L’entendement écarté, deux leviers restent, dans une personne, pour la déterminer à l’obéissance : son corps et sa sentimentalité. L’oppresseur dispose de deux armes, ni plus ni moins : la contrainte exercée sur la chair de l’opprimé et la persuasion visant à emporter son adhésion affective à l’ordre reçu – en d’autres termes, produire chez les opprimés l’illusion selon laquelle ils auraient voulu leur servitude. Selon cette analyse, les signes du pouvoir se révèlent simples substituts à la contrainte physique. Où celle-ci retient sa violence, ceux-là étendent leur empire ; où celle-ci s’étale, ceux-là perdent leur fonction. L’oppression change de visage sans jamais changer de nature.

Schématisons : dans la partie dite « occidentale » du monde, l’oppression, depuis un siècle et demi, renonce peu à peu à ses formes les plus brutales : le bagne, les entraves, le fouet, l’esclavage des enfants, la torture, et pardonnez-moi d’abréger cette liste. Les luttes menées, notamment, par les anarchistes ont rendu davantage coûteux de recourir à ces méthodes que de servir des salaires moins indécents dans des conditions de travail moins effroyables. Relisons Germinal, Sans Famille, ou l’Eau des Collines. Qui parmi les travailleurs nés en France depuis les années 50 reconnaîtrait son vécu personnel dans ces récits ? Soyons sport : admettons que les conditions de l’oppression sont aujourd’hui (temporairement ?) moins violentes qu’autrefois.

Si la contrainte se réduit, comment persuader d’obéir ? Deux moyens : la menace du bâton et l’appât de la carotte.



Bon point à l’effigie du Maréchal Pétain distribué par la Légion française des combattants (1940-1944)

Or, si l’oppresseur passe sa vie, bâton dans une main et carotte dans l’autre, à superviser l’opprimé, il s’en épargne, certes, la besogne. Cependant il s’impose une surveillance pour une durée égale à celle du travail de l’opprimé ; laquelle devient ainsi, aux yeux de l’oppresseur, une tâche ennuyeuse, un devoir à remplir, bref, un travail. Sous ce rapport, l’oppresseur n’a rien gagné. L’idéal, de son point de vue, serait que l’opprimé continue à travailler pendant que lui, l’oppresseur, jouirait des délices de la vie. Le mieux, pour maintenir l’opprimé dans sa servitude en l’absence de l’oppresseur, consiste à saturer la conscience de l’opprimé du devoir d’obéir. Ainsi, il faut et il suffit que certains phénomènes perceptibles, judicieusement disposés dans l’environnement de l’opprimé, lui remémorent le bâton et la carotte. Cette main invisible portée sur l’échine de l’opprimé prend la forme des signes du pouvoir.




Deux remarques. Primo, il existe une immense variété de signes du pouvoir, dans l’accoutrement (le port de la cravate, d’une perruque, d’une lame, d’un bijou), dans l’environnement de l’opprimé



(idéogrammes, gyrophares, sirènes, bureau privatif)



, etc. Secundo, aux signes de pouvoir répondent, en négatif, autant de signes de l’obéissance dont la variété, ici aussi, peut frapper : affichage d’un tableau d’honneur pour féliciter les esclaves les plus dociles (pardon, les « employés du mois »), étiquette précise et langage châtié requis en présence de l’oppresseur, petite faveur distinguant tel opprimé parmi ses compagnons, etc.

Ces rappels opérés, la question initiale se reformule. Les illusions produites par les signes du pouvoir devraient se dissiper aussi commodément que celles des signes religieux. Pourquoi, dans ce cas, tant d’individus courbent-ils l’échine devant les signes du pouvoir, au point que même des anarchistes semblent prêts à débattre de tels signes ?

3 – Les signes du pouvoir : indices et symboles à la fois


À première vue, les signes du pouvoir se rangent dans la catégorie des symboles conventionnels communautaires. En effet, le choix concret du signifiant importe peu : la variété et la variabilité de ces signes le prouvent. L’oppresseur peut en imposer de nouveaux, en supprimer de surannés, substituer les uns aux autres. Comme signe de richesse, le teint bronzé (le nanti peut se payer des vacances au soleil) a succédé au teint blafard (l’aristocrate n’est pas exposé aux ardeurs de Phébus, car il ne trime pas aux champs).

Toutefois, conçus comme effets, les signes du pouvoir manifestent bel et bien une cause réelle, toujours la même : l’existence d’un oppresseur, sans lequel ces signes du pouvoir n’existeraient tout simplement pas en tant que tels. En ce sens, la variété des signes du pouvoir n’importe en rien, car tous ces signes indiquent, en fait, la même réalité : l’oppresseur absent n’est pas pour autant inexistant. Par contraste avec le symbole religieux, purement illusoire en cela qu’il n’indique aucune existence réelle, le signe du pouvoir fonctionne au niveau symbolique parce que sa dimension de symbole s’adosse à l’efficacité de sa signification en tant qu’indice.

Outre les indices d’un côté, les symboles de l’autre, il faudrait donc repérer une troisième catégorie, hybride, de signes, que je propose d’appeler les « marques », et dont les signes du pouvoir sont un exemple. Ces marques sont, dans leur statut même, plus ambiguës que les indices ou les symboles, car à la fois elles indiquent une personne (celle de l’oppresseur, dans le cas des signes du pouvoir), et elles symbolisent une relation (celle du pouvoir de l’oppresseur sur les opprimés, toujours dans ce cas particulier des signes du pouvoir). Elles ne réfèrent pas une, mais deux fois, à deux significations différentes ; or, comme les marques procèdent ainsi au travers d’un seul et même signifiant, elles sont toujours confuses.

Tétaniser autrui par la confusion constitue une technique banale de manipulation. Pendant qu’il s’efforce de lever cette confusion, le futur opprimé ne répond pas et ne réagit point. Il paraît attardé parce qu’incertain, et inefficace parce qu’hésitant. Ainsi se réalise sa soumission, lorsque l’oppresseur l’invective : « Eh bien alors ! On ne répond pas ? Hé, ho, Machin, je te parle ! »

4 – Marques, pouvoir et société


Si l’oppression classique (par la contrainte physique brutale) s’appuie sur la remémoration de la souffrance subie par l’opprimé et sur une crainte perpétuelle de la revivre, au contraire l’oppression contemporaine (par la persuasion sentimentale manipulatrice) cherche à s’appuyer sur la confusion entretenue dans l’entendement de l’opprimé par l’ambiguïté de ces signes très particuliers que j’appelle les « marques ». Dans l’oppression classique, au commencement du pouvoir étaient les coups. Dans l’oppression contemporaine, au commencement du pouvoir était la confusion. Je crois donc utile pour l’anarchisme théorique d’élaborer une sémiotique de l’oppression et de l’obéissance contemporaines (désormais : « SOOC »), dont je me borne ici à esquisser le projet.



Les bourgeois de Calais apportent les clés de la ville au roi d’Angleterre (1347). Enluminure extraite des Croniques que fist sire JEHAN FROISSART, BNF

La tâche sera ardue car, si certaines « marques » servent de socle au pouvoir des oppresseurs, d’autres – les « marques de reconnaissance » – servent de socle à l’unification sociale. Tous les groupes en possèdent, y compris les collectifs anarchistes (il suffit de regarder la une du présent numéro du ML). Et pour cause ! si les marques de pouvoir se doublent, en revers, de marques d’obéissance, alors refuser d’exhiber ces dernières constitue, pour un opprimé, une marque de révolte. L’oppresseur ne s’y trompe d’ailleurs jamais : refuser de se découvrir au passage de la procession du Sacré-Cœur valut au Chevalier de la Barre son exécution pour blasphème. Dès lors, ces marques de révolte deviennent, entre révoltés, des « signes de ralliement », c’est-à-dire des marques de reconnaissance. Il faudrait vérifier si ces diverses marques (marques du pouvoir, d’obéissance, de reconnaissance, de révolte) forment un tout cohérent, un système complet de domination sémiotique, dans lequel même les signes de révolte finissent réinterprétés comme signes de domination, et où, par exemple, les haillons punk deviennent des marchandises vintage, pour le plus grand profit de certains oppresseurs capitalistes.

Défaut majeur des « marques » par rapport à tous les autres signes, leur ambiguïté constitutive rend réversibles les relations sociales dont elles témoignent. Aussi instables dans la durée que peuvent l’être les symboles conventionnels, les marques, par contraste avec les indices, s’avèrent historiques, altérables, susceptibles de détournement, de moquerie, de dévalorisation. Toutes les marques du pouvoir expriment, en creux, la possibilité de l’insurrection ; mais réciproquement, toutes les marques de révolte et de reconnaissance expriment, en creux, la prévalence du pouvoir. Aussi la SOOC exercera-t-elle, au sein de l’anarchisme théorique, une critique réflexive sur certaines pratiques anarchistes ordinaires. De manière anecdotique, le slogan « l’ordre moins le pouvoir » devrait peut-être devenir « l’ordre moins le pouvoir et ses marques ».


6 – L’illusion sémiotique


Parmi les écueils théoriques auxquels risque de se heurter la SOOC, un me semble épineux, d’autant plus qu’il répond, peut-être, le plus directement à la question initiale : êtres sémiotiques par excellence, nous autres, humains, appréhendons volontiers les phénomènes comme des signes, ce qui nous amène réciproquement à considérer les signes comme des réalités et à les prendre au sérieux, notamment les signes du pouvoir auxquels nous inclinons à accorder, précisément, un pouvoir. Pourquoi ?

Peut-être parce que nous aimons les signes. Sumbolôn désignait, en grec, la moitié d’une médaille portée par l’un, dont l’autre moitié était portée par son ami. Le symbole s’investit d’une affection remémoratrice. Il donne, en l’absence de ce que nous aimons, l’espoir de le retrouver. Il évoque un altermonde affectif et immatériel que la matière mondaine dont il est composé rappelle. L’illusion de présence, l’effet de réel, que le symbole confère à une absence, fascine l’intelligence. Nous tendons à interpréter, de manière aussi fantaisiste qu’irrationnelle, pour ne pas dire puérile et régressive, pléthore de phénomènes fortuits comme des signifiants ; et nous avons bien tort puisque, ex hypothesi, il n’y a, en toute rigueur, rien à interpréter.

Or, les marques floutent la distinction entre « vrais signes » et « signes qui ne réfèrent à rien d’existant ». Par exemple, les marques de reconnaissance symbolisent, d’un côté, une appartenance qui n’a pas plus de réalité que « Dieu » (la « nationalité », la « patrie » et toutes les notions de cette farine sont mythologiques), et elles indiquent, de l’autre, la coopération et la solidarité entre membres d’un groupe donné. Certes, cette coopération est immatérielle, puisqu’elle opère entre les membres matériels du groupe ; mais elle n’en devient pas, pour autant, irréelle, puisqu’elle confère au groupe son existence en tant que réseau de coopérations et de solidarités concrètes, existence autonome par rapport à la composition des membres adhérant au groupe (la FA demeure même si tel adhérent passe de vie à trépas). Il existe de l’immatériel réel. Nous ne saurions le méconnaître, car sans lui l’anarchisme en tant que groupe militant n’existerait pas ; et nous saurions d’autant moins le méconnaître que, non content de servir de socle aux réalités sociales, il fonde l’exploitation, comme l’explique Proudhon dans son Premier mémoire, avec l’exemple fameux de l’obélisque *.

Il serait étrange que les anarchistes fussent les seuls, entre tous les êtres humains, à se découvrir immunisés à la puissance des signes et à l’élan effusif qu’elle produit ; les seuls à adopter spontanément un « régime sémiotique sec ». Il faudrait donc se demander, parmi tous les signes que nous interprétons à chaque minute de nos vies conscientes, lesquels sont de « vrais signes », c’est-à-dire des signifiants qui réfèrent effectivement à un signifié, et les distinguer de tous les phénomènes que nous prenons, à tort, pour tels.

Mangelieues

* « Le capitaliste, dit-on, a payé les journées des ouvriers ; pour être exact, il faut dire que le capitaliste a payé autant de fois une journée qu’il a employé d’ouvriers chaque jour, ce qui n’est point du tout la même chose. Car, cette force immense qui résulte de l’union et de l’harmonie des travailleurs, de la convergence et de la simultanéité de leurs efforts, il ne l’a point payée. Deux cents grenadiers ont en quelques heures dressé l’obélisque de Luqsor sur sa base ; suppose-t-on qu’un seul homme, en deux cents jours, en serait venu à bout ? Cependant, au compte du capitaliste, la somme des salaires eût été la même. » - Qu’est-ce que la propriété ou 1er mémoire sur la propriété, 1840. ndlr

PAR : Mangeclous
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