Espagne : recuperem l’Ateneu

mis en ligne le 12 mars 2015
1769Ateneu« Récupérons l’Athénée encyclopédique populaire », c’est le nom de la campagne lancée par Manel Aisa Pámpols 1 et ses camarades, bien décidés à obtenir enfin un local répondant aux besoins d’une structure permettant d’archiver une nombreuse documentation ouvrière et d’organiser conférences, débats et spectacles pour préserver et divulguer la mémoire sociale de Barcelone. La campagne a été lancée sous le double slogan de « Papel Quemado » (papier brûlé) faisant référence au saccage des locaux de l’AEP par les troupes franquistes et à la période 1939-1977, et « Papel Mojado » (papier mouillé, expression équivalente à « lettre morte ») pour les années 1977-2014.
L’histoire de l’Ateneu enciclopédic popular (AEP) a déjà fait l’objet d’un article de Manel Aisa Pámpols, traduit dans Le Monde libertaire 2. Rappelons simplement que l’AEP de Barcelone fut fondé en 1902 par des ouvriers et des intellectuels, passionnés de littérature, assoiffés de culture et ayant des visées pédagogiques et revendicatives envers la société en place. La déclaration de principe était la suivante : « Le premier but de l’Athénée encyclopédique populaire est l’instruction de ceux qui, travaillant de leurs mains, en sont le plus privé, et ensuite la transformation en une véritable université populaire. » Son objectif était donc clairement de conscientiser la classe ouvrière en ouvrant des bibliothèques et athénées populaires avec l’aide d’étudiants et d’artistes qui croyaient en l’instruction du peuple. C’est ainsi qu’on développa un large éventail d’activités : il y avait des sections littérature, beaux-arts, sciences naturelles, économie…
On y dispensait des cours du soir (grammaire, calcul, comptabilité, dessin industriel, solfège, piano…). Les activités sportives n’étaient pas délaissées : athlétisme, natation, lutte gréco-romaine, boxe (l’AEP fut le premier siège de la Fédération espagnole de boxe). Également des cours de gymnastique à destination des femmes afin d’en préserver « la santé, la jeunesse et la beauté », sans oublier la pratique pour tous du naturisme et du nudisme avec le groupe des Amics del Sol (Amis du soleil), organisateurs de randonnées… Jusqu’aux années 1930, l’AEP eut un rôle prépondérant dans les luttes urbaines. Son siège abritait groupes clandestins et syndicats (CNT). L’AEP regroupait ainsi ce qu’on pouvait qualifier de « gauche démocratique et laïque », ce qui allait de l’anarchisme au catalanisme et au républicanisme. Son fonctionnement était uniquement financé par les cotisations de ses adhérents. À noter à ce sujet que, dans les années 1920 et 1930, il compta jusqu’à 25 000 membres (pour celles et ceux qui aiment les comparaisons, à la même époque le Football Club de Barcelone, le fameux Barça, n’avait que 3 000 supporteurs !).

Influence de l’AEP
L’Athénée fut aussi une référence dans les milieux culturels. En 1935, il organisa au Théâtre de Barcelone une soirée en hommage à la révolte des Asturies qui avait eut lieu l’année précédente ; soirée animée par la comédienne Margarida Xirgu et Federico García Lorca, qui y déclamèrent des poèmes. Outre ces deux personnalités, et sans compter la multitude d’ouvriers adhérents, nombre d’intellectuels et politiques fréquentèrent l’AEP ; citons simplement : Eladi Gardó étudiant en philosophie et Francesc Layret, étudiant en droit, tous deux fondateurs de l’Athénée, León Felipe le poète, Lluís Companys, avocat et futur président de la Generalitat 3, Andreú Nin et Joaquín Maurín, membres de la CNT et futurs fondateurs du Poum 4, Victor Alba, membre lui-aussi du Poum et rédacteur en chef de son journal La Batalla, Angel Pestaña et Salvador Segui, membres et dirigeants de la CNT de Catalogne, Carles Fontseré, célèbre affichiste et créateur du logo de l’AEP, et beaucoup d’autres personnalités libertaires ou de la sphère progressiste. La première vie de l’AEP s’interrompit le 26 janvier 1939 quand, au bout de près de trois ans de guerre civile, les troupes de Franco entrèrent dans Barcelone. Le premier édifice non officiel qui sera occupé par la soldatesque fasciste sera celui de l’AEP. Les quatre étages du siège et les meubles seront saccagés ; les livres et la documentation seront jetés dans la rue pour y être brûlés dans la tradition des autodafés de l’Inquisition et des systèmes totalitaires. Les franquistes inauguraient ainsi la purge culturelle et idéologique qui allait s’étendre à tout le pays, mettant à exécution la menace que le général factieux Emiliano Mola avait proférée au début du soulèvement fasciste : « Il faut en finir avec la culture ouvrière. »

La seconde vie de l’Athénée encyclopédique populaire
Il faudra attendre 1977 (deux ans après la mort du dictateur Franco) pour voir renaître l’AEP, qui occupera successivement différents locaux dans Barcelone, en attendant la restitution de son siège. Restitution non effectuée à ce jour, malgré un accord intervenu en 2009 puis ratifié en 2011 entre les responsables de l’AEP et la Ville de Barcelone, qui s’engageait à attribuer un local dans le quartier du Raval 5, et ceci avant la fin de la mandature du maire Jordi Hereu (socialiste), auquel a succédé depuis, Xavier Trías (social-libéral). Officiellement d’après ce dernier, si l’accord approuvé à l’unanimité en mai 2011 n’a pas encore été concrétisé, c’est par « manque de locaux adéquats », ceci malgré le fait reconnu que l’AEP est l’institution de mémoire sociale la plus ancienne de Catalogne. On y conserve actuellement 25 000 livres et 12 000 journaux et documents de grande valeur historique et artistique, une abondante documentation libertaire, syndicale et républicaine. On y conserve aussi la dernière lettre écrite par le guérillero Quico Sabaté, des dizaines de livres de la bibliothèque personnelle de Francisco Ferrer i Guardia et ayant servi à la fondation de son École moderne ; tout cela se trouve pour le moment dans un appartement trop exigu situé 26, passage Sant Joan, au-dessus de la bibliothèque Arus. Également, bien sûr, des affiches éditées pendant la période 1936-1939, ainsi que de nombreux récits et témoignages, écrits de prisonniers républicains dans la période post-guerre ; sont aussi conservées là les archives du MIL (Mouvement ibérique de libération), groupe armé anarchiste auquel appartenait Salvador Puig Antich, un des derniers exécutés par garrot vil sous Franco en 1974. Bref, toutes ces archives se trouvent actuellement dans un appartement mal adapté, mal protégé, et qui fut d’ailleurs cambriolé en 2012 6 ; parmi les objets dérobés figuraient plusieurs originaux dont la célèbre affiche due à Pere Catalá i Pic : « Aixafem el feixisme » (écrasons le fascisme).

Quarante ans de spoliation
2015 : quatre décennies de « démocratie » n’ont toujours pas été suffisantes pour donner à cette entité de la mémoire sociale un siège répondant à ses besoins. Les promesses d’un maire de centre-droit succèdent aux promesses d’un maire de gauche. En quoi consistaient ces promesses ? La mairie de Barcelone s’était engagée à fournir à l’Athénée encyclopédique populaire un local pour son siège d’une superficie de 750 à 1 000 m2, comprenant au moins un rez-de-chaussée, le tout pour un loyer annuel de 650 euros environ, et devant être situé dans Ciutat Vella (la vieille ville) ou tout proche (le quartier historique du Raval faisant partie de Ciutat Vella). Paroles, paroles, mais rien ne bouge. Les animateurs de l’AEP, las d’attendre, ont donc décidé de lancer cette opération « Récupérons l’Athénée » le 26 janvier, date non fortuite puisqu’elle correspond à l’entrée, soixante-seize ans auparavant, des nationaux 7 dans Barcelone. Hasard des circonstances, la municipalité inaugurait le 7 février dernier le nouveau Museu de les cultures del món (musée des Cultures du monde, un peu l’équivalent du musée des Arts premiers à Paris). Tout le gratin de la bourgeoisie catalane et l’équipe municipale étaient évidemment présents. L’occasion était donc trop belle pour Manel Aisa Pámpols et ses camarades d’organiser un rassemblement devant ce nouveau musée et de leur rappeler les promesses non tenues. Plus d’une centaine de manifestants armés de pancartes et de sifflets ont apostrophé le maire en lui rappelant qu’« on ne peut pas parler de cultures du monde et abandonner l’institution de culture ouvrière la plus importante de la ville ».

Épilogue ?
Devant la détermination de celles et ceux qui n’oublient ni le passé ni les accords signés en 2011, les responsables de l’AEP ont été reçus en urgence à la mairie de Barcelone par le conseiller municipal à la culture, Jaime Ciurena, flanqué des conseillers à l’habitat et au patrimoine. Après d’âpres et longues discussions, de nouvelles propositions ont été faites. « Miraculeusement » sont apparus et ont été proposés deux locaux distants chacun de cinquante mètres et situés tous les deux dans le quartier du Raval. L’un de 270 m2 dans un immeuble neuf, l’autre de 400 m2 plus un patio. Les négociations continuent pour éventuellement retenir l’un des deux ou attendre d’autres propositions, mais on peut faire confiance à nos camarades : ils ne lâcheront rien et récupéreront un local digne de ce nom pour en faire le siège de l’Athénée encyclopédique populaire.





1. Président de l’Athénée encyclopédique populaire et auteur d’articles et ouvrages sur les luttes sociales à Barcelone. Dernier livre publié : La huelga de los alquileres y el comité de defensa económica (La grève des loyers et le comité de défense économique).
2. Voir Le Monde libertaire hors-série n° 43 (22 décembre 2011 au 22 février 2012).
3. Gouvernement de la Catalogne.
4. Parti ouvrier d’unification marxiste (communistes non staliniens).
5. Anciennement surnommé Barrio Chino (quartier chinois). Quartier « chaud » de Barcelone, célèbre pour ses tavernes, ses prostituées, ses artistes (notamment Picasso) ou ses héros de romans (comme le détective privé Pepe Carvalho de Manuel Vázquez Montalbán)… C’est également dans ce quartier qu’en 1923 fut assassiné par les pistoleros du patronat le leadeur cénétiste Salvador Seguí.
6. Voir Le Monde libertaire n° 1662 (du 1er au 7 mars 2012).
7. Les partisans du putsch militaire antirépublicain étaient communément dénommés « los nacionales » (les nationaux) par les républicains antifascistes.