La bataille de l’avortement : la liberté à corps et à cris

mis en ligne le 15 janvier 2015
1761AvortementL’avortement était déjà condamné par le pape au XVIe siècle quel qu’en soit le terme. Il semblerait que la répression qui pesait sur l’avortement était fondée sur le souci de protéger les intérêts du père, le seul à disposer le droit de vie et de mort sur ses enfants. Au Moyen Âge, les théologiens chrétiens avaient fixé à 40 jours pour les garçons et à 80 jours pour les filles l’apparition d’une âme ; l’âme des filles par la suite disparut. Pour la Constitutio Criminalis Carolina sous Charles Quint (loi qui donna aussi les fondements de l’Inquisition), la date d’animation du fœtus, donc la date du début de la vie, correspond au moment où la mère perçoit les mouvements dans son ventre. Si à la Renaissance apparaît la possibilité d’avortement médical en cas d’hémorragies graves, il n’en reste pas moins que l’avortement en France a toujours été prohibé par les religions et les États. En 1810, avec la création du code civil, le code Napoléon, l’article 317 condamne sans distinction : « Quiconque provoque l’avortement d’une femme enceinte avec ou sans son consentement aux moyens d’aliments, de drogues, de médicaments, par violences ou d’autres remèdes, est puni de prison. » Cependant l’emprisonnement était plutôt aléatoire et, après la grande boucherie de 1914-1918, il fallait repeupler la France. L’impôt du sang, le sang qui fut versé par les hommes dans les tranchées, s’abattit sur les femmes. Mesdemoiselles, voire Mesdames veuves, vous devez vous marier, avec les gueules cassées et les estropiés si nécessaire, et surtout faire des enfants !
Et pourtant le mouvement néomalthusien développait une propagande pour que chacun et chacune puisse assumer une sexualité épanouie et réfléchie. C’est vers la fin du XIXe siècle que Paul Robin, militant anarchiste, et Octave Mirbeau, écrivain et journaliste, libertaire aussi, s’attellent à populariser les thèses néomalthusiennes, en opposition aux thèses natalistes et populationnistes de la période revancharde. Non seulement ils prônent la limitation de la natalité pour éviter les famines dues à la surpopulation mais ils font de cette limitation des naissances un droit et un devoir humain. Mais ils appellent aussi à la « grève des ventres » afin d’éviter de produire de la chair à canon dont la bourgeoisie a besoin pour la prochaine guerre, mais aussi de la chair à travail qui favorise l’exploitation capitaliste ou encore de la chair à plaisir qui alimente la prostitution. C’est pourquoi ils militent pour un contrôle des naissances par les couples eux-mêmes, et font la propagande pour les moyens contraceptifs et l’avortement. Paul Robin crée en 1896 la Ligue de la régénération humaine qui sera dissoute en 1908. Jeanne et Eugène Humbert deviennent les principaux animateurs du mouvement et créent Génération consciente. Ils iront à plusieurs reprises en prison du fait de la propagande antinataliste développée. La journaliste anarchiste Séverine défend la grève des ventres le 9 avril 1922, car le gouvernement n’a pas à « se permettre d’allonger son nez dans les alcôves et à se mêler de ce qui s’y passe ». La répression s’abat sur les néomalthusiens. Le 4 juin 1921, Eugène Humbert est condamné à cinq ans de prison, le 21 juin, c’est Jeanne Humbert qui est condamnée à deux ans de prison et à 300 000 francs d’amende.
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, le déficit d’hommes de 20 à 40 ans provoque un important déséquilibre : 6 femmes pour 5 hommes dans cette tranche d’âge en 1921. L’arrivée d’une main-d’œuvre étrangère et coloniale, masculine pourtant, ne l’atténue que partiellement. La grande boucherie conduira à 1,3 million pour la seule France, soit 10 % de la population active masculine, et plus de 3 % de la population totale française. Alors ce sont les femmes qui trinquent avec le retour du bâton. La guerre fortifie la pensée sociale traditionnelle d’avant 14. La réponse est celle de contrôler le ventre des femmes et non d’en faire des citoyennes. En 1920, l’Assemblée nationale bleu horizon vote une loi interdisant l’avortement et la contraception, interdiction qui ne cessera d’être renforcée par la suite. En France, la loi du 23 juillet 1920 assimile la contraception à l’avortement. Toute propagande anticonceptionnelle est interdite. Le crime d’avortement est passible de la cour d’assises. Cette loi « scélérate » sera modifiée et renforcée par la loi du 12 janvier 1923, l’importation d’articles anticonceptionnels est prohibée. Les jurys populaires se montrant trop favorables aux inculpé-e-s, l’avortement est désormais jugé en correctionnelle. Puis la loi de 1939, qui promulgue le code de la famille, renforce la répression. Des sections spéciales de policiers sont créées. Les tentatives sont punies comme les avortements. Les avorteurs sont très sévèrement condamnés. En 1941, ils peuvent être déférés devant le tribunal d’État. En 1942, l’avortement devient crime d’État. Pour l’exemple, Marie-Louise Giraud, blanchisseuse, accusée d’avoir pratiqué 26 avortements, est condamnée à mort et guillotinée en 1943. Plus de 15 000 condamnations à des peines diverses sont prononcées jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. La Libération ne remet pas en question l’arsenal législatif répressif, avec son corollaire de décès ou de mutilations provoqués par les avortements clandestins. Les procès auront lieu contre les avortées et leurs complices jusqu’aux années 1970. Toutefois, avocats et juges n’appliquent plus la loi dans toute sa rigueur. Cette longue période répressive, qui causa la mort de bien des femmes, ne prendra fin qu’à partir de la loi Neuwirth autorisant la contraception en 1967, et surtout la loi Veil autorisant l’interruption volontaire de grossesse en 1975.
En 1955, la sociologue Évelyne Sullerot propose à la gynécologue Marie-Andrée Lagroua Weill-Hallé de fonder, avec l’aide du docteur Pierre Simon, une association de femmes pour promouvoir le contrôle des naissances et lutter contre les avortements clandestins. Le nombre d’avortements en France y est estimé entre 250 000 et 600 000 par an et provoque la mort de 250 femmes. Le 8 mars 1956, la Maternité heureuse est créée, cette association deviendra le Mouvement français pour le planning familial (MFPF), en 1960, et a pour objectifs l’éducation sexuelle, la lutte pour le droit à la contraception et à l’avortement et le contrôle des naissances en général, dans une optique féministe. Simone Iff, présidente du MFPF de 1973 à 1981, est décédée le 29 décembre dernier. Rappelons que c’est elle qui est à l’origine du slogan « Un enfant si je veux, quand je veux ». La loi Neuwirth, le 29 décembre 1967, suspend l’article 3 de la loi de 1920 qui portait sur l’interdiction de la diffusion de la contraception. Elle autorise la contraception, dont la pilule, mais avec de fortes restrictions. Les décrets d’application sont retardés jusqu’en 1972. Les mineures, moins de 21 ans alors, devront attendre 1975 pour être dispensées de l’autorisation parentale. La publicité reste interdite en dehors des revues médicales. La loi de 1920 n’est pas abrogée. Au niveau international, les luttes des femmes se développent et font bouger les lignes. Le 13 mai 1968, la Conférence internationale des droits de l’homme des Nations unies déclare dans son article 16 que « les parents ont le droit fondamental de déterminer librement et consciemment la dimension de leur famille et l’échelonnement des naissances » (Proclamation de Téhéran).
Mai 1968 apporte une effervescence qui permettra des contestations tous azimuts politiques et radicales : émergent alors les luttes contre les prisons, contre l’enfermement psychiatrique, contre le pouvoir des médecins, pour l’écologie, la liberté sexuelle, le féminisme, l’homosexualité… Les femmes prennent leur part pour rejeter l’organisation hiérarchique et se questionner sur la lutte des femmes et la lutte des classes.
Le 21 mai 1970, le groupe Femmes de l’université expérimentale de Vincennes organise un débat public sur l’oppression des femmes. Les quolibets machistes de leurs « camarades masculins » incitent les étudiantes à chasser ceux-ci de la discussion. Le 26 août de la même année, en solidarité avec les féministes américaines, qui organisent ce jour-là une grève des femmes au niveau national pour le 50e anniversaire du suffrage féminin, une dizaine de femmes viennent déposer une gerbe à l’Arc de triomphe à Paris avec ce slogan « Il y a plus inconnu que le soldat inconnu… sa femme ! », ou cet autre « Un homme sur deux est une femme ». Sur les photos, nous reconnaissons Monique Wittig, Christiane Rochefort, Cathy Bernheim, Monique Bourroux, Frédérique Daber, Christine Delphy, Emmanuelle de Lesseps, Janine Sert, Anne Zélinski…
Très vite, les féministes se regroupent de manière diverse et expérimentent des réflexions sur la vie en couple, l’appropriation du corps des femmes par les hommes, le viol, la drague, l’homosexualité mais aussi comment combattre l’esclavage de la maternité, et que veut dire l’instinct maternel. Bien vite, il réapparaît indispensable d’autocontrôler sa fécondité et de disposer de moyens contraceptifs.
Le Nouvel Observateur publie le 5 avril 1971 le manifeste « Je me suis fait avorter » : 343 Françaises ont signé. Parmi elles : Stéphane Audran, Cathy Bernheim, Simone de Beauvoir, Christine Delphy, Catherine Deneuve, Françoise d’Eaubonne, Marguerite Duras, Brigitte Fontaine, Antoinette Fouque, Gisèle Halimi, Bernadette Lafont, Violette Leduc, Ariane Mnouchkine, Jeanne Moreau, Bulle Ogier, Marie-France Pisier, Christiane Rochefort, Yvette Roudy, Françoise Sagan, Delphine Seyrig, Nadine Trintignant, Agnès Varda,, Marina Vlady, Monique Wittig… Charlie Hebdo fait sa une la semaine suivante avec un dessin s’en prenant aux hommes politiques : « Qui a engrossé les 343 salopes du manifeste sur l’avortement ? » Le manifeste débute ainsi : « Un million de femmes se font avorter chaque année en France. Elles le font dans des conditions dangereuses en raison de la clandestinité à laquelle elles sont condamnées, alors que cette opération, pratiquée sous contrôle médical, est des plus simples. On fait le silence sur ces millions de femmes. Je déclare que je suis l’une d’elles. Je déclare avoir avorté. De même que nous réclamons le libre accès aux moyens anticonceptionnels, nous réclamons l’avortement libre. » En Allemagne, l’hebdomadaire Stern intitule son édition du 6 juin de la même année « Wir haben abgetrieben ! », (« Nous avons avorté ! »), signé par 374 femmes, certaines célèbres, comme les actrices Romy Schneider et Senta Berger. Si un million de femmes avortent chaque année en France, combien en meurent ou restent mutilées ou deviennent infertiles ? Le 20 novembre 1971, la première marche en faveur de l’avortement a lieu à Paris, organisée par les associations féministes Choisir et le Mouvement de libération des femmes (MLF).
L’année suivantes pour le 8 mars 1972, le gouvernement légalise le stérilet. Mais un événement bien plus médiatisé surgit avec le procès de Marie-Claire Chevalier, mineure de 17 ans, accusée d’avoir avorté clandestinement. En fait, elle a été violée par un garçon, et c’est lui qui l’a dénoncée au moment où il se faisait arrêter pour un larcin. Au tribunal de Bobigny, elle est défendue par Gisèle Halimi. Le 11 octobre 1972, elle sera relaxée. Sa mère sera condamnée pour complicité à de la prison avec sursis, mais dispensée de peine. En janvier 1973, le premier test de grossesse permettant aux femmes de faire elles-mêmes un diagnostic est en vente libre en pharmacie.
Nouveau coup médiatique : le 3 février 1973, Le Nouvel Observateur publie un autre manifeste, celui de 331 médecins défendant l’avortement dans lequel ils « s’accusent » d’avoir pratiqué, de pratiquer ou avoir aidé à pratiquer l’avortement. Les vannes sont ouvertes. Si des femmes connues, des médecins installés parlent ouvertement d’avortement, alors les conditions sont réunies pour que naisse un mouvement de féministes associées à la mouvance d’extrême gauche et de libertaires : en avril 1973, le MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception) est créé afin de promouvoir l’avortement libre et gratuit, en le pratiquant en France et en le proclamant ouvertement. Il aide en outre les femmes à avorter à l’étranger. Pendant près de deux années, des groupes se constituent dans de nombreuses villes. L’apprentissage de la méthode Karman se fait très vite et dans des conditions d’hygiène bien meilleures qu’auparavant même si l’avortement par aspiration n’est pas effectué par un médecin. Dans le groupe du Mlac d’Alfortville par exemple, là où je militais, c’était un vétérinaire qui pratiquait l’avortement dans les toutes premières semaines de grossesse. En tant que mineure (la majorité était à 21 ans dans cette période) je ne pratiquais pas mais j’accueillais, renseignais, accompagnais les femmes qui venaient à la permanence. J’accompagnais certaines d’entre elles vers des médecins gynécologues pour des conseils de contraception ou vers la rue Buffon pour le départ en car vers les Pays-Bas ou la Grande-Bretagne pour un avortement plus tardif. Mais nous avions aussi une activité sur le marché de la ville sous forme d’une bibliothèque publique. Car il nous semblait indispensable d’associer notre pratique de l’avortement à de l’éducation par le biais de livres féministes plus larges que les seules questions de contraception et d’avortement. Si les femmes veulent se réapproprier leurs corps, elles doivent comprendre le système patriarcal mais aussi capitaliste et religieux. Le livre du Collectif de Boston pour la santé des femmes, Notre corps, nous-mêmes, nous aurait été précieux s’il avait été traduit (Albin Michel, 1977 pour la version française) mais d’autres livres étaient aussi de bons supports.
Le 13 décembre 1973, l’Assemblée nationale examine un projet de loi du gouvernement Messmer, porté par le ministre de la Santé, Michel Poniatowski, autorisant l’interruption de grossesse « en cas de risque pour la santé physique, mentale ou psychique de la femme, d’un risque élevé de malformation congénitale ou d’une grossesse consécutive à un acte de violence ». Le texte est finalement repoussé par 225 voix contre 212. Simone Veil entre au gouvernement comme ministre de la Santé, elle est chargée par Valéry Giscard d’Estaing de préparer le projet de loi, peu après son élection à la présidence de la République. Dès 1965, le droit à la contraception faisait partie du programme de François Mitterrand grâce au travail de persuasion opéré notamment par Marie-Thérèse Eyquem, mais pas encore le droit à l’avortement. En 1974, dans le milieu politique, la question était très controversée. Le vote à l’Assemblée nationale fait l’objet de débats houleux. Lors de son discours devant les députés, Simone Veil déclare : « Je le dis avec toute ma conviction : l’avortement doit rester l’exception, l’ultime recours pour des situations sans issue. Mais comment le tolérer sans qu’il perde ce caractère d’exception, sans que la société paraisse l’encourager ? Je voudrais tout d’abord vous faire partager une conviction de femme – je m’excuse de le faire devant cette Assemblée presque exclusivement composée d’hommes : aucune femme ne recourt de gaieté de cœur à l’avortement. Il suffit d’écouter les femmes. »
L’idée de Simone Veil était non seulement d’endiguer la mortalité des femmes mais aussi de rétablir l’ordre public car des « gauchistes » se targuaient d’actes illégaux au grand jour. C’était aussi de ménager les convictions religieuses et politiques. Parmi les 64 orateurs qui prennent la parole pendant les vingt-cinq heures de débats, les oppositions les plus virulentes viennent de son propre camp. La gauche approuve le principe du projet, mais plusieurs députés discuteront âprement ses modalités. Jean Foyer, député de la majorité de droite, monte à la tribune : « Le temps n’est pas loin où nous connaîtrons en France ces “avortoirs”, ces abattoirs où s’entassent des cadavres de petits hommes et que certains de mes collègues ont eu l’occasion de visiter à l’étranger. » Un autre député de droite, Alexandre Bolo, pérore : « Vous instaurez un nouveau droit, celui de l’euthanasie légale. » « Comment osez-vous parler d’euthanasie à Mme Veil ! » lui répond Pierre Bourson, faisant implicitement allusion aux membres de la famille de Simone Veil gazés dans les camps de concentration. Encore un autre député de droite lance : « Écoutez les palpitations du cœur d’un petit être conçu le 4 octobre 1973 et enregistré quarante-neuf jours après. » Alors Emmanuel Hamel appuie sur la touche « play » de son magnétophone. Le président de séance lui rappelle le règlement : « Monsieur Hamel, vous n’avez pas le droit, à cette tribune, de faire entendre une autre voix que la vôtre. » La loi est adoptée quand même grâce à la presque totalité des votes des députés des partis de gauche et du centre, malgré l’opposition d’assez nombreux députés de la droite (mais pas de la totalité).
En même temps que le débat sur le droit à l’avortement, Simone Veil prépare un texte sur la contraception. Le 4 décembre 1974, la Sécurité sociale rembourse la contraception. Les mineures et les personnes non affiliées peuvent se la procurer anonymement auprès des centres de planification.
La loi Veil est promulguée le 17 janvier 1975, elle dépénalise l’avortement dans certaines conditions. Elle suspend partiellement l’article 317 du code pénal autorisant ainsi l’interruption volontaire de grossesse (IVG) sous certaines conditions : jusqu’à 10 semaines de grossesse, avec une autorisation parentale pour les mineures, l’exigence d’une résidence de plus de 3 mois pour les femmes étrangères, l’introduction d’une clause de conscience pour les médecins, et ce pour une période probatoire de cinq ans. Pour la première fois, une loi est votée à durée limitée. D’autres suivront (mais très rarement), notamment les lois de bioéthique. La loi sur l’IVG est définitivement adoptée le 31 décembre 1979.
C’est une victoire pour les féministes et pour toutes les femmes mais l’acte n’est pas gratuit ni remboursé, et les oppositions de certains médecins se font jour en invoquant la clause de conscience. Heureusement que les médecins qui ont milité pour ce droit le défendent et des comités de surveillance de l’application de la loi tentent de se mettre en place. Le nombre de mortes par avortement chute brutalement et descend à moins de 10 par an dès la loi Veil. Le nombre des avortements diminue puis se stabilise à 200-220 000 par an dont 15 000 mineures en 2013, et ce sur une période durant laquelle la contraception s’est développée : 82 % des femmes en âge de procréer utilisent un moyen contraceptif. 35 % des femmes auront recours à l’avortement au cours de leur vie. Afin d’obtenir le remboursement ou la gratuité de l’avortement, de nombreuses associations féministes et organisations syndicales et politiques appellent à manifester le 19 juin 1982. J’ai le souvenir d’un très beau cortège de la Fédération anarchiste à Paris. Le 31 décembre 1982, la loi, sous le ministère d’Yvette Roudy, institue enfin le remboursement par la Sécurité sociale de l’avortement et la mise en place des CIVG (centre d’interruption volontaire de grossesse et de contraception) dans les hôpitaux publics. Les opposants envoyaient à tous les parlementaires des fœtus en celluloïd sous enveloppe et Yvette Roudy reçut des milliers de protestations à tel point que les cartons de lettres obstruaient largement les couloirs du ministère.
Quant à la contraception, des progrès apparaissent, le dosage hormonal diminue, et le 19 avril 1982 la découverte d’une nouvelle méthode contraceptive ouvre la voie à la pilule abortive RU 486, permettant de faire des IVG médicamenteuses. Mais c’était sans compter la guerre entre les lobbys intégristes et les marchands pharmaceutiques, et un ministère de la Santé qui ne sait pas arbitrer. Il fallut attendre le 21 décembre 1990 pour que l’IVG médicamenteuse soit autorisée en milieu hospitalier. Et ce n’est qu’en 1987 que l’article de la loi de 1920 interdisant la publicité sur les préservatifs fut abrogé : il était temps compte tenu du nombre de personnes mourant du sida ! L’article 647 du code de la santé est conservé, interdisant toute publicité en faveur de l’avortement. Peu à peu l’étau se desserre et la publicité sur les contraceptifs est autorisée en janvier 1991. Et le 1er juin 1999 la contragestion d’urgence (pilule du lendemain) est en vente libre dans les pharmacies.
À ce stade, l’IVG est remboursée, mais des restrictions au droit persistent, la contraception est diffusée, mais pas toujours remboursée. Et bien c’est déjà trop ! Les intégristes de tout poil s’en prennent aux CIVG hospitaliers, aux cliniques, aux permanences du MFPF. Très vite, à l’initiative du MFPF, de syndicats et d’organisations politiques, les associations féministes se remettent en marche pour défendre le droit des femmes à décider pour elles-mêmes au sein de la Coordination nationale des associations pour le droit à l’avortement et à la contraception. La Fédération anarchiste en fait partie d’autant que des amies de Poitiers nous avaient apporté des informations très intéressantes sur les réseaux d’opposants à l’avortement et à la contraception. En référence aux actions menées aux USA (conduisant au meurtre de médecins), de nombreux groupes interviennent en action commando ou bien en opération sauvetage dans toute la France par le saccage de dossiers médicaux, par la destruction et la déstérilisation de matériels et de médicaments, par des injures et propos culpabilisants, par des cantiques et des prières à l’intérieur des services : le Centre de liaison des équipes de recherches, participant aux entretiens pré-IVG sur fonds publics (Cler), les associations d’aide aux futures mères (Comité pour sauver l’enfant à naître, Femmes et enfants d’abord – Secours aux futures mères, Grossesse secours, Magnificat, Mère de Miséricorde, Provie, SOS futures mères), l’AOCPA (Association pour l’objection de conscience à toute participation à l’avortement), SOS Tout-petits (animé par Xavier Dor, lié au mouvement intégriste catholique de Mgr Lefebvre), la Trêve de Dieu (animée par Claire Fontana). La commission Femmes de la Fédération anarchiste produit alors une brochure Avortement – contraception, on vous l’a déjà dit, on veut choisir (1992) et organise une campagne fédérale avec débats, pour laquelle Cabu nous offre un dessin (« Liberté à corps et à cris ») montrant une femme écartelée entre un catholique intégriste (pouvant représenter les religions en général), un militaro-fasciste, une bigote et un adepte du Ku Klux Klan. Cabu exprimait là la condition des femmes dont le corps et la sexualité sont un enjeu pour l’ordre moral. Les contre-manifestations aboutissent, en janvier 1993, à la création du délit d’entrave à l’IVG, interdisant toute pénétration dans les services hospitaliers et tout stationnement aux abords des établissements de soins.
Dans la dernière décennie, le droit à l’avortement et à la contraception s’élargit un petit peu : cela ne veut pas dire que l’application s’étend car des mouvements contraires s’opposent, notamment les choix budgétaires imposent la fermeture des CIVG. Toutefois, en juillet 2001, la loi sur la contraception est réactualisée : l’autorisation parentale pour les mineures est supprimée et, en janvier 2002, la pilule du lendemain devient gratuite pour les mineures en pharmacie, la contraception devient gratuite pour les mineures de 15 à 18 ans en mars 2013 ; et la loi sur l’avortement subit des améliorations : l’entretien pré-IVG n’est plus obligatoire, l’objection de conscience est supprimée pour les chefs de services hospitaliers, l’avortement n’est plus inscrit au code pénal, il deviendra remboursé à 100 % en 2013. Le 4 août 2014, la notion de situation de « détresse » est supprimée pour les femmes qui décident d’avorter.
Les droits des femmes restent toujours fragiles et particulièrement le droit à l’avortement et à la contraception même quarante ans après la loi Veil. En Espagne, il a bien failli ne plus exister. Bon nombre de revendications n’ont pu aboutir et la situation actuelle des budgets hospitaliers et des services publics en génèrent d’autres. Les moyens accordés à l’application de ces droits mais aussi à l’information et à la prévention sont insuffisants. Ce sont les luttes qui ont permis d’arracher ces droits, autant au politique – Debré ne disait-il pas qu’il voulait une France peuplée de 100 millions d’habitants ? –, autant au religieux qui exigeait le devoir conjugal procréateur, autant au médecin qui affirmait par la voix de son ordre national qu’une femme n’est en bonne santé que si elle est mère. L’avortement et la contraception : ce sont des droits ! Bec et ongles, nous les défendrons ! On vous l’a déjà dit, on veut choisir !