Le consensus, la clé du nouveau système au Rojava

mis en ligne le 30 octobre 2014
1754LapinAnarAprès la révolution au Rojava commencée en juillet 2012, le système de justice syrien est devenu obsolète. Évidemment, le peuple et le mouvement politique qui le soutenait ont rejeté l’appareil de sécurité, les représentants politiques de l’État et les agences de renseignements, mais ils ont également rejeté les représentants de la justice et les ont virés.
Parallèlement à la suppression du régime dictatorial du Baas, la question de savoir à quoi une nouvelle forme de justice pourrait ressembler s’est rapidement posée. Dans toute société qui n’est pas encore totalement libérée de la domination (sociale ou entre les sexes), pas encore tout à fait émancipée, ce qu’on appelle des « crimes », même de faible importance, auront lieu, et en particulier dans le contexte de guerre ; la société devra ainsi affronter des conflits, de la violence, des vols.

Les comités Paix et Consensus
Le nouveau système de justice a été élaboré par des comités Paix et Consensus. Certains d’entre eux avaient déjà été formés dans les années 1990 par des militants politiques de la gauche kurde dans les villes syriennes à majorité kurde soutenant cette tendance. Encore aujourd’hui, ils ont pour tâche d’assurer la paix sociale dans leur quartier ou dans la localité et de prendre des mesures contre la criminalité et l’injustice sociale. Sous le régime du Baas, ces comités agissaient de manière souterraine – l’État les considérant comme une atteinte au monopole de la justice – et fonctionnaient en parallèle avec le système de justice existant. Malgré la répression accrue après 2000 et surtout après 2004, ils ont continué à exister, mais en plus petit nombre et sans pourtant concerner la majorité de la population kurde.
Après la libération des localités de Rojava à l’été 2012, les lieux qui avaient déjà eu cette expérience avec les comités Paix et Consensus n’ont pas été bouleversés quand il a fallu régler les différends dans les affaires civiles et pénales. Les comités existants sont restés en place pour les questions de justice et, là où ils étaient absents, ils ont vite été créés sur le modèle déjà existant.

La structure du système de justice
Pour décrire la structure du système de justice dans Rojava, nous devons étudier ce qui s’est développé au cours des deux dernières années. Une fois les villes et les villages libérés le 19 juillet 2012, les conseils de justice régionale (en kurde, diwana adalet) ont été mis en place dans les différentes régions à l’initiative de la TEV-DEM (le Mouvement de la société démocratique), qui a organisé les organes exécutifs du Conseil des peuples du Kurdistan de l’Ouest (MGRK), dans tout le Rojava ; le système de conseil des MGRK a été la force décisive qui a conduit la révolution. Les conseils de justice ont engagé des juges, des avocats, des procureurs, des juristes et d’autres qui avaient rompu avec le système en place. Les conseils populaires étaient également membres des comités Paix et Consensus. Ces conseils de justice ont depuis été cruciaux pour la construction d’un nouveau système de justice.
Les trois régions majoritairement kurdes ont récemment été nommées cantons ; le plus grand des trois est Cizîre. Son conseil de justice, qui compte onze membres, représente plusieurs conseils de district ; les conseils de justice dans Afrin et Kobané ont sept membres chacun. Ces conseils de justice se coordonnent avec les conseils du peuple et sont responsables devant eux ; après des discussions dans les conseils populaires de grande envergure, ils ont fondé le nouveau système de justice.
Au niveau le plus bas du nouveau système de justice créé dans les villages, les quartiers, et parfois même les rues, on trouve les comités Paix et Consensus, qui résolvent les cas sur la base du consensus. S’il s’avère qu’ils ne peuvent pas le faire, le cas est repris au niveau suivant. Les cas difficiles, comme les assassinats, il faut le dire, ne sont pas pris en charge par les comités Paix et Consensus, mais sont traités directement aux niveaux supérieurs.
Au niveau communal les comités Paix et Consensus ont une double structure. Les comités généraux sont responsables de conflits et de crimes ; les commissions de femmes sont responsables de cas de violence patriarcale, de mariage forcé, de polygamie – ils sont directement rattachés à l’organisation des femmes Yekitiya Star (l’Union de la femme).
Au niveau supérieur, dans la grande ville de chaque région, on trouve les tribunaux populaires (dadgeha gel), qui ont été relancés par les conseils de la justice. Les juges qui en sont membres (dadger) peuvent être désignés par les conseils de justice ou par quiconque dans la région. Les conseils populaires au niveau régional (comme Séré Kaniye, Qamislo, Amude, Derik, Heseke, Afrin, Kobanê) donnent des conseils sur les nominations, et parmi elles sept personnes sont élues pour chaque zone. Les candidats n’ont pas à être des juristes et, contrairement à d’autres systèmes de justice, certains d’entre eux n’ont pas de liens antérieurs avec la justice. Il est considéré comme beaucoup plus important que les personnes nommées comme juges soient celles qui peuvent représenter les intérêts de la société.
Les autres niveaux du système de justice du Rojava sont un peu comme ceux des autres pays.
À l’issue d’une décision du tribunal du peuple, l’une des parties peut la contester et porter l’affaire devant la cour d’appel (dadgeha de istinaf). Rojava ne compte que quatre tribunaux, deux à Cizîre, un à Kobané et un à Afrin. À ce niveau, les juges doivent être des juristes. Au niveau suivant, ceux qui souhaitent intenter une action ont à leur disposition le tribunal régional (dadgeha de neqit) ; il est seul à couvrir l’ensemble des trois cantons.
Enfin, il y a une cour constitutionnelle (dadgeha de hevpeyman), où les sept juges décident du contrat social – qui a été adopté au début de l’année en guise de constitution. Dans chaque région, les avocats de personnes (dizgeri) ainsi que d’autres procureurs travaillent dans l’intérêt public.
Au sommet du système juridique se trouve le parlement de la justice (meclisa de Adalet) ; chacun des trois cantons en a un. Chaque parlement de justice est composé de 23 personnes : trois représentants du ministère de la Justice, nouvellement fondé en janvier 2014 ; onze des conseils de justice ; sept de la cour constitutionnelle ; et deux de l’association du barreau. Un membre du parlement de la justice parle publiquement. Cette configuration contient une différence encore plus importante avec les systèmes de justice traditionnels : avec trois représentants seulement, le gouvernement de transition a peu d’influence légale.
Les parlements de justice ont la responsabilité de s’assurer que le système juridique réponde aux besoins de cette société en évolution rapide et en voie de démocratisation. Leur priorité est la reconstruction du système de justice. C’est encore squelettique, et de nombreux détails pratiques n’ont pas été discutés ni décidés. Le système juridique a l’énorme devoir d’établir de nouvelles bases légales dans le cadre du contrat social, mais il doit également se référer aux lois syriennes existantes, tant que les nouvelles lois ne concernent pas encore la totalité de la question. Pour autant, des nouvelles lois ne doivent pas être mises au point dans tous les domaines.
Les lois, les règlements et les directives sont immédiatement analysés ; les éléments non démocratiques sont rayés et remplacés par de nouveaux jugés nécessaires. Les trois cantons considèrent qu’ils existent dans le cadre de l’État syrien, mais avec un régime démocratique. Si une transformation démocratique n’est pas possible, une nouvelle loi pour la zone touchée sera créée.
En outre, les parlements de justice se penchent sur les questions techniques et administratives en suspens.
Jusqu’à présent, le travail dans les parlements de la justice s’est déroulé avec de nombreuses discussions, mais leurs membres n’ont pas eu de profonds désaccords, c’est du moins ce qu’ils disent. Compte tenu de la nécessité de construire un système judiciaire qui fonctionne assez rapidement, il n’y a pas eu beaucoup de temps pour des discussions approfondies qui ont dû être reportées aux années à venir, quand la paix sera revenue, comme nous l’espérons.

Formation du personnel
À la mi-2013 dans Qamislo, une académie pour les juristes des trois cantons de Rojava a été fondée. C’était nécessaire parce que le nouveau système de justice nécessite au moins plusieurs centaines de professionnels et de personnels. Chaque cours d’éducation de base des études est de quatre mois. En mai 2014, deux groupes de trois douzaines de personnes chacune ont terminé la première unité. Après avoir passé des examens à la fin de quatre mois, les élèves peuvent commencer à travailler dans le nouveau système de justice. Mais leur formation ne s’arrête pas là, ils retournent à l’académie à intervalles réguliers pour une formation continue, pendant de nombreux mois et plus. Cette période de quatre mois relativement courte a été instituée seulement en raison du grand besoin de professionnels. Une meilleure formation des néojuristes est en cours de discussion.

Résultats du nouveau système juridique
Il va sans dire que le nouveau système a aboli la peine de mort. La peine d’emprisonnement à vie (la durée maximale est temporairement fixée à vingt ans) peut être prononcée que dans les cas d’assassinat, de torture ou de terreur. Jusqu’à maintenant, cela ne s’est passé que deux fois dans Cizîre : pour un homme qui a assassiné une femme d’une manière barbare, et pour un autre qui a torturé et assassiné un membre des forces de sécurité (appelé Asayis).
Dans le Rojava, l’arrestation est considérée en dernier recours. Et selon les principes du système juridique, la personne arrêtée doit être considérée non pas comme un criminel, mais comme une personne à réhabiliter. Par prison, on entend des établissements d’enseignement et une fois que les moyens seront disponibles ils devront être transformés en centres de réadaptation et ne seront pas des institutions punitives. Les commissions juridiques du Rojava sont particulièrement concernées par la question des conditions de détention. Un membre du conseil de justice nous a expliqué : « Nous avons déjà privé les prisonniers de leur liberté ; nous ne voulons pas les punir davantage avec les conditions de détention. »
Dans les deux dernières années, en raison du nouveau système de justice et en particulier de la plus grande auto-organisation du peuple dans les communes et les conseils, le nombre de crimes a diminué lentement, bien que des chiffres fiables soient encore difficiles à établir. Ils sont concentrés dans les périphéries urbaines. Dans le sud du Kurdistan, les crimes dits d’honneur restent monnaie courante, mais dans le Rojava, en particulier à cause du travail du mouvement des femmes, ces crimes ont sensiblement diminué.

Les comités Paix et Consensus
La différence la plus fondamentale entre le système de justice du Rojava et les systèmes de justice dans d’autres types d’Etats – capitalistes, socialiste-réels, parlementaires, dictatoriaux – est l’existence des comités Paix et Consensus au niveau local et les rôles qu’ils jouent dans la structure du conseil.
Les membres des comités Paix et Consensus sont nommés par les conseils populaires. Au niveau de la commune (la structure organisationnelle à la base du système de MGRK, composée de 30 à 150 ménages), tous les résidents participent à une assemblée et élisent les membres. À l’étage suivant de l’organisation, la communauté de district ou de village (autour de 7 à 10 villages), les comités Paix et Consensus choisis par les conseils du peuple se réunissent avec les délégués des communes. Les niveaux plus élevés dans le système de conseils n’ont pas de comités Paix et Consensus. Le système de conseil dans le Rojava a été construit au début de la révolution en Syrie il y a trois ans ; à partir de là, les comités Paix et Consensus sont nés au niveau du district et de la communauté du village. À partir de 2012, avec l’émergence des communes, les comités Paix et Consensus ont été élus à ces niveaux les plus bas. La plupart des communes n’ont pas autorité sur ces comités.
Comme je l’ai mentionné plus tôt, les premiers comités Paix et Consensus ont été fondés dans les années 1990, bénéficiant de la structure du MGRK. Sans cette expérience de longue date, il aurait été beaucoup plus difficile de construire ces comités si rapidement dans d’autres endroits.
Chaque comité Paix et Consensus est généralement constitué de cinq à neuf personnes, avec un quota de genre de 40 %. Les élus sont généralement ceux qui sont considérés comme ayant la capacité de désamorcer par la discussion les parties en conflit. La plupart ont plus de 40 ans. Les procédures des comités ne sont pas précisées par écrit dans les moindres détails ou même dans leur intégralité. Règles et principes se sont développés dans la pratique au fil des ans et, dans une certaine mesure, se sont transmis verbalement.
Les membres des comités Paix et Consensus ne doivent pas être considérés comme des magistrats traditionnels, car ils sont élus démocratiquement et avec la parité entre les sexes. Un élément important est que les conseils et le mouvement politique qui sous-tendent la construction des comités se réfèrent aux conseils des anciens de la société traditionnelle. Les conseils des anciens n’existent plus guère aujourd’hui, ils ont disparu dans les années 1960 et 1970. Le Rojava s’est identifié à ces institutions traditionnelles, mais en les imprégnant des valeurs de son contrat social : démocratie de conseils, libération des genres, les droits de l’homme. En intégrant et en remplaçant les conseils traditionnels des anciens, ils constituent un pont de compréhension entre tradition et révolution.
La structure parallèle des commissions de femmes et de l’Yikitiya Star devrait garantir que les structures et juridictions féodales n’aient plus aucun poids dans les cas de violence patriarcale. Dans ce contexte, les femmes sont la force motrice.
L’objectif des comités Paix et Consensus, quand il s’agit de jurisprudence, n’est pas de condamner l’une ou l’autre partie dans un procès, mais plutôt de parvenir à un consensus entre les parties en conflit. Si possible, l’accusé n’est pas mis à l’écart si une peine est prononcée, ni enfermé, mais on fait comprendre que son comportement a conduit à l’injustice, aux dommages et aux blessures. Si nécessaire, cela entraîne une longue discussion. Parvenir à un consensus entre les parties est un résultat qui mènera à une paix plus durable.
Sur le long terme, c’est un grand avantage pour la société locale qui favorise la paix et un rapprochement entre les groupes et les individus. La solidarité et la cohésion sociale se développent dans ce terreau qui a été l’expérience de deux années de révolution dans le Rojava. Aujourd’hui, dans les communes et les localités, si la majorité des gens se comportent solidairement, sont capables de créer des coopératives et de prendre des décisions ensemble, c’est en partie parce que le travail des comités Paix et Consensus a été couronné de succès.
Que les comités sont acceptés par la société et bénéficient d’un grand respect se voit aussi dans le fait que de plus en plus de personnes d’autres groupes ethniques se tournent vers eux, avec leurs problèmes. Il ne faut pas oublier qu’un grand nombre d’Arabes vivent dans des villes de Rojava.
Un autre indicateur des effets positifs de ces comités est le fait que, là où ils sont bien organisés, les querelles et les disputes entre les individus, les familles et les groupes diminuent lentement comme les crimes, en particulier le vol, qui sont en déclin.

Ercan Ayboga
Traduit par Janet Biehl