Coup d’État militaire en Thaïlande

mis en ligne le 5 juin 2014
1743ThailandeDepuis octobre 2013, une coalition de « chemises jaunes » monarchistes et de « démocrates » si peu démocrates occupa la rue pour forcer à la démission le gouvernement élu en 2011 et sa première ministre, Yingluck Shinawatra de l’UDD (front uni pour la démocratie – décidément – et contre la corruption – une touche de cynisme ?), autrement dit, les « chemises rouges » La situation étant bloquée, les élections boycottées par la coalition (comme quoi !), les leaders de ladite coalition ont plusieurs fois demandé l’intervention de l’armée, espérant que, comme par le passé, elle leur remettrait le pouvoir. Ces coups de force sont une habitude dans un royaume qui a subi pendant un demi-siècle la dictature de l’armée et dont les luttes entre factions rivales provoquaient en moyenne un coup d’État par an. Cette fois, l’armée a entendu l’appel mais rendra-t-elle le pouvoir ?
En Thaïlande, quand on lave les « chemises » 1, rien n’empêche d’en mélanger les couleurs.
Bleues, rouges ou jaunes, cette année elles ont trempé jusqu’à la saison des pluies mais le résultat s’avéra désastreux : elles avaient pris une vilaine couleur kaki. Comme d’habitude, c’est toujours la population qui se fait repasser. En effet, depuis le 22 mai 2014, l’armée a procédé à un coup d’État et proclamé la loi martiale : couvre-feu nocturne, chaînes de télévision aux ordres, tentative (encore balbutiante) de contrôler internet 2, dissolution du sénat, rassemblements de plus de cinq personnes interdits, sans oublier l’autorisation qu’ont les « forces de l’ordre » de procéder à des emprisonnements et à des tirs à vue sans autre forme de procès. Ce dernier point n’est pas qu’une hypothèse d’école puisqu’en 2010, dans des conditions à peu près semblables, quatre-vingts manifestants avaient trouvé la mort lors de confrontations avec la police.

« Get out », « No more coup », « We want democracy » (« Fichez le camp », « Ça suffit le coup d’État », « Nous voulons (le retour de) la démocratie »)
Mardi 27 mai, à l’heure où j’écris ces lignes, la ville présentait une apparence guère différente de l’habitude. Pourtant, cette situation plutôt calme se durcit progressivement et pourrait présenter rapidement un caractère brutal et répressif. Parmi les mesures prises dans le cadre de la loi martiale, l’emprisonnement de neuf des ministres du gouvernement déchu et celui de la première ministre. Des rassemblements aussitôt interdits ont suivi cette mesure. Un fait significatif puisque le coup d’État de 2006, décidé pour les mêmes raisons, n’avait donné lieu à aucun mouvement de protestation. Or, le week-end passé, quelques centaines de manifestants se sont retrouvés à certains endroits symboliques pour clamer leur opposition. Les militaires, à peine moins nombreux, bloquaient de nouveaux arrivants sur les hauteurs des coursives du métro aérien, afin de minimiser l’impact du mouvement et surtout d’empêcher une occupation durable des lieux. De nombreux visages étaient fermés et dans les voix perçaient la colère ou la haine. Les slogans, présents également sur des pancartes, réclamaient tous la fin du coup d’État. En thaïlandais mais aussi en anglais à l’attention des médias étrangers dont ils espèrent que la présence infléchisse les décisions de l’armée et dans l’immédiat évite un bain de sang. Ce qui n’est sans doute pas inutile puisque, pour avoir participé à ces regroupements, plusieurs protestataires ont déjà été emprisonnés. Des véhicules blindés et des compagnies de soldats en armes patrouillent 3 ; des postes de « sécurité », protégés par des sacs de sable, occupent des endroits stratégiques, même s’ils étaient installés avant le coup d’État. La tension monte, elle est palpable et révélatrice d’une division profonde, d’une lutte sans merci, existant depuis 2006. Même les relations personnelles en sont affectées ; selon une connaissance, on ne peut plus « parler politique » entre des amis dont la couleur est différente. Les clivages paraissent être devenus irréductibles. Des villages du nord du pays font sécession (« red shirt villages ») et les « chemises jaunes » n’ont que mépris pour ces imbéciles, rustres et ignorants de « chemises rouges ». Certains Thaïlandais n’excluent pas, à terme, une partition de ce pays (référence à la Corée), où les deux camps sont passés du stade d’adversaires à celui d’ennemis. Si l’on ajoute à cela la guérilla islamiste qui depuis une dizaine d’années sème la terreur à coups d’attentats meurtriers dans l’extrême sud du pays, on comprendra le sentiment d’insécurité qui s’installe dans la population. L’armée maintiendra-t-elle par la force une unité et une stabilité qui, pour n’être plus guère que de façade, restent impératives pour que le patronat local et les entreprises étrangères préservent leurs intérêts. Au premier rang des secteurs sensibles figure le business du tourisme, élément prépondérant de l’économie thaïlandaise.

Le pays du sourire éclatant du capitalisme dérégulé
De façon un peu schématique, on peut noter que la composition des camps opposés s’effectue selon des critères de classe sociale tout en recoupant un zonage géographique. Le camp de la coalition « chemises jaunes » et « démocrates » recrute essentiellement ses partisans parmi les habitants du Sud qui sont souvent des paysans mais aussi dans la « classe moyenne » urbaine, le monde des affaires et celui des patrons. De l’autre côté, si des businessmen font partie des membres dirigeants des « chemises rouges », ce mouvement, majoritaire en nombre d’électeurs, bénéficie surtout du soutien de la partie rurale et prolétaire de la population du nord du pays. Attirés par la promesse de trouver un travail et d’avoir une vie meilleure, ils ont été nombreux à s’exiler pour une mégalopole où ils n’ont rencontré que des conditions sociales implacables, des inégalités de revenus incroyablement importantes et croissantes ainsi qu’un coût de la vie en constante augmentation. Les espoirs d’une vie plus facile sont loin et les migrants de l’intérieur, tout comme les travailleurs, clandestins ou non, du Laos, du Cambodge ou du Myanmar, grossissent les bidonvilles de Bangkok où ils connaissent misère et précarité.
La Thaïlande vivait sur quelques credo fondateurs qui ne sont pas loin de voler en éclats ; l’absence de colonisation contrairement aux autres pays d’Asie, l’unité derrière la monarchie, le drapeau, un pays fort dans lequel les différentes pratiques religieuses et les classes sociales (un gros mot) cohabitaient dans l’harmonie et en bonne intelligence. Ces éléments ont produit un sentiment nationaliste fort et tirant vers la xénophobie ; en effet, les (travailleurs) étrangers s’attirent un mépris très répandu parmi la population. Aujourd’hui, tout bascule et amène, là encore, à la naissance d’un sentiment d’insécurité. Pis que tout, même la monarchie qui jouait dans l’inconscient collectif un rôle (illusoire) de protecteur et de garant de la stabilité n’assume plus vraiment cette fonction.
La crise de succession dynastique, un élément tabou mais pourtant déterminant.
Le roi de Thaïlande, Bumiphol Adulyadej, apporte son appui aux militaires. Depuis 1946, ce monarque immensément riche use ses fonds de culotte sur le trône. Bien que n’exerçant aucun pouvoir réel, il bénéficie d’une forte popularité pour un rôle de stabilisateur et de dernier recours que la propagande met en avant depuis toutes ces années. Cela fait plusieurs années qu’il est très malade et sa mort devrait être proche. Sa succession est théoriquement assurée par le prince, son fils ; or, cette perspective donne lieu à une véritable crise de succession. Les soutiens du prince, au comportement jugé souvent étrange, se trouvent plutôt du côté des « chemises rouges » même si, en son temps, Thaksin, leur leader et fondateur, se serait d’ailleurs bien vu fonder une nouvelle dynastie (une des causes de sa destitution en 2006). L’armée, elle, mise sur la sœur du prince, tendance « bonnes œuvres et charité », voire sur le fils dudit prince. Au royaume du sourire pincé, il existe une loi sur le crime de lèse-majesté qui permet de condamner qui s’oppose ou se montre injurieux à l’égard du roi. Cela explique que cette crise de succession ne soit jamais évoquée qu’à voix très basse.

Si les élections servaient à quelque chose, on les interdirait (air connu)
Cette phrase pleine de bon sens, les leaders de l’armée et de la coalition ont dû la faire leur. En effet, alors que leurs adversaires « chemises rouges » gagnent toutes les élections 4 lorsque leur parti n’est pas interdit, quelques mois plus tard, l’armée en renverse le gouvernement dont les quelques réformes, aussi timides soient-elles, prises pour contenter leurs électeurs, ont été insupportables aux hommes d’affaires et patrons thaïlandais. Le salaire minimum journalier en vigueur dans sept provinces a été étendu à l’ensemble du royaume. Il est passé de 175 à 300 baths 5 par jour. Aussitôt, les sirènes ultranéolibérales ont annoncé la faillite de l’économie locale et des délocalisations inévitables vers des pays où les travailleurs sont encore plus mal lotis. Les mêmes esclavagistes 6 avaient semblablement tempêté il y a une dizaine d’années. On avait osé limiter l’ouverture permanente des commerces, notamment des centres commerciaux (jour et nuit et tous les jours) pour la réduire à des horaires un peu plus décents. Annoncée par les mêmes, la désaffection des touristes qui ne manquerait pas de survenir ne s’est évidemment jamais produite. Au contraire, même si les deux éléments ne sont pas liés. Si ces maigres avancées se poursuivaient, avec un peu de persévérance et de bonne volonté et grâce à Hollande et à son « pacte de compétitivité », les travailleurs français pourraient tailler des croupières délocalisatrices aux entreprises.
Ici comme ailleurs, occuper le pouvoir permet d’avoir accès à des privilèges non négligeables, et ce quel que soit le camp. Des avantages sonnants et trébuchants qui se nomment corruption, népotisme, ententes illicites. C’est ainsi que, dans un passé proche, ont été confisqués au profit d’un clan ou d’un autre, une compagnie pétrolière, la réalisation de grands travaux, une entreprise de téléphonie, des médias… Un peu plus pour tel parti, un peu moins pour l’autre (militaires compris) mais dans chaque camp on a ainsi bâti des fortunes conséquentes. Cela peut aider à comprendre la raison de l’âpreté des luttes, le camp qui n’occupe pas le pouvoir connaissant un véritable manque à gagner, voire pouvant être traduit en justice. Et c’est pour être certaine de confisquer le pouvoir à son profit exclusif que la coalition « chemises jaunes » et « démocrates » se montre depuis longtemps favorable à un scrutin censitaire. Ces derniers temps, elle proposa une révision (un tripatouillage) de la constitution et la constitution d’un aréopage de « sages et d’experts » pour conduire le pays, le temps de remettre les clefs du pouvoir à ses détenteurs légitimes, à savoir les représentants des classes « éduquées » et fortunées. La populace passera son chemin.
À la télévision, un supporter « chemise jaune », donc a priori dans le camp des vainqueurs, déclarait écœuré qu’autant de jours d’occupation et de manifestations pour voir sa parole confisquée, c’était une pilule bien dure à avaler. En revanche, d’autres et du même parti, approuvent le bien-fondé de ce coup d’État. C’est la moins mauvaise chose qui pouvait arriver, déclarent-ils, sous-entendu par rapport à la continuation du « thaksicism », le régime des « chemises rouges » qu’ils accusent, à juste titre, de vouloir mettre le pays en coupe réglée. Il s’agit bien d’un combat acharné, aucun des clans n’ayant comme objectif que son propre intérêt. Une fois de plus, pour avoir écouté, obéi et désigné ses leaders et ses maîtres, et repris leur discours, la population se retrouvera cocue.
Dernière minute : le Bangkok Post annonce dans son édition du mercredi 29 mai la remise en liberté des dirigeants de l’UDD (les « chemises rouges ») sous réserve qu’ils ne participent pas aux regroupements politiques. L’ex-première ministre n’aurait, quant à elle, annonce l’armée, été détenue qu’une seule journée ; elle est libre de ses déplacements mais n’a pas le droit de quitter le pays. Une mesure vraisemblablement prise par les putschistes pour faire tomber la pression et permettre de réformer plus facilement la constitution.

F. S.






1. La couleur de ces « chemises » qu’on porte sur soi marque l‘appartenance à un camp, à une famille politique.
2. Le 28 mai, Facebook a été inaccessible pendant une heure ou deux. Le porte-parole de l’armée annonça une panne technique, les opposants crièrent à la censure. Question (perfide) : comment ce pays où plus encore qu’en France on est « accro » aux écrans a-t-il réussi à survivre ?
3. Ils sont plus nombreux que ceux qu’on subit dans les gares parisiennes et certains lieux publics.
4. L’immense fortune de Thaksin, leur leader en exil, une sorte de Berlusconi, n’y est sans doute pas étrangère. On a beau être loin de Corbeil-Essonnes…
5. Pour convertir en euros, divisez par 44,4. 300 baths donnent 6,75 € par jour (soit à peu près comme en Chine, lorsque c’est appliqué).
6. Esclavagistes s’entend également au sens propre. Des journaux locaux reconnaissent que la Thaïlande devrait s’attaquer au problème récurrent et endémique de l’esclavage.