Turquie : le bras de fer de l’État contre le peuple se poursuit

mis en ligne le 3 juillet 2013
1712TurquieL’arrogance et la violence d’État font bon ménage
L’arrogance du gouvernement AKP – et du Premier ministre, Erdogan, en particulier – est une insulte à toute personne du peuple turc, ayant voté pour lui ou non et encore plus pour celles que ça n’amuserait plus de voter. La stratégie systématique de défi et d’incitation à la guerre civile à peine voilée lors des meetings, samedi 15 et dimanche 16 juin (en gros : « Je vais lâcher les 50 % de mes électeurs sur les voyous des places »), n’aura pas eu raison des mobilisations se poursuivant sous des formes qui évoluent. Le recours à la violence policière extrême est une preuve de l’incapacité du leader d’un parti, comme de n’importe lequel d’ailleurs, de répondre aux aspirations d’émancipation de chaque individu. Peu importe s’il faut, pour rester au pouvoir, bafouer la dignité d’un peuple et les droits humains fondamentaux.
La dernière grande démonstration de guerre contre les contestataires date de la nuit du 15 au 16 juin. La foule paisible massée dans le parc Gezi, comprenant aussi des femmes, des enfants et des personnes âgées, a été attaquée jusque dans les moindres recoins comme les maisons, hôpitaux ou infirmeries de fortune où les manifestants et blessés ont trouvé refuge. Gaz lacrymogènes, balles de caoutchouc, cannons à eau ont été utilisés. L’eau des canons contenait une substance chimique non identifiée de nature acide. De nombreuses personnes souffrent de rougeurs, de démangeaisons, d’allergies et de lésions ouvertes de la peau. La composition exacte de l’eau toxique reste certainement protégée sous couvert de brevet militaro-industriel.
Le peuple continue de manifester, de se confronter à la police et a parfois recours à de la légitime défense (quelques pavés) face à des brutalités policières qui sont parfois carrément meurtrières. La police turque refuse de reconnaître qu’elle détient des manifestants. Plus d’une centaine de révoltés auraient été arrêtés dans la nuit du 15 juin dans le quartier de la place Taksim, où se concentraient les manifestations, ainsi que dans les quartiers voisins de Mecidiyekoy et Harbiye. Pendant près de trois semaines à Istanbul, des manifestants auraient été frappés par des policiers pendant leur arrestation et leur transfert en garde à vue, et privés de nourriture, d’eau et de toilettes jusqu’à douze heures d’affilée 1. Ankara et Izmir ne sont pas en reste et les mobilisations sont quotidiennes sous la forme de manifestations chaque soir. Il n’est pas rare de voir des contestataires immobiles sur les places d’Istanbul ou d’ailleurs, debout et prêts à faire face.
« Entre le 27 mai et le 24 juin, au moins quatre citoyens ont été tués et 7 681 personnes ont été blessées dont 4 478 à Istanbul et 1 539 à Ankara », a déclaré le président de l’IHD (association des droits de l’homme), Öztürk Türkdoğan, lors d’une conférence de presse, tenue lundi au siège de l’association dans la capitale de la Turquie. Le président de l’association a dénoncé la libération « inacceptable » d’un policier qui a tiré sur les manifestants, tuant Ethem Sarisülük, touché à la tête par balle réelle le 1er juin et décédé douze jours plus tard. […] Le rapport souligne que la police a lancé plus de 150 000 bombes lacrymogènes durant la même période. « La date de péremption de certaines grenades lacrymogènes avait expiré », indique le rapport. […] Le rapport compte en outre 2 841 arrestations dont 918 à Istanbul, 973 à Ankara et 485 à Izmir. Parmi ces gens arrêtés, 66 restent toujours en garde à vue, tandis que 70 manifestants ont été envoyés en prison. 2 »
Par ailleurs, il ne faudrait surtout pas que les médias puissent faire correctement leur travail lorsqu’ils le souhaitent. Quand il ne s’agit pas de mises en scène orchestrées et mensongères, les chiens obéissent au maître et mordent. « Le site Internet turc Bianet a révélé que, dans la matinée du 18 juin, la police avait mené des interventions dans les bureaux de la radio Ozgur, de l’agence de presse Etkin et du journal Atilim, et qu’elle avait arrêté plusieurs personnes. Reporters sans frontière et le Comité pour la protection des journalistes (CPJ) ont recensé environ 20 cas de violences contre des journalistes ces dernières semaines, particulièrement à côté du parc Gezi et de la place Taksim. 3 »

Résistance et perspectives
« Lundi (17 juin), grève et manif appelées par plusieurs syndicats de gauche, essentiellement dans la fonction publique. La grève est peu suivie, les syndicats décident de dissoudre les cortèges, guère massifs, dès lors qu’ils sont bloqués par les flics. Les syndicats ont clairement peu mobilisé, ce mouvement ne colle guère avec leur agenda politique. Ils ne sont pas enclins au rapport de force avec le gouvernement, et n’y sont pas forcés par leur base. […] Mardi matin (18 juin), rafle au sein des organisations d’extrême gauche, qualifiées de terroristes par le pouvoir, qui dit vouloir condamner des gens à la prison à vie. Le chef des ultras de Çarsi est également arrêté. 4 »
L’éventail des forces en présence allant des nationalistes aux anarchistes n’offre pas encore de perspectives claires sur la poursuite du mouvement. Mais, sur les places stambouliotes, des assemblées générales commencent à se tenir chaque soir afin de discuter et de s’organiser de manière plus décentralisée. Si cela se maintient, cela pourrait faire un peu penser à la stratégie du 15 M en Espagne avec les assemblées de quartier. La répression fait tout pour diviser les différentes tendances et cibler les plus radicaux sur fond de discours récupérateur de sensibilité écologique. Les médias ont beaucoup focalisé sur Istanbul et la place Taksim, mais les manifestations continuent à Ankara (en date du 28 juin).
Les fractures politiques sont nombreuses et complexes 5.
– Kémalistes contre islamistes : guerre pour le pouvoir entre partis politiques sur fond de fracture entre ancienne et nouvelle bourgeoisie.
– Démocrates libéraux et libertaires contre conservateurs : en particulier les jeunes opposés au conservatisme nationaliste kémaliste.
– Nationalistes turcs contre kurdes : hostilité contre les revendications d’une autonomie politique kurde.
Les syndicats réclament un juste partage des fruits de la croissance. La corruption et le clientélisme sont clairement dénoncés. Enfin viennent des débuts de mobilisations des laissés-pour-compte du néolibéralisme, frappés par l’accroissement des inégalités et une certaine précarité, en particulier pour les jeunes. La jeunesse originaire des quartiers défavorisés, victime du chômage et privée de ses droits, s’est généralement tenue à l’écart des manifestations pour le moment. Il est fort probable que les plus précaires ne s’y retrouvent pas au moment de faire les comptes. Le mouvement n’a pas encore pu offrir une alternative en trois semaines de mobilisations. La démission immédiate d’Erdogan a peu de chance de voir le jour à brève échéance.
« Les jeunes qui manifestent au parc Gezi et les mouvements de solidarité qui les accompagnent au sein des bastions laïcs de la Turquie proviennent certes de différents milieux opposés à Erdogan. Cependant, ce sont les jeunes issus des classes essentiellement aisées et laïques, ceux qu’on appelle les "Turcs blancs" qui en sont la force motrice. En ce sens, ces manifestations représentent une des dernières convulsions des anciennes élites laïques, qui ont lutté et perdu avec amertume la bataille contre une classe en plein essor, celle des Anatoliens nouvellement enrichis, qui soutient l’AKP d’Erdogan. 6 »
Un gouvernement et des gouvernants incompétents, une police brutale (bras armé de l’État), des médias malhonnêtes et une justice inique… rien de très étonnant. Parfois, des leaders tombent, mais les gouvernements et les partis politiques restent et perpétuent le terrorisme d’État. C’est bien la mise en place d’une société basée sur une gestion directe par les gens eux-mêmes à laquelle il faudrait travailler. Qui a parlé de fédéralisme libertaire ?
« L’avenir dépend aussi de la capacité des progressistes turcs, de cette "société civile" vivante et énergique de faire émerger un nouveau pôle alternatif démocratique et social, de nouvelles organisations qui sortent des cadres anciens, et se démarquent des nostalgiques vieux nationalismes et laïcismes autoritaires, qui puissent […] proposer localement un autre monde possible. Cela n’est pas facile, et pas seulement à cause de la police et des juges… Mais quelque chose à commencé dans le parc de la promenade. 7 »










1. « Qu’est-il advenu des manifestants d’Istanbul arrêtés par la police ? » :
http://www.amnesty.fr/AI-en-action/Violences/Armes-et-conflits-armes/Actualites/Turquie-qu-est-il-advenu-des-manifestants-d-Istanbul-arretes-par-la-police-8830
2. « Bilan de Gezi Park : 5 morts, 7 681 blessés, 2 841 » arrestations :
http://www.actukurde.fr/haberayrinti.php?id=499
3. « Le pouvoir met la pression sur les journalistes qui couvrent les manifestations » :
http://balkans.courriers.info/article22792.html
4. « Istanbul : le mouvement est faible, la répression est forte » (18 juin) :
http://dndf.org/?p=12574
5. « De Kemal à Occupy Taksim, plongée dans l’histoire pour comprendre les raisons d’un soulèvement » : http://www.bastamag.net/article3153.html
6. « Quand la bourgeoisie se révolte contre le peuple… » : http://balkans.courriers. info/article22714.html
7. « De Kemal à Occupy Taksim, plongée dans l’histoire pour comprendre les raisons d’un soulèvement » : http://www.bastamag.net/article3153.html



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


Gillou

le 13 juillet 2013
Rien à dire sur cet article.
le résumé est correct.
En revanche, faudra essayer de faire le tri dans vos interlocuteurs parce que je saisi l'occasion qui se présente, pour vous signifier que vous avez accordé une interview par le passé , dans le ML,aux "animateurs" du site "Athéturk forum", alors qu'ils ne sont que des kémalistes fondamentaux , athées certes, et alors?
D'ailleurs un des animateurs en question, consacrait pendant longtemps tout son temps sur un blog à l'apologie de Kémal Atatürk...

Heureusement , que je n'ai plus du tout eu l'occasion de relire leur prose dans vos colonnes...
l'entrisme de certains est redoutable, encore aujourd'hui hélas...

Relations internationales FA

le 11 septembre 2013
Merci pour ton commentaire et les infos partagées.
Les personnes contribuant au ML peuvent ne pas être libertaires et n'être appelées à intervenir que sur certains aspects (l'athéisme entre autre). L'important c'est d'offrir une critique construite du point de vue libertaire si la contribution "dérape" ce que le ML cherche à éviter a priori.
Nous faisons de notre mieux avec les moyens humains et les connaissances parfois incomplètes dont nous disposons.
Par ailleurs une grande autonomie existe entre les différentes activités de la fédération donc il se peut que cela ne soit pas toujours parfait.
Ouverture à la critique constructive, vigilance et apprentissage d'éventuelles erreurs sont le lot quotidien des libertaires, de personnes sympathisantes nous lisant.
@narmicalement, secrétariat aux relations internationales.