Marre (de parler) des élections en France !

mis en ligne le 21 juin 2012
Pendant qu’on nous dit que la démocratie blablabla les élections blablabla ou, inversement, que les élections piège à cons blablabla, et qu’on nous raconte la fable selon laquelle un petit coup de grève générale réglera tout ça, il se passe des trucs bien glauques ici et là. Énormément de motifs de révoltes, de dégoûts, de colères, de critiques, alors qu’on ne peut en choisir qu’un microscopique et partial échantillon…

Le Chili se dégueule dessus
Un documentaire à la gloire de Pinochet a été projeté le 10 juin dans un théâtre de Santiago. Les nostalgiques du dictateur s’étaient rassemblés à cette occasion à l’appel de la Corporation 11-Septembre, pestilentiel ramassis d’adorateurs du putschiste de 1973. L’Association des proches des détenus disparus a demandé l’interdiction de ce rassemblement. En vain. C’est pourquoi elle a organisé une manifestation de protestation devant le théâtre de cet attentat contre la mémoire des victimes de la dictature. Lances à eau et lacrymos de la police ont « accueilli » cette initiative salutaire. Les articles que j’ai consultés reprennent bêtement une dépêche AFP, laquelle insiste lourdement : « Des manifestants cagoulés se sont opposés aux forces de l’ordre, armés de pierres et de bâtons. La police, qui avait déployé des moyens importants pour empêcher toutes violences, a pour sa part recours à du gaz lacrymogène et à des lances à eau. » La police a donc eu pour rôle de protéger les pinochétistes. Résultat : quatorze policiers blessés. C’est déjà ça.
Cette Corporation 11-Septembre est l’excroissance grotesque et outrancière d’un mouvement beaucoup plus large et diffus, celui de la conjugaison tacite des aspirations à des formes « fascistes » de gouvernement et du libéralisme sauvage telle qu’il a été implanté dans le Chili de Pinochet par les Chicago Boys 1. Après toutes ces années, les diktats économiques et sociaux de ces propagandistes de l’infâme cuisent et recuisent dans les vieilles gamelles de l’histoire, et partout surgit le risque de nous les faire ingurgiter de force.

Le niveau baisse
Puisque l’on vient de parler des États-Unis et de son influence, notons qu’en novembre les citoyens de ce pays vont élire leur nouveau président, avec une probabilité non négligeable qu’ils accordent le pouvoir à l’une des forces réactionnaires les plus inquiétantes du moment : le Parti républicain, en l’occurrence via sa marionnette Mitt Romney, membre de l’Église de Jésus-Christ des saints des derniers jours (les mormons). Comme le dit l’historienne des religions Laurie F. Maffly-Kipp : « Ce qui ressort le plus clairement de son mandat comme gouverneur du Massachusetts et comme président de Bain Capital, la société d’investissements qu’il a fondée à Boston, c’est que Romney apporterait à la Maison Blanche un style de gestion contrôlé et précis, un style étroitement calqué sur le mode de vie hiérarchique au sein de l’Église mormone. Ayant été évêque et président d’un pieu de l’Église (un pieu est analogue à un diocèse), Romney a appris ce que c’est que diriger au sein d’une bureaucratie. »
Certes, il n’est ni le plus fanatique ni le plus débile des républicains. Reste qu’il sera flanqué sur sa droite de ces fanatiques et de ces crétins, le Tea Party, les libertariens, les intégristes chrétiens, j’en passe et des pires. Les États-uniens sont majoritairement rétrogrades en matière de mœurs et de croyances. Dans un domaine que je connais, celui du créationnisme 2, une étude d’opinion de juin 2012 par l’Institut Gallup 3 atteste l’état de sous-développement intellectuel de la première puissance mondiale.
Quarante-six pour cent des États-uniens affirment croire que Dieu a créé les humains dans leur morphologie actuelle et ce, il y a moins de 10 000 ans. L’étude indique que la prévalence de cette croyance est quasiment inchangée depuis trente ans (c’est dire les ravages « mentaux » du reaganisme et des Bush durant cette période). Cette conception correspond au type le plus primitif de créationnisme, c’est-à-dire à une lecture quasi littérale de la Bible. Trente pour cent pensent que l’Homme a certes évolué, mais selon un projet divin. Cette position relève de ce qu’on appelle le dessein intelligent (Intelligent Design), forme plus élaborée et plus hypocrite de créationnisme. Seuls 15 % adhèrent à la conception scientifique de l’évolution humaine. Bref, les trois quarts des adultes états-uniens croient à l’intervention d’un créateur divin dans l’apparition des êtres humains. Bien entendu, ces résultats sont corrélés à un indice crucial, le taux de fréquentation des offices. Or, plus un individu fréquente les lieux de culte, plus est probable sa proximité avec le Parti républicain (on note cependant que la différence avec le Parti démocrate n’est pas importante). L’étude note qu’en trente ans ces chiffres n’ont varié que marginalement ; l’Amérique, bien que scientifiquement avancée, reste un pays durablement enfoncé dans la fangeuse ornière de la déraison religieuse.

Des médias contre l’information
Pendant que les États-Unis déploient en leur sein des forces réactionnaires inouïes, pendant que la Grèce et l’Espagne sombrent (pour ne parler que de ces deux pays exsangues), pendant les plans de licenciements (abusivement dits plans sociaux dans le boniment euphémisée technocratique), pendant les manœuvres de l’UMP qui s’avilit de plus ne plus au contact du FN sans en avoir (trop) l’air – malgré Morano, après Longuet, à la une de Minute –, les médias de masse (télévision et radio) ressassent jusqu’à la nausée les minables turpitudes des élus ou des éligibles : des heures de commentaires oiseux sur la photo officielle du président ; sur une ministre portant un jean pour se rendre au Conseil des ministres, offensant ainsi, selon ces inutiles portefaix de la futilité, l’élégance française et la dignité de la fonction ; sur la « première dame de France » qui « twitte » ; sur le fait de savoir si elle a le droit de rester journaliste (les journalistes de cour donnant des leçons de morale et de bienséance !) ; sur Ségolène Royal, connissime excédent de bagage du socialisme français s’autoproclamant victime sacrificielle de la politique-spectacle ! Etc.
Le volume horaire des commentaires et reportages consacrés à ces fadaises excède de très loin celui des reportages sur la situation de l’emploi, sur la détresse des pauvres ou des futurs pauvres, sur les rares embellies syndicales ou déconvenues patronales (Goodyear Amiens-Nord, par exemple) ou encore, pour voir loin, sur les questions climatiques, énergétiques et écologiques – pourtant d’une importance cruciale. Il ne sera pas question, dans les JT, les « Mots Croisés », les « C dans l’air » et autres « politic show » télévisuels, de ce qui se passe dans les fermes-usines du sud de l’Espagne et du Maghreb – relaté avec assiduité par Ramón dans Le Monde libertaire – ou des exactions de la dictature biélorusse. (Pendant que les richissimes décérébrés jouent à la baballe en Pologne-Ukraine, dans le silence médiatique de la prostitution engendrée par cette compétition.) Les exemples abondent. Déferlent. Débordent. C’en est obscène. C’est à une presse collaborationniste que nous avons affaire, non pas bien sûr qu’elle adhère à une idéologie pétainiste, mais parce qu’elle s’abandonne au ragot et au persiflage à propos de l’insignifiant. Elle édicte le bon droit journalistique. Elle prescrit (qui parle) et proscrit (qui ne parle pas et de quoi on ne parle pas). Elle aime le bon sens et s’en réclame, là où il faut des compétences et des savoirs affirmés. Elle se dit ainsi proche du peuple, qu’elle méprise pourtant. Ainsi elle collabore à la permanence du pouvoir politique tout en autoentretenant sans discussion possible les conditions de ses choix éditoriaux les plus indigents ou les plus dilatoires. Elle collabore à l’entreprise de fabrique du consentement ou de l’indifférence au monde, à celle de l’évacuation de la possibilité même d’agir. C’est une collaboration à bénéfice mutuel : autolégitimation des médias et légitimation réciproque des médiocrates et des médiatisés. Vase clos du néant et de la boursouflure égotique. Ils font croire (la formation de l’opinion) justement parce qu’eux-mêmes sont crédules et soumis à leurs propres insuffisances. C’est une collaboration des forces de l’imprécision et de la cuistrerie qui parcourent le champ médiatico-politique, là où la dilution de l’idée même de recherche du vrai est constante.
Le physicien Étienne Klein, dans un discours accompagnant la récente remise d’un prix à Stéphane Foucart et Sylvestre Huet, deux journalistes scientifiques compétents ayant travaillé sur les imposteurs climatiques, au premier rang desquels on trouve Claude Allègre (c’est pour cela que la télé ne les invite jamais, préférant ce dernier, les Bogdanov et autres charlatans), s'émeut de cette situation : « […] Dans [l]es régimes [totalitaires], ajoute Orwell, même la science n’est plus invulnérable aux attaques idéologiques, et la notion d’information objective perd de son sens : l’histoire se trouve réécrite en fonction des besoins du moment, et les découvertes de la biologie ou de la physique peuvent elles aussi être niées si elles sont jugées inappropriées. Lorsqu’il advient, un tel état des choses constitue ce qu’on pourrait appeler le “triomphe cognitif du totalitarisme” : on ne peut même plus l’accuser de mentir puisqu’il a préalablement réussi à abroger l’idée même de vérité…
Il y a quelque temps, je pensais encore que ce danger ne menaçait que les pays totalitaires. Mais certains épisodes récents, aux États-Unis ou en Europe, m’ont provisoirement fait douter – par exemple la vraie-fausse controverse sur le changement climatique – car ils venaient illustrer au sein même des sociétés démocratiques la nouvelle fragilité du discours scientifique, sous l’effet conjoint de deux phénomènes : d’une part, la vérité scientifique peut se trouver victime de ce que le philosophe Alexandre Koyré [dans Réflexions sur le mensonge, 1943] appelait des “conspirations en plein jour”, c’est-à-dire des mensonges publiquement assénés ; d’autre part, il semble que nous soyons prêts à user de toutes sortes de stratagèmes pour ne pas accorder de crédit à ce que nous savons, surtout si les implications intellectuelles ou pratiques de ces savoirs nous dérangent ou nous chagrinent… »
Ces propos au sujet de la société du Spectacle de la « science » sont totalement transposables à tous les secteurs de la pensée et de l’action : l’économie, le social, les alternatives politiques, etc.







1. Économistes chiliens formés à partir des années 1950 via un partenariat avec l’université de Chicago, dont le département d’économie était dirigé par le théoricien ultralibéral Milton Friedman. Ils furent les valets qui permirent au Chili de la junte militaire de devenir un « terrain d’expérimentation » pour les options économiques les plus sauvages issues de la doctrine du « laissez-faire » (la dérégulation totale, la privatisation intégrale des services publics, la suppression des syndicats, etc.). Ce qui est souvent oublié quand on les évoque, c’est que ce partenariat avec l’université de Chicago fut établi… avec l’université pontificale catholique du Chili.
2. Le créationnisme est un corps de doctrines philosophico-religieuses stipulant que l’univers et les êtres vivants ont été créés par une puissance divine.
3. Sur un échantillon aléatoire de 1 024 adultes répartis dans les cinquante États. Marge d’erreur de ± 4 points.