Le printemps de Pékin

mis en ligne le 1 juin 1989
Après l'intensité dramatique de ces dernières journées, qui a culminé le week-end des 20 et 21 mai avec l'instauration (restée en pratique lettre morte) de la loi martiale à Pékin, la tension semble être retombée, et c'est à une nouvelle lutte de tendances entre « réformateurs » et « conservateurs » à laquelle on assiste au sein du parti communiste, qui reste en apparence le siège du pouvoir.
Mais la réalité est autre. Désormais, le parti est nu, il a « perdu la face » ; il n'est plus titulaire du « mandat du ciel », et à terme c'est bien vers un changement radical de régime politique et social que l'on se dirige. Reprenons toutefois le fil des événements.
Le 17 avril, au surlendemain de la mort de Hu Yaobang, ex-secrétaire général du Parti communiste chinois (PCC) limogé en janvier 1987, quelques milliers d'étudiants manifestent place Tian Anmem aux cris de « Vive la démocratie », « Vive la liberté ». Plus de 100 000 manifestants le 19 avril qui tentent d'envahir le Palais du Peuple, siège du Parlement. Lors des funérailles de Hu Yaobing, le 22 avril, malgré l'interdiction de manifester, des milliers d'entre eux restent sur place pendant que l'agitation gagne la province. Le 24 avril, les étudiants de l'université de Beida à Pékin entament un boycott des cours et, le 27 avril, 500 000 personnes sont rassemblées place Tian Anmem.
Le 4 mai, jour anniversaire du Mouvement du 4 mai 1919 1, 300 000 manifestants défilent dans les rues de Pékin en réclamant des discussions sur la démocratisation. Le lendemain, le secrétaire général du PCC, Zhao Ziyang, s'engage en faveur du dialogue, et les cours reprennent dans les jours qui suivent. Le 13 mai, un millier d'étudiants entament une grève de la faim pour l'ouverture effective du dialogue annoncé et, le 15 mai, l'arrivée à Pékin du numéro 1 soviétique, Gorbatchev, venu normaliser les relations entre « partis frères » après trente ans de brouille, va servir de catalyseur: des dizaines de milliers d'étudiants occupent à nouveau la place Tian Anmem sous les regards des caméras du monde entier venues immortaliser le sommet historique Gorbatchev-Deng Xiaoping.

Zhao Ziyang
Dès le lendemain, le programme de la visite est perturbé et, le 17 mai, c'est une véritable marée humaine d'un million de personnes qui envahit le centre de Pékin. Toutes les couches de la population ont répondu à l'appel des étudiants: ouvriers, employés, entrepreneurs privés, journalistes, fonctionnaires dénoncent « l'affairisme officiel » pendant que la police reste étrangement invisible.
Deng Xiaoping, ridiculisé aux yeux de son hôte soviétique, qui ne peut même pas se rendre à la Cité interdite, apparaît totalement désavoué : des banderoles réclament sa démission, et c'est Zhao Ziyang, chef de file des réformateurs, qui exerce de facto les pleins pouvoirs. Le 18 mai à l'aube, accompagné du Premier ministre, Li Peng, et de deux autres membres du bureau politique, Hu Qili et Qiao Shi, Zhao Ziyang se rend au chevet d'étudiants grévistes de la faim provisoirement admis à l'hôpital, et les assure qu'il considère leur mouvement comme étant « patriotique » et « hautement louable ». Malgré cela, plus d'un million de personnes se rassemblent dans le centre de Pékin. C'est par danwei (unités de travail) constituées que les ouvriers en grève manifestent, souvent avec l'assentiment, sinon sur instruction, de certains cadres dirigeants, reflet de la lutte interne pour le pouvoir au sommet. Quant à la police, elle est également dans la rue, mais... du côté des manifestants !
Face à l'autorité centrale divisée, le séisme se propage d'un bout du pays à l'autre, et les étudiants de province, transportés gratuitement par les cheminots qui les soutiennent, arrivent à Pékin au rythme de 50 000 par jour ! La presse aussi est de la fête. Les journalistes officiels sont de toutes les manifestations et veulent « dire la vérité ». C'est ainsi que le Quotidien du Peuple du 18 mai consacre les neuf dixièmes de sa « une » à l'agitation sociale, photographies à l'appui, et relègue dans un petit coin en bas la conclusion de la visite historique de Gorbatchev. Le 19 mai, accompagné du seul Li Peng très crispé, Zhao Ziyang se rend à nouveau à l'aube place Tian Anmem pour supplier les étudiants de mettre un terme à leur grève de la faim : image insolite de cet apparatchik les yeux embués de larmes, cherchant ses mots et faisant ce terrifiant aveu d'impuissance : « Nous sommes venus trop tard. Pardon... »

Li Peng
Une telle déclaration est intolérable pour les tenants de l'orthodoxie puisqu'elle met en cause la légitimité même du parti communiste : dans la nuit du 19 au 20 mai, peu après minuit, Zhao Ziyang est écarté et Li Peng, chef de file des conservateurs, s'en remet à l'armée, dernier rempart du régime, pour mater la contestation : « L'objectif des manifestants est de renverser le gouvernement du peuple, élu par le congrès national du peuple, et de nier totalement la dictature démocratique (sic !) du peuple. » C'est l'instauration de la loi martiale à Pékin; la « méthode Jaruzelski » chère à Deng Xiaoping a prévalu...
Mais les premiers instants de stupeur, et de découragement pour certains, passés, les étudiants vont démontrer la maturité de leur mouvement et leur capacité de mobilisation : Pékin est bientôt paralysée par des centaines de milliers de manifestants qui bloquent les camions militaires aux cris de « À bas la dictature », « Le gouvernement a peur du peuple ». On assiste à de nombreuses scènes de fraternisation; non seulement les soldats, mais bon nombre d'officiers également, prennent fait et cause pour les étudiants. Ils estiment juste de manifester contre ces mandarins dont les enfants s'en mettent plein les poches, alors que ceux du peuple sont en train de crever de faim. En outre, l'armée n'est plus le corps d'élite qui faisait la fierté du régime. En 1979, elle a battu en retraite et a perdu de son prestige face à la redoutable armée vietnamienne. Depuis, elle est passée de 4 à 3 millions d'hommes (l'équivalent de 150 000 à l'échelle de la France !) et est composée essentiellement de fils de paysans sans éducation, ainsi que de chômeurs, voire de délinquants. De plus, elle est déboussolée et, n'ayant plus aucun représentant au bureau politique du PCC, elle n'est pas fâchée de rendre à ce dernier la monnaie de sa pièce.
Le week-end du 20 et 21 mai va constituer un tournant. L'épreuve de force a échoué devant le pouvoir tranquille et non-violent de la rue. Paradoxalement, alors que les étudiants réclament essentiellement la « démocratisation », les ouvriers, qui ont rejoint en masse le mouvement, font preuve de beaucoup plus d'audace, demandant le renversement du « gouvernement pourri » et même du « système ». Des manifestations importantes ont également lieu en province dans les principales villes avec pour slogans « Li Peng fasciste », « Deng, va te reposer », et surtout – avertissement sans frais pour le régime communiste qui en est le principal investisseur –, Hongkong a connu, le dimanche 21 mai, la plus grande manifestation de son histoire : un million de personnes, soit un habitant sur six ! Le monde entier a les yeux tournés vers Pékin.

Zhao Ziyang ou Li Peng ?
Le 23 mai, des centaines de milliers de personnes défilent dans Pékin, réclamant le départ de Li Peng, et la très officielle agence Chine Nouvelle en donne un large écho, signe d'un retour du balancier en faveur de la faction réformiste. « Disparu » depuis l'instauration de la loi martiale, Zhao Ziyang est à nouveau cité es-qualité de secrétaire général du PCC. La mobilisation populaire se poursuit le 24 mai, amenant sans tarir boissons et nourriture aux étudiants, lesquels ont en outre récolté depuis le début du mouvement plus d'un million d'yuans 2 sous forme de dons.
Face à la vacance du pouvoir, l'armée, tout en étant elle-même sujette à des tiraillements internes, apparaît alors en position d'arbitre mais, ce 25 mai, la situation semble des plus confuse. L'armée s'est retirée dans des casernes loin de Pékin, le nom de Wan Li, le président de l'Assemblée nationale qui rentre précipitamment d'un voyage aux États-Unis, est fréquemment cité au poste de Premier ministre pour seconder Zhao Ziyang, qui tente de recoller les morceaux épars d'un pouvoir civil de plus en plus déliquescent, et une rumeur insistante fait état d'un « complot » ourdi par Deng Xiaoping et Yan Shankun, le président de la République, pour faire intervenir l'armée, arrêter Zhao Ziyang et remettre en selle Li Peng.
De toute façon, rien ne sera plus comme avant. Le régime communiste a échoué et le peuple le sait.
Dix ans de réforme économique débridée ont entraîné certes une hausse générale du niveau de vie mais en réalité des progrès sensibles pour quelques-uns uns et, par contre, la stagnation de la majorité, c'est-à-dire des disparités sociales de plus en plus marquées entre les nouveaux riches, entrepreneurs privés et paysans à 10 000 yuans et plus, la corruption aidant, monopolisée d'ailleurs par les enfants de la nomenklatura en place, et les employés et ouvriers aux salaires rongés par l'inflation. C'est cette corruption systématique que les étudiants veulent abattre et ils veulent la doubler d'une réelle ouverture politique face à un pouvoir figé préoccupé avant tout de préserver ses privilèges. Le soutien massif qu'ils ont reçu de toutes les couches de la population signe la condamnation du régime. Quoi qu'il arrive « démocratie » et « liberté » sont plus que jamais à l'ordre du jour. Le printemps de la commune de Pékin durera ce qu'il durera, mais par sa maturité, sa capacité d'auto-organisation, sa non-violence offensive et son esprit de solidarité, il peut être considéré comme le prélude d'une alternative libertaire.




1. « Tout est possible » de l'auteur dans le Monde libertaire du 4 mai.
2. Environ 1,60 F