Des barricades, demain comme hier

mis en ligne le 1 juillet 1968
Le grand mouvement de contestation qui a secoué le pays depuis le 3 mai dernier, a permis à de Gaulle de renforcer son pouvoir et d’assurer ainsi la survie de ce qu’on ose encore appeler une République. Les étudiants révolutionnaires, avant-garde de ce mouvement, ont été eux-mêmes surpris de l’ampleur des manifestations de rue et du succès remporté par cette arme, devenue le symbole de l’internationalisme : le pavé. En rester à ce moyen de lutte primaire ne manque certes pas d’attrait, mais il fallait autre chose de plus « sérieux » pour que ce mouvement devienne saisissable, il fallait s’accrocher non plus seulement à des valeurs morales mais aussi à des nécessités concrètes de réformes de l’enseignement. Pourtant là n’est pas le plus important…
Ce qui est certain, c’est que dans les amphithéâtres de la Sorbonne et d’ailleurs, on ne parlera plus comme avant, quoi qu’il arrive. Ce qui est certain, c’est que demain, lorsque avec la grâce du Parti communiste et de ses pantins, tout sera rentré dans « l’ordre », et qu’à nouveau les politiciens pourront reprendre leur concert interrompu de ronronnements, il restera dans la tête de chacun de ces « engagés » l’impression de ne pas s’être battu en vain.
Mais qui a compris ? L’encre a beaucoup coulé et on a dû avoir soif dans les cercles de philosophie, mais il n’en reste pas moins que tous ces gens qui se sont penchés sur le problème avec tant d’intérêt, n’ont rien compris. Ils n’ont pas compris que dans un monde où les seules valeurs qui nous sont offertes gravitent autour de la réussite sociale, que ces jeunes intellectuels en marge de leur société et en avance sur l’esprit de leur siècle, réclament un peu plus de chaleur, d’humanité et de vérité. Des vues d’intellectuels, certes, mais on devrait savoir que lorsque de tels espoirs dépavent les rues, et que lorsque ces adolescents aux mains blanches et nues se jettent à fond dans une bataille sanglante, il y a quelque chose au fond de chacun d’eux, quelque chose qui ressemble à une foi, à une soif de comprendre et de vivre. Il est vrai que l’on n’a pas compris. On n’a pas compris pourquoi ces fils révolutionnaires de bourgeois rejetaient aussi bien la vieille droite réactionnaire que la non moins vieille « gauche » parlementariste. C’est parce qu’ils ont compris, ces jeunes, qu’on ne peut plus faire confiance à ceux qui font de la défense des valeurs morales et sociales leur métier, sous peine d’être trahis. Ils ont compris qu’il fallait désormais tout rejeter, tout renier, pour mettre fin au désordre établi, et bâtir sur les ruines du mensonge un monde à la dimension de l’homme, et où cet homme jamais plus ne se sentirait étranger. C’est cette angoisse face à l’absurde d’un monde kafkaïen qui, durant ces journées et ces nuits d’espoir, a guidé cette jeunesse avide d’amour et de justice ; c’est ce malaise et cette crainte devant un monde froid et sans couleur, qui ont déclenché les élans que l’on sait. Et demain, quand un voile de tristesse et d’amertume enveloppera ces têtes pleines d’idées folles, il sera trop tard. Bien sûr, ce n’est pas tout : il y a ce qu’on appelle « la classe ouvrière », il y a les foyers et les bouches à nourrir, mais les belles théories révolutionnaires agencées comme une horlogerie, ont été mises en échec. Les grandes pensées superbes des économistes talentueux ont fait, depuis un mois, piètre figure, car rien, rien dans les données économiques et politiques du moment, ne laissait prévoir une telle éruption du mouvement révolutionnaire.
Ce qui de toute façon restera, c’est qu’un monde nouveau apparaît au grand jour, un monde où l’imagination sera au pouvoir, où nos désirs seront des réalités, et où les mots « médiocrité » et « injustice » resteront dans notre vocabulaire en souvenir des années passées dans un vieux monde à l’image de son ancien Créateur. Car rien n’est terminé et les barricades, demain comme hier et aujourd’hui, auront la saveur du poème. Mais nous savions déjà que la poésie est révolutionnaire, éternellement révolutionnaire…