Quinze jours dans la peau d’un juré d’assises

mis en ligne le 30 septembre 1993
L’annonciation – Un des à-côtés désagréables, mais prévisibles, du militantisme anarchiste, c’est qu’on intéresse les pandores. Aussi, mon premier réflexe, à la vue d’une convocation d’urgence à la gendarmerie, a-t-il été de me remémorer les actes « coupables » que j’avais pu commettre ces derniers temps ; puis de prendre mon téléphone pour être fixé. Surprise ! Il s’agissait « seulement » de me signifier mon passage en cours d’assises pour une quinzaine de jours en qualité de… juré !
Réaction naturelle ! Pourquoi moi ? Réponses, tout bêtement par tirage au sort sur les listes électorales (ça m’apprendra à m’y être inscrit…), selon une procédure qui me semble-t-il, « privilégie » les ruraux (peu de jurés parmi les grandes villes du département). Bien ma veine !
Comme tout anarchiste conséquent, je vomis le système carcéral et n’estime guère plus l’instruction judiciaire. Pas question, donc, de collaborer avec l’ennemi ! Ouais, sauf que tu n’as pas le choix. Il n’existe pas d’objection de conscience dans ce type de situation : tu t’exécutes, sous peine de diverses amendes, voire d’emprisonnement (en cas de récidive). Bref, je suis coincé, obligé de me préparer moralement à décider, au nom du peuple français, du sort d’individus contre qui je n’ai rien.
Un rapide sondage autour de moi indique que personne n’a d’idée claire sur ce que recommande l’éthique en pareil cas. Ligne générale de ce que suggèrent les copains : foutre la merde ou faire en sorte qu’« ils » en prennent le moins possible.
Tiens oui, justement, « ils ». Ce sera qui ? La réflexion anarchiste décrit en général un accusé abstrait, victime du système, et dont on est d’emblée plutôt solidaire. Plus concrètement, les anciens taulards que j’ai rencontrés via le militantisme m’ont convaincu, si besoin était, que foutre des gens en prison était une injustifiable saloperie.
J’avoue attendre la confrontation avec une certaine appréhension : aurai-je à juger – à condamner – des braqueurs (le plus simple), des violeurs (les copines sont tout de suite un peu moins clémentes…), des tueurs de petites filles, qu’un village entier rêve d’écorcher vifs, des boulangères de Reims (tous mes copains étaient scandalisés par son acquittement), des Touviers (à condamner à une lourde peine…) ou qui d’autres ?

La visitation – Au fait, ça se passe comment, une session d’assises ? La convocation précise seulement que je dois me tenir à disposition de la justice de mon pays pendant « environ quinze jours ». C’est gentil, mais je n’ai pas que ça à foutre ! Au moins, j’aimerais en savoir plus, ne serait-ce que pour m’organiser question boulot, famille…
Il faut croire que je suis le seul à avoir ce genre de problèmes : il me faudra une bonne demi-heure de visite du palais de justice (un vrai moulin…) avant de trouver un interlocuteur compétent, en l’occurrence la greffière de la cour d’assise. Ce que j’apprends n’est d’ailleurs guère réjouissant : nous sommes trente-cinq heureux sélectionnés, on en tire neuf au sort pour chaque procès, et il y a cinq procès au menu de la session ; le procès commence par le tirage au sort des jurés, et enchaîne aussitôt, sans même le temps de passer un coup de fil (on peut toujours demander à un huissier de la faire à notre place). Autrement dit, il faut arriver prêt moralement à passe une journée ou plus au tribunal, et s’estimer heureux si on a le temps de rentrer dormir chez soi le soir. En effet, l’audience peut se poursuivre en non-stop, selon la volonté du président, et le verdict doit être rendu avant le début du procès suivant. Il est donc imaginable de sortir à une heure, deux heures du matin et de recommencer à neuf heures le même jour un autre partie. Consolation : si on n’est pas tiré au sort, on est tranquille jusqu’au procès suivant.
En d’autres termes, il vaut mieux tirer une croix sur deux semaines d’activité, sauf motif très grave, et espérer avoir de la chance pendant les tirages au sort. La nation, bonne pomme, consent à quelques indemnités, dont une compensation égale à huit heures de SMIC en cas de perte de salaire.
La greffière me donne, en prime, le menu de la session : deux braquages, un viol homosexuel (avec violences), un viol par son beau-père d’une mineure handicapée et une bande qui a terrorisé trois nuits durant tout ce qui passait à sa portée. Ça promet d’être gai…
Je dois préciser que la greffière restera la personne la plus humaine, la seule tant soit peut réconfortante que j’aie rencontrée dans ce lieu.

La révision – Le grand jour arrive. Dans la salle des assises, neuf heure du matin, trente cinq pékins en rangs d’oignons : les jurés. Réflexe (de beauf, je sais, et ça promet pour la suite…) : inspecter la tronche des voisins. Au barème de la plus ou moins sale gueule, je pense pouvoir les classifier, grosso modo, en trois catégories : ceux, la majorité, qui arrivent vaguement affriolés, un peu excités, comme s’ils séchaient un cour ; ceux, assez typiquement les hommes jeunes, qui portent une chape de plomb, l’air pas bien sûrs d’être du bon côté du box des accusés ; et ceux qui se sont fait une tête de représentants de la société, celle au nom de quoi on va juger les prévenus, et qui portent sur eux la fierté d’avoir été désignés ; bref, des têtes inquiétantes…
À peine le temps de mater les collègues, on entre dans le vif du sujet. L’huissier fait l’appel (au moins deux fois de suite), puis hurle : « La Cour ». Vraiment la tronche de l’emploi, celui-là. La couperose derrière la cravate, le débit bafouillant, embarrassé de sa robe, une caricature de sous-fifre de juridiction, préposé aux basses besognes (faire l’appel, justement ; faire évacuer la salle ; transmettre les billets d’un banc à un autre…). Au demeurant, probablement un brave type.
La première procédure d’une session d’assises consiste à « réviser la liste des jurés ». Il en sort que, une fois évacués le prud’homme, l’illettré, la mère d’enfant handicapé, l’ancien taulard (authentique !) et ceux que les pandores ont été incapables de joindre, nous ne sommes plus que vingt-sept en lice pour cinq procès. Les chances d’y échapper deviennent bien minces.
Seul véritable espoir : être récusé. À chaque procès, l’accusation peut, sans fournir aucune motivation, « récuser » quatre des jurés au moment où ils sont tirés au sort ; la défense peut utiliser ce même droit pour cinq jurés. En outre, les procureurs ont la réputation de virer systématiquement les jurés « trop » diplômés (à vue de nez, je suis le seul concerné du lot). On verra ce qu’il en est.

La vedette – Deuxième temps fort d’un session d’assises, le discours de la star, le président de la cour. Le nôtre est jeune, très à l’aise. Je ne serais pas étonné d’apprendre qu’il a fréquenté Madelin dans sa jeunesse à Assas. En tout cas, très fort. En moins de cinq minutes (sur un discours liminaire de plus d’une heure), il met le jury dans sa poche, tout en gardant une neutralité de ton et d’expression dont il ne se départira pas durant toute la quinzaine.
Que retenir de son discours ? Une présentation à la fois très cool et très technique de la tâche qui nous incombe. Il en ressort notamment que la personnalité de l’accusé aura probablement autant d’importance lors du procès que les faits qui lui sont reprochés. C’est un grand principe de la juridiction française, qu’on appelle l’oralité des débats : on ne juge pas un dossier, mais sur l’impression que l’accusé aura produite, sur le brio et la pédagogie dont auront su faire preuve procureur et avocats. Pas ailleurs, le verdict étant par définition celui du peuple français, il ne saurait être remis en cause, d’où l’impossibilité de faire appel. Au passage, Monsieur le Président glisse des remarques qui sont loin d’être innocentes : ainsi, la plupart des jurés a dû sortir de la salle persuadée qu’un accusé est coupable de ce qu’on lui reproche ; et qu’infliger une peine de prison fait partie d’une sorte de règle du jeu. Cette peine nous est présentée comme une abstraction, qui ne doit nous poser aucun problème métaphysique ; d’ailleurs, le président n’oublie pas de nous décrire l’arithmétique des remises de peines grâce auxquelles un condamné ne fait pas « nécessairement » la totalité de la peine prononcée. Bref, son discours, sans effet de muscle ni tonalité sécuritaire, est loin, très loin d’inciter au laxisme ou même à la retenue.
Autre « invités » de la séance : un procureur (curieux mélange de Noiret et de Balladur) et un avocat, qui nous font la parfaite démonstration qu’un procès est une pièce de théâtre où ils se trouvent jouer des rôles différents, c’est tout. Bref, qu’il n’ont ni sympathie ni antipathie pour l’accusé, et font « consciencieusement » (ils sont très chatouilleux sur ce point) leur boulot. Irrésistiblement, ils me font penser au film « La Vérité ». C’est l’histoire d’un procès où l’accusée finit par se suicider. Grosse émotion à l’audience, et la partie civile murmure : « Sale coup pour nous, ça ». L’avocat, fataliste, lui glisse alors : « Bof, la semaine prochaine, ce sera notre tour d’être des salauds ». Bien vu…

Le verdict – Je n’ai pas envie de m’épancher sur les procès. J’y ai vu un procureur avec une tête parfaitement sympathique. Un déchet d’humanité qui, complètement bourré, a essayé de violer la fille de sa compagne (son système de défense : j’étais tellement plein que je ne pouvais pas bander…) Des homos qui se sont pris douze ans, essentiellement parce que les jurés n’ont pas supporté l’idée que des pratiques sado-masochistes existaient dans leur bonne ville ; à noter, le croirait-on, que les mêmes jurés ont manifestement voulu aussi punir les accusés d’avoir la seule défense potable de la session (« défense de riches »).
J’avoue avoir eu l’envie physique, après lecture de l’acte de renvoi, de casser la gueule aux trois enflures (mais quel passé était le leur ?) qui ont rançonné, pillé, terrorisé, violé, séquestré, tabassé, pour s’amuser, une dizaine de quidams en trois nuits.
J’ai eu surtout envie de prêter mon épaule au pauvre gars à l’enfance épouvantable qui, dès l’âge de six mois, pouvait prendre rendez-vous pour son procès, et qui aujourd’hui moisit en taule pour cinq ans avec la sincère sympathie du jury. Je ne plaisante pas ! Le plus terrible était de discuter avec ces gens, tous d’accord pour reconnaître à l’accusé une sacrée déveine dans l’existence, et tous regrettant la lourdeur du verdict, ce verdict qu’ils venaient de prononcer (« Mais c’est le tarif ! »).
Toujours à propos des jurés, j’ai pu constater à quel point des « braves gens » (de fait, la plupart étaient tout à fait sympathiques, en tout cas pas plus méchants ni bornés que d’autres) étaient prompts et enclins à se transformer en juges et à infliger de lourdes peines (de quatre à seize ans) sans se poser plus de questions.
Seuls deux, parmi les vingt-sept jurés, ont pu, par le jeu des récusations, ne jamais siéger dans le « vrai » jury. Je suis l’un de ces deux, les procureurs ayant soutenu leur réputation d’allergie aux jurés diplômés. Ma compagne de hasard m’a fait part de sa frustration, comme on regrette d’avoir attendu quinze jours pour rien. J’ai soutenu que j’étais, surtout, soulagé. Et c’était vrai.
N’empêche, le lecteur frustré de cette fin en queue de poisson le comprendra, je n’ai pas échappé à la tentation du voyeurisme – comment cela se passe-t-il, dans la salle des délibérations. Et je n’ai toujours pas la réponse à la question qui m’a ôté le sommeil pendant un mois : une fois dans cette fameuse salle, face à mes « collègues » et aux juges quelle attitude aurais-je adoptée ?

Coq's