Un anarchiste japonais et le séisme

mis en ligne le 7 juillet 2011
HS42SanFranciscoLa Heimin-sha 1 saine et sauve à San Francisco

À mon frère Koizumi Sanshin 2, à mon frère Sakai Kosen 3, à Chiyoko 4.
Les télégrammes sur le séisme de San Francisco et l’incendie qui s’ensuivit ont dû vous étonner par rapport aux journaux. Nous sommes tous sains et saufs. Et quelque part rassurés.
Le feu n’a pas cessé depuis trois jours. Au centre, à Market street, qui est au cœur de San Francisco, la plupart des quartiers ont brûlé et sont des champs de ruines. Le feu s’est étendu juste à côté de la Heimin-sha de San Francisco, mais nous avons pu nous sauver. Mon refuge temporaire étant situé dans la ville haute, j’ai pu, d’une pièce située à l’avant au troisième étage avec une longue vue à la main, observer nuit et jour ce paysage à grande échelle 5. Oui, c’est vraiment un grand paysage. Je le pense. Quelque chose qui a rarement été vu dans l’histoire, qu’on pourrait comparer aux torches des hommes de Hu qui ont mis le feu au palais de Xiangyang des Qin 6, ou encore au spectacle des rues de Rome en flammes incendiées par l’empereur Néron. On dit que 30 000 personnes ont quitté leur maison incendiée et dorment en plein air à la périphérie. La nourriture qui reste dans toute la ville est réquisitionnée par le gouvernement, et on ne peut pas en acheter à sa guise. Les habitants endurent la faim avec le secours de tous les fonctionnaires. Si l’on a de plus en plus faim, pour se procurer de la nourriture dans les jours suivants, je quitterai San Francisco avec Katô, et nous irons à Berkeley. Berkeley fait partie de ces villages autour de San Francisco où travaillent Nabeoka, le beau-frère de Kosen, et mon neveu Kôhei.
Les Blancs disent qu’ils ont l’intelligence. Mais nous, les Orientaux, nous ne pouvons pas nous empêcher de trouver comique leur manque d’à-propos et de courage. Eux, quand ils se trouvent face à une catastrophe inattendue, ils perdent leur sang-froid, ils perdent leur tête, ils ne savent pas ce qu’il est bon de faire. Ils poussent des grands cris, ils pleurent, ils ne font que gémir. Dans les cas extrêmes, ils ne sont pas rares ceux qui deviennent fous de désespoir parce qu’ils ont perdu leurs biens dans le feu ou bien simplement par peur.
Maintenant, il n’y a plus d’électricité ni de gaz dans la ville, et en plus il est interdit d’utiliser des lampes à pétrole ou de brûler du fuel pour s’éclairer dans les pièces. La nuit, il faut rester dans l’obscurité. La loi martiale a été proclamée et si quelqu’un est pris en train de faire du feu dans une pièce, il est immédiatement fusillé par les soldats. On ne compte plus les pilleurs, les chapardeurs et les voleurs qui ont été tués. Ah, le feu ! Il ne s’arrête pas par plaisir. Là où il se tourne, il n’y a plus de dieu, plus de richesse, plus d’autorité. Les temples qui ont perdu leur splendeur, les grands bâtiments municipaux qui se dressaient sous nos yeux, les banques en grand nombre, les fortunes en grand nombre, tout cela est passé sous la pluie de feu.
Il n’est pas nécessaire de dire qu’à cause de cela, les pauvres, qui n’y sont pour rien, subissent le froid, la faim et bientôt le chômage, et vivent de grandes souffrances. Mais ce n’est pas de la faute du feu, c’est la faute de l’organisation de la société actuelle.
Je me tourne vers mes camarades, mes parents et mes amis, où qu’ils soient, pour leur dire que nous sommes en sécurité. Dans le cirage. Salutations.

La réalisation du système anarcho-communiste
J’ai vécu une expérience profitable à l’occasion de ce grand séisme de San Francisco. Et pas d’autres. Depuis le 18, toute la ville de San Francisco est totalement dans une situation de système anarcho-communiste (de communisme anarchiste) 7. Tous les magasins sont fermés. Les postes, les chemins de fer, les navires sont arrêtés. Tout est gratuit, la nourriture est distribuée gratuitement par les secouristes. Tous les valides s’activent par devoir, pour le transport de la nourriture, le soin pour les malades et les blessés, le déblaiement des ruines et la construction des abris. Voudrait-on acheter quelque chose qu’il n’y a plus de marchandises et que l’argent est devenu totalement inutile. N’est-ce pas intéressant ? Mais ce paradis idéal ne durera que quelques semaines, et on reviendra au système privé des capitalistes qui précédait. Lamentable.

Publiés dans le numéro 1-13 de la revue Hikari du 20 mai 1906.
Le premier texte est une lettre datée du 21 avril 1906, le second est daté du 24 avril 1906.





1. La Heimin-sha, ou Société plébéienne, a été fondée à Tôkyô le 8 octobre 1903 par Kôtoku Shûsui et Sakai Toshihiko, à leur suite de leur démission du journal Yorozu Chôhô dont ils refusaient le ralliement belliciste à l’orée de la guerre russo-japonaise (1903-1905). Lors de son séjour à San Francisco, Kôtoku fonde une branche américaine avec les émigrés japonais présents en Californie.
2. Koizumi Sakutarô (1872-1937), alias Sanshin, aide Kôtoku à rentrer dans le journalisme, devient son ami et son compagnon de beuverie, écrit dans le Heimin Shimbun (le journal de la Heimin-sha), puis se fait élire député en 1912.
3. Sakai Toshihiko (1871-1933), alias Kosen, ami de Kôtoku, futur cofondateur du Parti communiste japonais en 1922, puis en dissidence avec le Komintern sur des positions socialistes-révolutionaires.
4. Kôtoku Chiyoko est la deuxième femme de Shûsui.
5. Kôtoku utilise alors un vocabulaire moderne pour désigner le « paysage » (keikan) et son « échelle » (en recourant à l’anglais scale). Le mot de keikan prend ici le sens de « spectacle ».
6. Cet épisode de l’histoire médiévale chinoise est narré dans un texte classique de l’histoire japonaise, le Konjaku monogatari.
7. Kôtoku utilise entre parenthèses les termes anglais de anarchist communism.




Kôtoku Shûsui à San Francisco en 1905-1906

Alors qu’une partie du Japon se relève du désastre engendré par le tsunami du 11 mars 2011 et de la série d’accidents qui s’ensuivit dans la centrale nucléaire de Fukushima, un texte écrit (deux lettres, en fait) par un anarchiste japonais un siècle auparavant, à la suite du séisme de San Francisco du 18 avril 1906, nous donne un aperçu de ce qu’un militant révolutionnaire japonais pouvait ressentir d’une catastrophe majeure.
Kôtoku Shûsui (1871-1911), son auteur, est un personnage que tous les Japonais instruits connaissent, peu ou prou 1. Il est au socialisme japonais un peu l’équivalent de ce qu’est Jean Jaurès au socialisme français. Antibelliciste, il connaît lui aussi une fin tragique à cause de ses idées, mais plus dramatique, car Kôtoku est exécuté par l’État japonais dans le cadre d’une répression généralisée prenant prétexte d’un complot contre l’empereur, auquel il n’a lui-même pas pris part, et qui est largement monté de toutes pièces par le pouvoir. Et en plus significatif car Kôtoku était passé de la social-démocratie vaguement marxisante à l’anarchisme.

L’évolution du socialisme à l’anarchisme
Cette évolution s’est effectuée quelque temps avant son départ pour la Californie, à la suite de son emprisonnement à Tôkyô pour infraction à la « loi sur les publications ». En prison de février à juillet 1905, Kôtoku approfondit sa connaissance du socialisme. Il poursuit activement la correspondance entreprise avec Albert Johnson, un vieux militant vivant à San Francisco. On ne sait pas exactement si ce Johnson était anarchiste, toujours est-il qu’il a envoyé à Kôtoku un exemplaire du livre de Kropotkine, Champs, usines et ateliers (première édition anglaise 1898), une photo de Kropotkine et son adresse en Angleterre 2. L’intérêt de Kôtoku est tel qu’il engage une correspondance avec Kropotkine. Dans une lettre à Johnson datée du 10 août 1905, Kôtoku écrit qu’il « est entré [à la prison de Sugamo] comme socialiste et qu’il en est sorti comme radical anarchiste ». C’est bien à ce moment, à près de 33 ans, qu’il s’éveille sérieusement à l’anarchisme, qu’il connaissait jusque-là plus ou moins bien 3.
Libéré, il s’embarque pour la Californie en novembre 1905, laissant derrière lui un mouvement socialiste réprimé pour ses positions antibellicistes et incertain sur la riposte à mener. Comme d’autres militants socialistes japonais de son époque, Kôtoku cherche à savoir concrètement ce qui se passe en-dehors du Japon, et singulièrement dans les autres mouvements socialistes. Comme il l’écrit dans d’autres lettres, il cherche à vivre et à discuter du socialisme dans un pays où on peut le faire plus librement qu’au Japon. Sur le bateau, il lit les Mémoires d’un révolutionnaire de Kropotkine. Dans son journal, il note que, lors du passage où Kropotkine commente la scission entre Bakounine et Marx au sein de l’AIT, il « ressent une profonde émotion ».

Le séjour en Californie
Le voyage de Kôtoku tombe on ne peut mieux pour sa quête, et pour l’avenir du socialisme au Japon. En effet, il coïncide avec la création toute récente aux États-Unis des IWW (1905), dont il fréquente les militants. Kôtoku rencontre d’abord des membres du Socialist Party of America (SPA), dont la tendance réformiste le déçoit. Surtout, il est choqué par l’attitude xénophobe et même raciste d’une grande partie du mouvement socialiste et syndical américain, excepté les IWW, quant à l’immigration japonaise aux États-Unis. Car ce qui l’offusque, ainsi que d’autres compagnons comme Kaneko Kiichi, Nishikawa Kôjirô ou Sakai Toshihiko, c’est que la critique « socialiste » de l’immigration – supposée tirer vers le bas les salaires des travailleurs américains et dégrader leur condition – ne vise pas les populations venues d’Europe, donc « blanches », mais les populations chinoises, japonaises ou coréennes, donc « jaunes ». Elle se place de surcroît dans un contexte où, à la suite du Kaiser Guillaume II, les dirigeants occidentaux glosent sur le « péril jaune ». Pire encore, les congrès de l’Internationale socialiste (Amsterdam en août 1904, Stuttgart en août 1907) refusent de clarifier la question, en laissant passer des discours non seulement colonialistes mais aussi racistes. Pour les militants socialistes japonais, c’est la stupeur, l’incompréhension totale et une impression de trahison vis-à-vis du slogan « travailleurs de tous les pays, unissez-vous ». Il ne faut pas sous-estimer ce sentiment qui dépassera les seuls rangs du socialisme et gagnera une large fraction de la population japonaise, laquelle, dépitée de l’Occident, finira par soutenir l’expansionnisme japonais déployé sous la rhétorique de l’asiatisme et de la libération des peuples d’Asie.

Le séisme niveleur, l’argent inutile
C’est probablement dans cette perspective que Kôtoku oppose dans le premier texte l’attitude des Occidentaux face au séisme à celle de « nous autres Orientaux » (warera Tôyôjin), critiquant les premiers et revalorisant les seconds. Cela n’est pas dans ses habitudes. Entre la première lettre (datée du 21 avril 1906) et la seconde (du 24 avril 1906), on observe d’ailleurs une évolution chez lui. Il cherche d’abord à rassurer les siens, à décrire la situation catastrophique. Il pointe le sentiment de panique, qui le surprend. On ignore si Kôtoku, originaire de Shikoku – qui est l’une des rares régions du Japon à être moins touchée par les séismes tout en étant victime des typhons – a lui-même vécu au Japon une situation de catastrophe, mais sa prise de position est nette. Il souligne enfin la sévérité des mesures prises par les autorités.
La fin de la première lettre annonce la tonalité de la seconde. Il met en avant le caractère destructeur du feu, à la fois comme élément incontrôlable de la nature mais aussi comme facteur relativisant la destinée humaine. Face au feu, plus rien n’existe, mais ce sont les pauvres qui en souffrent le plus à cause de l’injustice du système social existant, et qui subissent en quelque sorte une double peine.
Kôtoku reprend dans la seconde lettre cette idée du séisme et du feu qui nivellent tout, mais cette fois dans un sens qui peut être positif : face à la difficulté, les êtres humains révèlent leur sens de l’entraide, ils peuvent se passer de l’État, devenu impotent, et faire fonctionner eux-mêmes les services publics et l’économie. Certes, Kôtoku explique que les autorités locales ont réquisitionné la nourriture. Mais c’est l’inutilité de l’argent et de la marchandise en tant que telle dans la circonstance qui le séduit – l’argent dont il dénonçait déjà la corruption dans ses premiers écrits de jeune journaliste pour lesquels il était devenu célèbre – parce que cela démontre l’existence d’une autre vie, et la possibilité d’un autre système.

L’anarchisme comme alternative
Kôtoku, qui a également rencontré des anarchistes en Californie et lu la revue Mother Earth, revient au Japon en juin 1906 avec la conviction de propager la tactique syndicaliste sur la base de « l’action directe » (chokusetsu kôdô), c’est-à-dire le refus de l’action parlementaire considérée comme un leurre, et de la « grève générale » (zenesuto, traduction raccourcie de l’anglais general strike). L’adhésion de Kôtoku Shûsui à l’anarchisme s’explique non seulement par un raisonnement théorique et idéologique, mais aussi par une analyse de ce qu’est devenue la social-démocratie, comme il l’a concrètement observée aux États-Unis, et comme il l’explique remarquablement dans ses trois interventions refondatrices au cours de 1906-1907, dont le fameux texte J’ai changé d’opinion 4.
En l’absence de Kôtoku, un nouveau parti socialiste, le Parti socialiste du Japon (Nihon shakai-tô), s’était constitué le 24 février 1906. Son deuxième congrès, qui se tient le 17 février 1907 à Tôkyô en présence de soixante délégués, donne naissance à trois motions en présence. Celle qui défend la ligne social-démocrate (portée par Tazoe Tetsuji) est battue à plates coutures. Celle qui défend un compromis (portée par Sakai Toshihiko) remporte le plus de voix. Et, juste derrière, arrive celle qui prône l’« action directe » (portée par Kôtoku Shûsui). Globalement, la position des anarchistes ressort renforcée. Mais le parti est interdit le 22 février suivant.
Quant au présent, sous réserve d’un inventaire plus complet, d’importants phénomènes de solidarité se sont accomplis au Japon après le 11 mars 2011, outre la réaction collective qui a limité le nombre de morts face au tsunami. Dans certaines communes, de nouveaux réseaux d’entraide et de consommation se créent. Mais le poids de l’État est beaucoup plus lourd, l’inertie bureaucratique freine les initiatives, l’institutionnalisation des syndicats obère les alternatives et, par-dessus tout, la menace nucléaire complique le sursaut.

Philippe Pelletier, groupe Nestor-Makhno de la Fédération anarchiste


1. Lévy Christine (2002) : « Kôtoku Shûsui et l’anarchisme ». Ebisu, p. 61-86. Pelletier Philippe (1985) : Kôtoku Shûsui, socialiste anarchiste. Subversion, 3, groupe Louis Bertho-Lepetit éd., 48 p. Kôtoku Shûsui (2008) : L’Impérialisme, le spectre du XXe siècle, texte (éd. or. 1901) traduit, présenté et annoté par Christine Lévy, Paris, CNRS Éditions, 194 p.
2. Crump John (1983) : The origins of socialist thought in Japan. New York, St-Martin’s Press, 380 p., p. 182.
3. Il n’est donc pas tout à fait exact d’écrire, comme l’ont fait Nadine et Thierry Ribault, qu’« à San Francisco lors du séisme de 1906, c’est dans l’élan de fraternité qu’il [Kôtoku] a conçu sa vision de l’anarchisme » (« Le cœur qui tremble, lettre à un ami de Kyôto », Libération du 23 mars 2011).
4. Traduit intégralement à partir de l’original in Pelletier (1985), op. cit.