La Fédération anarchiste en mai 68 : sous les plis du drapeau noir

mis en ligne le 1 juin 1978
J'ai sous les yeux le numéro spécial du Monde Libertaire et je ne peux m'empêcher de transcrire ici les premières phrases de l'éditorial que j'écrivis alors sous le titre que je donne aujourd'hui à cet article. « Les théoriciens distingués en sont tombés sur leur cul. Ils avaient noirci les pages des revues spécialisées pour nous expliquer le processus d'évolution qui, infailliblement, conduirait le prolétariat des usines à une prise de conscience de son aliénation. Ils avaient disserté sur l'union des travailleurs et des classes moyennes, sur les vertus de l'outil parlementaire, sur les valeurs morales nouvelles qui se dégageaient de la société industrielle. Une poignée de jeunes gens à la tête pleine de rêves généreux, le cœur énorme, sont sortis en tumulte de leur école et toute cette prose savante est apparue en plein jour avec son caractère dérisoire ».
Oui, les organisations classiques du mouvement ouvrier, de l'extrême-gauche à la gauche académique, tombèrent sur le cul ! Nous aussi d'ailleurs ! La Fédération anarchiste se débattait alors dans des difficultés devenues classiques et qui consistaient une fois de plus à faire face à des éléments désirant, à travers le marxisme, politiser notre mouvement. Des militants, qui formaient un groupe à la faculté de Nanterre, étaient sortis de l'organisation et constituaient, avec d'autres, eux-mêmes en dissidence avec leurs organisations, le groupe du 22 mars. Deux revues, Socialisme ou Barbarie et ensuite L'internationale situationniste les marquèrent profondément. Cette « dissidence » dont certains voulurent voir une scission qui ne toucha à peine qu'une dizaine de militants, était née du refus par la Fédération anarchiste d'accepter un programme axé sur la « planification » qui rompait avec le fédéralisme et qui rejoignait le matérialisme historique dont d'ailleurs tous les « anarchistes » du groupe du 22 mars faisaient leurs choux gras, et qui se réclamait ostensiblement des œuvres de jeunesse de Marx. Et lorsqu'on voit ce que certains sont devenus ou bien encore ce qu'ils écrivent aujourd'hui, lorsqu'ils sont restés dans la mouvance du mouvement anarchiste, on a le droit de sourire !
II est vrai, et je l'ai écrit dans mon livre sur La révolte de la jeunesse, que nous aurions dû être plus attentif à ce mouvement de la Jeunesse qui, depuis les lendemains de la libération, frondait les organisations classiques, y compris les organisations d'extrême-gauche. Cet état d'esprit avait déjà été perceptible à travers les Auberges de la Jeunesse, à travers les organisations de jeunes en lutte contre la guerre d'Algérie, à travers le mouvement « Citoyens du monde » animé par Garry Davis, à travers la révolte des étudiants communistes contre leur parti, que nous avions été soutenir au quartier latin comme nous avions soutenu toutes les autres révoltes de la jeunesse. Cependant, comme les autres nous prendrons le train en marche ! Je crois que nous fûmes confrontés à un triple problème que nous ne sûmes pas résoudre. La Fédération anarchiste vivait sur l'acquis théorique qui remontait au siècle dernier, et tous les efforts de renouvellement se heurtaient à un conservatisme traditionnel aux organisations qui ont une longue histoire. De jeunes intellectuels s'étaient rendus compte de cette stagnation et rêvaient d'introduire chez nous les principes d'une économie marxiste supposée incontestable qui avait conquis l'Université. Alors qu'il aurait fallu tirer de nous mêmes, c'est-à-dire de nos principes, les éléments d'une évolution théorique nécessaire, ils rêvèrent de marier ensemble la morale et l'art de vivre des anarchistes avec le matérialisme dialectique, ce qui conduisait forcément à l'impasse, celle-ci dépendant naturellement de celui-là. Ceux, dont j'étais avec Fayolle et certains autres camarades, la plupart appartenant au groupe Louise Michel, qui essayèrent d'introduire ce renouvellement dans nos milieux, se heurtèrent alors au danger de politisation de la Fédération anarchiste et se résignèrent.
Mais il est vrai que si nous primes le train en marche, nous fûmes présents tout au long de ce mois de mai de la contestation. C'est après le gala du groupe Louise Michel, à la Mutualité, où pour la première fois Léo Ferré chantait sa chanson Les anarchistes, que les militants montaient vers la rue Gay-Lussac où ils se battirent toute la nuit aux côtés des étudiants. Nous vîmes la Fédération anarchiste avec ses drapeaux noirs à la tête de l'immense cortège qui traversa Paris de la République à Denfert-Rochereau. Pendant l'occupation de la Sorbonne, ses militants s'installèrent dans une partie des bâtiments donnant sur la rue Saint-Jacques. Ils étaient présents la nuit où les CRS essayèrent d'asphyxier les occupants et ceux qui étaient là se souviennent de Suzy Chevet et des militantes balançant les seaux d'eau dans la cour pour faire tomber les gaz. Ils furent sur les barricades, ils étaient à la Bourse lorsque celle-ci fut incendiée, ils étaient à Charléty... Pour ma part, je participais à de nombreux meetings anarchistes, à Assas avec Morvan Lebesque et Maurice Laisant, à La Sorbonne, à Censier, etc…
Nous avons couru, nous avons parlé, puis nous avons réfléchi sur cette « fête » qui nous emmenait nous ne savions où, conduits par nous ne savions qui ! Et c'est de cette expérience que la Fédération anarchiste décidera de ne pas participer à des mouvements de foule que dans la mesure où elle sera informée des buts et du caractère des organisateurs. Puis la « fête » se termina. Qu'en reste-t-il aujourd'hui ?
Les hommes d'abord ? Les hommes sont les hommes, la plupart ont été récupérés soit par des partis soit par des professions nobles et mai 68 n'est plus pour eux qu'un souvenir qu'on raconte entre la poire et le fromage. Où sont-ils tous ces jeunes gens qui jugeaient la Fédération anarchiste trop organisée, trop centralisée ? Après avoir jeté leur colère à la tête de papa, du prof et de la société, ils ont enjambé la Fédération anarchiste et sont allés se reconvertir dans des partis ou dans des organisations d'État sur lesquels ils vomissaient. Oui, les hommes sont les hommes mais nous, nous sommes toujours là, dans le combat libertaire ! Pour les idées, c'est autre chose. Mai 68 a porté un coup fatal à l'idéologie des partis de gauche et à leur théorie marxiste. En contestant le marxisme officiel des partis politiques et en se repliant sur le Marx des œuvres de jeunesse, mai 68 a mis en route un processus irréversible. Les hommes se sont mis à réfléchir, et aujourd'hui Staline, Lenine, Mao, Castro et bien d'autres ont évacué le Panthéon révolutionnaire où ils se croyaient installés pour l'éternité alors que Marx est réduit à des dimensions qui sont celles de tous les économistes du siècle dernier sans plus. Enfin, mai 68 a bouleversé les rapports que les hommes entretenaient entre eux et de toutes les formules merveilleuses que les jeunes inventèrent alors, il en est une qui a dépassé le temps des barricades et qui s'avère chaque jour plus vraie, c'est celle qui proclamait : « Ce n'est qu'un début, continuons le combat ».