Rwanda, 17 avril 1994 : les huit cent mille morts de Mitterrand et Balladur

mis en ligne le 31 mars 2011
Alain Juppé revient au gouvernement. C’est l’occasion de rappeler ce qui s’est passé un certain 7 avril, alors qu’il était ministre des Affaires étrangères…

Les faits
Un génocide favorisé par la France a eu lieu récemment. D’avril à juillet 1994. Au Rwanda, petit pays de l’est de l’Afrique. Plus de huit cent mille personnes, y compris bébés, femmes enceintes et vieillards, ont été tuées ou violées pour la seule raison qu’elles étaient tutsi.

Leurs racines
Les Tutsi sont une composante minoritaire de la population rwandaise. À l’origine on aurait pu l’appeler une classe sociale, une élite dirigeante, par opposition à la classe populaire des Hutu, majoritaires. En gros, les Tutsi sont éleveurs, les Hutu agriculteurs. Une personne pouvait néanmoins passer d’une classe à l’autre, par exemple par alliance, ou bien si le nombre de vaches qu’elle possédait augmentait ou diminuait. Il n’y avait pas de différence de la langue, culture, de religion, d’apparence physique.
Le pouvoir colonial belge et les missionnaires catholiques, cherchant à diviser pour régner, s’étaient appuyés sur les Tutsi (car les reines et les rois provenaient de familles tutsi). Les missionnaires ont composé des textes racistes à la gloire des « fins aristocrates » tutsi, si différents des « rustres » hutu. Cette séparation artificielle a été imposée sur les cartes d’identité : cela a obligé à considérer chaque personne comme étant d’un côté ou de l’autre, sans neutralité possible.
Quand les Tutsi ont demandé l’indépendance et la laïcité des écoles, les Belges et les missionnaires catholiques les ont lâchés pour se retourner vers les Hutu. Ils poussèrent des Hutu à renverser le roi et à créer une dictature. Qu’ils justifièrent en affirmant que, parce qu’ils étaient majoritaires, les Hutu avaient tous les droits. Des pogroms destinés à chasser les Tutsi ont été déclenchés dès 1959, puis à plusieurs reprises. Par conséquent, toute une génération de réfugiés tutsi s’est peu à peu constituée dans un pays anglophone voisin, l’Ouganda.

Quatre dernières années avant le génocide
1990 voit le déclenchement d’une guerre civile entre le pouvoir dictatorial hutu et une organisation armée appelée Front patriotique. Basée en Ouganda, elle regroupait des démocrates opposés aux pogroms et des réfugiés étiquetés tutsi souhaitant revenir.
Le régime du dictateur Habyarimana s’est alors durci. Un groupe d’extrémistes hutu, autour d’Agathe Habyarimana, l’épouse du dictateur, et de son clan, l’Akazu, a commencé à dire que les pogroms ne suffisaient plus. Toute personne désignée comme « Tutsi » par ses papiers d’identité a été assimilée à un combattant infiltré. Donc à un ennemi intérieur à abattre. Un civil, une femme, un enfant, un bébé ? Des « cafards » (sic) à exterminer.
Les extrémistes hutu ont méticuleusement préparé le génocide. Ils ont lancé des campagnes dans les journaux et ont créé dans ce but la Radio des Mille Collines. Les prêtres catholiques ont préparé le terrain dans leurs sermons, les politiciens dans leurs discours. La minuscule armée rwandaise a multiplié ses effectifs par dix et s’est équipée. Des milices ont été recrutées et entraînées exclusivement à la violence contre les civils.
Ils ont cherché à impliquer toute la population. Pour cela, ils ont acheté plus de 500 000 machettes chinoises : ce nombre correspond à un tiers de tous les hommes désignés comme Hutu. C’était moins cher et plus discret que de remettre à la population des armes à feu, qu’elle aurait peut-être retournées un jour contre ses chefs. Cela permettait en outre de paraître organiser une autodéfense populaire contre les Tutsi. En effet, les génocidaires ont répandu le mythe d’un massacre des Hutu qui aurait été préparé par… les Tutsi exilés !
Les extrémistes hutu ont quadrillé le pays et préparé des listes de personnes à abattre en priorité : les Tutsi qui occupaient des postes de responsabilité, puis tous les partisans d’un régime démocratique et sans séparation Hutu/Tutsi. Leur technique génocidaire a été testée plusieurs fois à petite échelle en exterminant tous les Tutsi de telle ou telle zone. L’absence de réactions internationales a pu ainsi être vérifiée. À l’été 1993, le génocide est prêt à être déclenché.

Le déroulement
Le soir du 6 avril 1994, le dictateur hutu rwandais Habyarimana revient d’une réunion avec des pays voisins où l’on discute de la mise en application d’accords de paix, de gouvernement d’union nationale, de fusion de l’armée avec celle du Front patriotique : ces accords auraient mis fin aux privilèges des extrémistes hutu et de l’armée. Son avion est abattu par deux missiles ou roquettes sol-air, pendant l’atterrissage à l’aéroport de Kigali, capitale du Rwanda.
Dans les heures qui suivent, les extrémistes déclenchent en même temps un coup d’État et le génocide. Ils lancent l’appel au meurtre à la radio et établissent des barrages sur les routes dans tout le pays. Ils éliminent immédiatement les dirigeants hutu favorables aux accords de paix et les responsables tutsi qui étaient sur leur liste. Pendant trois mois, par tous les moyens, ils tuent les Tutsi, ainsi que les Hutu qui ne soutiennent pas le génocide.
Huit cent mille morts, au moins ; peut-être un million.
Femmes, hommes.
Femmes enceintes.
Vieillards, enfants, bébés.
Dans le but de faire croire à une réaction populaire spontanée et/ou à une guerre interethnique, les génocidaires ont souvent « nettoyé manuellement ». On établit des barrages sur les routes, on attaque des petits groupes, on cherche de maison en maison, et on tue à la machette. Ce sont ces scènes-là, insoutenables, qui ont été vues et décrites par les journalistes.
Dans le but de tuer vite et en masse, les Tutsi ont aussi été regroupés, sous prétexte de les protéger, dans des stades. Ou souvent… dans des églises ! Là, on les affame, afin de les affaiblir et donc de diminuer leurs possibilités de résistance. Alors l’armée ou les milices attaquent et tuent : à la grenade, par balle, voire en incendiant le bâtiment. Après quoi, on cherche les survivants, achevés à la machette. La plus grande partie des huit cent mille morts a été assassinée de cette façon, moins médiatisée mais plus efficace, en seulement trois semaines.
Il est très difficile de résister. Certains Tutsi le font, à coups de pierres, car ils n’ont pas d’autres armes. Des milliers de Tutsi se regroupent à Bisesero pour se défendre. Des Hutu cachent des Tutsi ou refusent de participer aux tueries ; des prêtres s’opposent à leurs supérieurs racistes. De nombreux hommes vont rejoindre le Front patriotique. Celui-ci reprend l’offensive : en trois mois il réussit à renverser les putschistes et arrêter le génocide.

Les suites
Les extrémistes hutu, battus par le Front patriotique, fuient alors au pays voisin, le Zaïre de Mobutu, cependant que de nombreux responsables se réfugient en Occident. Un tribunal international s’est mis en place, avec peu de moyens et de volonté d’aboutir.
Les rares survivants tutsi, qui ont en général perdu presque toute leur famille et tout ce qu’ils possédaient, doivent recommencer à vivre au milieu des tueurs.

Le rôle des Français
L’État français cherchait dès les années soixante à se substituer aux Belges dans la région. À partir de 1975, il a soutenu le dictateur rwandais, comme il a soutenu tant d’autres dictateurs africains francophones qui lui sont fidèles, quel que soit le prix de cette politique.
Au début de la guerre civile en 1990, l’armée française aide à bloquer l’avancée du Front patriotique. Il faut, face aux anglophones, maintenir l’influence française, en particulier près des régions minières du Zaïre. À partir de cette date, l’Élysée, le gouvernement, l’armée et les services de renseignements français, tous parfaitement informés, renforcent leur soutien.
L’État français accompagne progressivement toutes les étapes ; durcissement du régime, montée en puissance de l’armée, isolement des Tutsi. Ainsi, le président Mitterrand, le ministère de la Coopération, les dirigeants de l’armée, et les troupes françaises sur place, acceptent d’assimiler tous les civils tutsi à des complices potentiels du Front patriotique rebelle et anglophone.
Quand le dictateur négocie des accords de paix avec le Front Patriotique, François Mitterrand et le gouvernement d’Édouard Balladur préfèrent soutenir des Hutu plus durs.
La diplomatie française soutient les extrémistes Hutu au niveau international :
- Avant le génocide, pendant les discussions d’accord de paix.
- Dès le début du génocide, car le gouvernement putschiste génocidaire a été constitué dans les locaux mêmes de l’ambassade française.
- Pendant le génocide, pour en retarder la reconnaissance par l’Onu.
- Après le génocide, lors des procès.
L’armée française a formé et équipé l’armée et la gendarmerie rwandaises. Pendant les premiers massacres, elle fournit des armes et des renseignements, elle participe aux contrôles d’identité et aux tris de personnes. On a de solides témoignages sur des Tutsi tués à quelques mètres de soldats français, qui n’interviennent pas. Seuls de rares soldats français, une fois sur le terrain, ont compris le rôle qu’on leur faisait jouer et ont désobéi aux ordres. Pendant le génocide, l’armée française a continué à livrer des armes au Rwanda, pourtant sous embargo.
La justice française a bâclé son enquête sur l’attentat initial contre l’avion présidentiel, abattu par deux missiles ou roquettes sol-air. Le juge Bruguière n’a même pas fait expertiser les débris de l’avion, pourtant ramassés par un militaire français, première personne arrivée sur les lieux de l’attentat. Il a uniquement cherché à accuser le Front patriotique d’en être l’auteur, sans examiner d’autres pistes plus vraisemblables, comme celle de militaires rwandais opposés aux accords de paix.
L’État et l’armée de la France ont évacué, accueilli et protégé des génocidaires dirigeants, dont l’épouse et les proches du dictateur, ainsi que des prêtres, soutenus par l’Église française. Ils ont réarmé les milices et l’armée génocidaires après leur défaite, et les ont aidées à se reconstituer au Zaïre voisin.

Le négationnisme
L’ONU a reconnu le génocide des Tutsi, qu’elle ne confond donc en aucune manière avec une guerre interethnique. Or les extrémistes hutu et leurs soutiens français ont construit une campagne médiatique pour nier l’importance du génocide, de deux façons différentes :
- en minimisant le génocide, présenté comme une réaction de défense spontanée normale de la part de Hutu se sentant menacés, dans l’un de ces combats interethniques qui seraient si normaux en Afrique ;
- en accusant le Front patriotique de vouloir mener lui aussi un génocide en exterminant les Hutu. Ces accusations ont repris après la fin de la guerre, lorsque le Front Patriotique a combattu les génocidaires rassemblés au Zaïre.

Comparaison avec la Shoah
Les génocidaires se sont inspirés des nazis ; pour leurs théories racistes, pour leurs méthodes de propagande, pour leurs techniques de tuerie. Ils ont cherché, et obtenu, la plus grande efficacité dans les massacres ; en un peu moins de trois mois ils ont autant tué qu’Auschwitz tournant à plein régime pendant deux ans. Eux aussi ont continué à mobiliser leur énergie en priorité pour le génocide plutôt que pour la guerre, même lorsque la défaite approchait.
Les nazis ont agi avec discrétion, afin d’éviter les révoltes de leurs victimes et les réactions internationales. Au contraire, les extrémistes hutu ont opéré au grand jour. Ils ont utilisé massivement les outils agricoles, dont les machettes. Cela évoque le travail ou la réaction populaire spontanée, plutôt qu’un État moderne organisant une action de masse ; pourtant, il y a bien eu des achats massifs d’armes et des distributions soigneusement planifiées.

Pourquoi parle-t-on si peu, en France, de notre rôle dans ce génocide ?
Le négationnisme est très fort en France. De nombreux journalistes y sont proches des pouvoirs, ou ont accepté les informations fournies par l’armée et les services secrets. Le Parti socialiste et le RPR-UMP, qui gouvernent la France en alternance depuis 1981, sont liés aux responsables politiques qui cohabitaient en 1994.
Le négationnisme a pour but de cacher que sans le soutien actif de la France, le génocide n’aurait probablement jamais eu lieu. Quand, en 1993, l’association Survie lance un cri d’alerte au journal de 20 heures de la télévision française, indiquant qu’on peut encore arrêter le génocide en préparation, elle ne rencontre qu’un assourdissant silence.
Le 7 avril 1994, précisément le jour même du déclenchement du génocide, deux autres événements ont eu lieu. Des événements… uniques.
D’une part, Grossouvre est retrouvé mort dans son bureau de l’Élysée : ce conseiller particulier de Mitterrand, financeur de ses campagnes électorales, était celui qui avait présenté Habyarimana au fils de Mitterrand.
D’autre part, toutes les chaînes de télévision et radio, publiques et privées, diffusent une soirée sur le sida, préparée avec Pierre Bergé et patronnée par Mitterrand, qui éclipse les deux informations précédentes.
D’avril à juillet 1994, les médias présentent abondamment les atrocités qui se passent au Rwanda. La plupart noient le public sous les détails et se contentent des termes de « guerre interethnique ».
Très peu utilisent le mot « génocide ».
Très peu expliquent qu’il a été planifié.
Très peu relatent le rôle de la France.
Les Français ont du mal à considérer leurs gouvernants de 1994 comme capables de soutenir un génocide : Mitterrand et Védrine, Balladur, Juppé et Sarkozy ne semblent pas avoir la même étoffe que les grands criminels de l’histoire. Or Mitterrand a toujours refusé que la France présente des excuses pour les crimes de Vichy ; il a soutenu Bousquet pendant des décennies ; il a été l’artisan de l’escalade de la répression en Algérie. Surtout, à propos du Rwanda, Le Figaro (12 janvier 1998) cite Mitterrand : « Dans ces pays-là, un génocide c’est pas très important. »
Aussi incroyable que ce soit, le public français lui donne raison. Même dans les milieux militants : qui se sent concerné par le rôle de la France dans ces « combats de nègres », qui ont des noms si compliqués, dans ce pays si lointain ? Pourtant, les faits sont là. Ils sont si forts qu’on n’ose pas les croire. Il est plus confortable de les refouler que de les regarder en face.

Pourquoi se battre ?
Au Rwanda, le pays ne peut se reconstruire que si les responsables rwandais et français du génocide sont reconnus et sanctionnés. Les victimes ont besoin de soutien matériel et moral.
En France, aujourd’hui en 2011, les complices survivants, politiques, militaires, médiatiques coulent des jours tranquilles, ont bénéficié de promotions, voire exercent encore le pouvoir. La vigilance s’impose d’autant plus qu’un grand nombre de concepts et de techniques utilisés dans ce génocide viennent de l’atroce doctrine française de contre-insurrection, liée à la guerre d’Algérie, qui a ensuite été enseignée aux dictatures sud-américaines.
Elle ne demande qu’à servir à nouveau.

Aya Cissoko
Nestor Potkine