L'Algérie, dix-huit ans après… Le gâchis !

mis en ligne le 7 février 1980
Pendant toute la période de l'insurrection armée comme pendant les premières années qui suivirent l'accession à l'indépendance, nombreux furent ceux qui clamèrent haut et clair leur espoir en la jeune révolution algérienne (cf. le livre de Daniel Guérin : Quand l'Algérie s'insurgeait édition La Pensée Sauvage). L'auréole du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes et la mystification d'une réalité autogestionnaire spontanée entérinée par les décrets des 22 et 28 mars 1962, nourrirent même un temps leurs illusions (sur le problème de l'autogestion en Algérie, en Yougoslavie, lire l'excellent livre : Autogestion, État, Révolution, édition Cercle de la Tête de Feuille).
Aujourd'hui, dix-huit ans après l'indépendance, un an après la mort tant redoutée du grand timonier Houari Boumédienne, l'heure du bilan commence à sonner pour ce pays « socialiste » qui s'affiche ostensiblement comme leader des « non alignés ». Le vent de l'histoire dissipe sans pitié le halo des grands discours. Sous son burnous, le roi s'avère pitoyablement nu !

L'extraordinaire maturité du peuple algérien
En général, le Français qui pose pour la première fois les pieds sur la terre algérienne est tendu. Il redoute de voir fondre sur lui la haine d'un peuple saigné à blanc par la guerre (plus d'un million de morts sur une population de onze millions d'habitants). Il appréhende d'avoir à subir la rancœur de ceux qui ont eu droit à l'accueil « chaleureux » que la France et ses flics réservent d'ordinaire aux basanés de toutes sortes.
C'est un sentiment qui dure peu. Très vite, en effet, l'anxiété s'estompe au contact d'un peuple qui fait preuve d'une maturité peu courante, en refusant de participer à la dialectique infernale du racisme. Je ne sais comment et pourquoi il en est ainsi, mais cela est. Lors des contacts divers que l'on a avec la population ou les services publics (flicaille comprise), il est incontestablement rarissime de rencontrer de la haine, ou même d'avoir à subir des réflexions anti-françaises. C'est un fait suffisamment rare pour qu'il mérite d'être souligné, et pour ma part, la cordialité de l'accueil des Algériens m'a souvent donné honte d'être Français.

Sous la plage, les pavés
Si l'on en croit les Russes - peu nombreux au demeurant - qui promènent ici et là leurs toques de fourrure sous un soleil de plomb, l'Algérie socialiste est le pays de l'abondance. Une sorte de paradis du consommateur. Un témoignage à contrario de la misère qui sévit de l'autre côté du rideau de fer, car en Algérie la pénurie sévit à tous les échelons du circuit économique. D'Alger à Taman-Rasset, deux expressions reviennent sans arrêt dans la conversation : « Ça manque » et « Faire la chaîne ». Quelques jours en Algérie suffisent pour comprendre la fréquence de tels propos. Hormis les produits alimentaires de base, tout, en effet, est rare et... cher. La vie quotidienne est un combat permanent pour la survie et elle s'égraine au rythme des rumeurs qui annoncent l'arrivée de tel ou tel produit à l'autre bout de la ville. Gare alors à celui qui ne s'y précipite pas, car œufs, fromages, couches pour bébé, ampoules électriques, bougies pour automobiles, machines à laver, réfrigérateurs... risquent d'être absents des étalages pendant des mois ou plus.
Pour survivre dans de telles conditions, la « combine » et les « relations » s'avèrent indispensables au point d'être élevées au rang de véritables institutions. Le processus est simple à comprendre. Pour être informé de l'arrivée de tel ou tel produit, il est nécessaire d'être informé par l'une ou l'autre de ses relations. Pour pouvoir acquérir ce produit avant qu'il ne soit épuisé, il faut encore avoir recours à ces mêmes relations pour qu'elles fassent jouer le piston. Pour pouvoir enfin disposer de l’argent nécessaire à l'achat de ce produit, la combine tous azimuts constitue une source de revenus dont il est impossible de se passer. Bref, pour briller à ce petit jeu, il est fondamental de pouvoir disposer de temps et d'une parcelle de pouvoir monnayable. Le prototype parfait du combinard se révèle donc très vite être le fonctionnaire, qu'il s'agisse du gratte-papier de troisième zone ou du haut-fonctionnaire encravaté de morgue. Au royaume de la bureaucratie, qui d'autres que les bureaucrates pourraient connaître les mille et une astuces permettant de tirer « parti » du système ?
C'est ainsi qu'à l'hôpital, on peut voir l'infirmier rouler dans une voiture de 20 ou 30 millions, alors qu'il ne gagne que mille francs par mois. La vente des rendez-vous avec le chirurgien, des certificats médicaux et autres congés-maladie, constitue l'appoint. On imagine aisément ce que ce genre de pratique donne dans les hautes sphères du pouvoir ; on comprend mieux le contraste saisissant qui existe entre le dénuement de la majorité et l'opulence insolente d'une minorité dont Bouteflica est l'exemple-type !
Bien sûr, certains pensent qu'il est abusif de tirer de cet état de fait des conclusions générales. Après tout, nous disent-ils, il s'agit là du pain quotidien de tous les pays sous-développés qui ont accédé depuis peu à l'indépendance et qui sont tragiquement démunis de tout.
Le socialisme étatique porte la faillite en lui comme la nuée porte l'orale
Cela est indéniable. Aux premiers jours de l'indépendance, l'Algérie connut des moments difficiles. Le pays était ravagé par la guerre. La machine économique se trouvait complètement grippée faute de techniciens pour la faire tourner et faute d'argent et de production pour l'alimenter. La misère s'était implacablement engouffrée dans le vide que le colonisateur français avait laissé derrière lui, en pliant bagages, et c'est un peuple en haillons qui fêtait sa liberté retrouvée. Aussi, si on prend en considération le fait qu'aujourd'hui les gens mangent à peu près à leur faim, que la santé est gratuite et qu'un effort certain est fait pour scolariser les enfants, on peut être tenté de dire que finalement le bilan du socialisme à l'algérienne est du genre « globalement positif ». Ce serait cependant oublier deux choses.
Tout d'abord, le sursaut qui a permis à l'Algérie des années 60 de redresser la barre d'un navire qui partait à la dérive, a pris naissance dans la population d'une manière tout ce qu'il y a de plus spontané, et en tout état de cause, en dehors de toute planification bureaucratique, pour la bonne raison qu'à ce moment-là l'ÉTAT n'existait tout simplement pas. C'est donc un mensonge éhonté que d'attribuer à l'État socialiste le mérite de la remise en route du pays. Comme toujours, il est arrivé après ta bataille, se contentant de prendre le train en marche et d'essayer de récupérer l'enthousiasme des débuts, qui, à travers les expériences autogestionnaires, témoignait de la volonté du peuple à prendre son destin en main. Comme toujours, il n'a réussi qu'à paralyser la vie économique et sociale du pays, en voulant tout régenter et planifier selon les méthodes éprouvées de la technobureaucratie. Dans la Charte nationale de 1976, le mot « autogestion » ne figure qu'une seule fois, démontrant s'il en était besoin que le temps où on louait les expériences qui s'y rapportent, est à jamais révolu.
Ensuite, si l'Algérie connaît aujourd'hui la pénurie et le dénuement, cela est loin d'être dû à sa pauvreté. Les revenus constitués par la vente du pétrole et du gaz indiquent clairement que le problème prend sa source ailleurs. Il faut le dire et le répéter, la situation présente est essentiellement la conséquence du gaspillage éhonté des ressources nationales et ce gaspillage s'inscrit en droite ligne dans la logique d'un système donné : celui du socialisme étatique. De plus, en paralysant ou en détruisant les forces vives de la nation, la bureaucratie inhérente à ce système voue le pays à la faillite. Aurait-elle de l'or entre les mains qu'il se changerait presque immédiatement en plomb !
Les exemples permettant d'étayer cette affirmation, pullulent. En Algérie, la vie politique et sociale a été réduite à néant, contrainte qu'elle est de passer par le canal d'un parti unique envahi, ici comme ailleurs, de carriéristes, d'élections-bidon où il n'y a qu'un seul candidat, et d'un syndicat unique carrément à la botte du pouvoir ; idem pour la liberté de la presse, de réunion… Et quant à l'économie, le tableau n'est guère plus brillant : le fiasco actuel où la « combine et les relations » règnent en maître, se conjugue aux accents endiablés de l'étatisation forcenée, de la planification bureaucratique et de l'industrialisation délirante. Au bout du compte, le résultat se passe de commentaires. L'agriculture s'est effondrée, le chômage sévit dans les villes engorgées par l'exode rural, l'industrie a un taux de productivité insignifiant et ce qu'elle produit est d'une non-fiabilité connue et reconnue, l'incohérence de la politique suivie en matière d'importations défie l'entendement... Seules, l'armée et la bureaucratie se portent bien.

L'Algérie demain
Si la situation présente de l'Algérie n'incite pas à l'optimisme dans la mesure où l'on assiste à un gâchis pas possible des ressources économiques et humaines du pays, celle qui s'annonce ne permet en rien d'espérer voir un jour prochain le bout du tunnel, au contraire.
Politiquement, la situation est complètement bloquée. Chadli qui passe d'ordinaire pour un modéré, a été hissé au pouvoir par l'armée, mais le parti reste aux mains de Yayahoui qui se faite le porte-voix de la minorité activiste des religieux et des arabisants. Comme les pro-occidentaux dont la figure de proue est Bouteflica, intriguent eux aussi à tour de bras, la conduite des affaires du pays ressemble de plus en plus à une foire d'empoigne ou… à un panier de crabes.
Dans ce contexte, les problèmes de fond qui se posent aujourd'hui à l'Algérie, vont rapidement se transformer en catastrophes. C'est notamment le cas pour l'explosion démographique (plus de la moitié de la population a moins de 15 ans) qui est en train de tout balayer sur son passage. Déjà actuellement, se loger est devenu chose impossible dans les villes, et le chômage commence à dépasser le seuil du tolérable. C'est également le cas pour le problème que pose l'existence des minorités nationales et que la poussée grandissante des intégristes religieux et des arabisants qui ont le vent en poupe depuis que l'ineffable ayatollah arrête-là-tes-conneries sévit en Iran, risque de porter à son paroxysme. Leur volonté d'imposer, du jour au lendemain, l'arabe classique, qui est à peu près autant parlé et écrit en Algérie que le grec ancien chez nous, étant ressentie comme l'introduction d'une langue étrangère. Au bout du compte, avec un parti unique littéralement déchiré par des luttes sourdes de tendances et un État bureaucratique et tentaculaire qui n'a pas fini - loin s'en faut - de cancériser l'ensemble de la vie du pays, l'avenir ne s'annonce pas rose. Et si on se prend à penser qu'un jour viendra où le pétrole sera sérieusement concurrencé par d'autres sources d'énergie, on peut même dire qu'il s'annonce carrément noir.
Dans ces conditions, l'État socialiste algérien doit, pour survivre, se préparer sérieusement à faire face à la montée du mécontentement populaire. C'est là tout le sens de la récente campagne d'assainissement qui a vu de hordes de flics traquer les dangereux asociaux qui se permettaient de traverser en dehors des clous et de suspendre du linge aux fenêtres. Après la carotte autogestionnaire des débuts, le socialisme étatique algérien n'a plus que des coups de bâton à offrir à son peuple. Reste à savoir combien de temps cela pourra encore durer.