La fin d'une imposture

mis en ligne le 18 janvier 1996
L’annonce de la mort de François Mitterrand était à peine diffusée que déjà, obéissant à ses règles de toujours, la mafia politique, des seconds couteaux aux grands caïds, sortait le grand jeu. Dieu et la patrie à la bouche, toute la canaille titrée, mandatée, Légion d’honneur, couronne mortuaire ou crucifix en avant, aura défilé pour ce grand bal des faux culs inconsolables que la République offre de temps à autre à ses citoyens électeurs, quand disparaît l’un de ses hommes providentiels.
Pour orchestrer ce grand deuil façon show-biz, des médias plus rampants que jamais auront rivalisé de servilité, et il n’est pas sûr que l’autre disparu du jour, Info Matin, exécuté en même temps que ses journalistes par André Rousselet, grand ami du défunt, eût apporté une note discordante dans ce bien indigne concert de louanges qui, le temps d’une trêve hypocrite entre chefs de bande, aura occupé la France élue pour un public voyeur et anesthésié. Mais que tous ceux qu’amuse cette galerie de polichinelles faisandés se rassurent : la vie, comme on dit, reprend vite ses droits, et la vie politique ses travers. À l’heure où vous lirez ces lignes, ce touchant élan commun pour un tripatouillage médiatique de cadavre exquis aura cessé, et coups bas et combines en tout genre auront retrouvé leur vraie place, la première.
De cet indécent torrent de larmes de crocodiles de tous bords, il faudra retenir qu’il s’agit là, avant tout, d’une ode exaltée à l’État-nation, magnifié à travers la personne du président disparu, par des hommes politiques souvent opposés mais unis sur l’essentiel, la défense de leur juteux gagne-pain, et bien décidés à profiter de l’aubaine pour pérenniser et sacraliser l’idée même de pouvoir auprès d’une foule dont le peu de raison s’estompe alors tout à fait devant le spectacle offert par ces manipulateurs d’émotions basses.
De cet homme qui vient de mourir, il a déjà été dit bien des choses, et l’avenir proche en annonce déjà des tonnes d’autres, forcément pertinentes, on s’en doute. L’Histoire, nous dit-on, jugera. Quand on sait tous les outrages que lui ont fait subir la cohorte de maquereaux qui l’ont prise sous leur bienveillante protection, on nous permettra d’offrir ici une petite contribution totalement désintéressée à ceux qui, demain, voudront bien ne pas se satisfaire des « avis autorisés » de ces spécialistes.
Se fondant sur la constatation d’une dérive monarchiste de leur exercice du pouvoir, on a souvent comparé Mitterrand et de Gaulle, cette autre escroquerie monumentale… Il est vrai que leurs carrières restent des chefs-d’œuvre de félonie et d’arrivisme forcené, et d’ailleurs, aujourd’hui comme il y a un quart de siècle, chacun s’est plu, sans taire son admiration, à glorifier chez le mort célèbre l’art du mensonge, de la manipulation et du reniement, autant de « qualités » qui, « avec la folie des grandeurs », écrivions-nous ici même il y a quelques semaines, « distinguent ces aventuriers douteux destinés à devenir, au fil du temps, légendes dorées pour âmes simples ».
D’une jeunesse pétainiste à un socialisme de pacotille, en passant par une IVe République qui lui permit d’assouplir son échine, un mauvais rôle dans un piètre western tourné du côté de l’Observatoire, tout ou presque a été dit de cet itinéraire « exemplaire » qui puise son inspiration chez Machiavel et Ignace de Loyola. Comme le bibelot de valeur sur la cheminée du salon, un héros de la nation donne du cachet à la République. Deux, cela commence à faire désordre. Aussi, Mitterrand n’aura de cesse de combattre son grand rival de Colombey, portant la querelle sur le terrain des institutions et du pouvoir personnel, dans lesquels il se coulera avec délice quand l’heure viendra de prendre la place du « dictateur ». Et c’est avec ce cynisme charmant qui fait les présidents lettrés que Mitterrand pourra affirmer, en 1990 : « Je me souviens d’avoir dit que les institutions actuelles, contre lesquelles j’ai voté, étaient dangereuses avant moi et qu’elles pourraient le redevenir après moi. » Un ange passe, la rose au poing…
L’homme, on le sait, finira par jeter son dévolu sur le Parti socialiste, tremplin de ses ambitions suprêmes, et comme un coup d’État réussi contribue dans ce pays à forger l’image virile des sauveurs de la patrie, Mitterrand, faute de mieux, fera le sien du côté d’Epinay, en 1971. Si les « qualités » de stratège de cet enfant de Jarnac lui furent sans doute indispensables pour réaliser cet exploit, la médiocrité et la veulerie des dirigeants de ce parti ne comptèrent pas pour rien dans cette opération de prise en main d’un courant politique qui fut, reste et restera de tous les renoncements, de toutes les volte-face et trahisons. Puis ce fut le couronnement…
« Monsieur Mitterrand, vous n’êtes pas plus révolutionnaire que de Gaulle ! Si vous deveniez le maître de l’Elysée, vous ne seriez ni plus ni moins réformiste que l’équipe actuelle. » En 1965, François Mauriac, intime de Dieu – pas Mitterrand, non, l’Autre, le « vrai » –, nous prévenait à sa manière et non sans lucidité que le futur maître des lieux saurait se faire à son tour le « gérant loyal du capitalisme », comme Léon Blum avant lui. Et sans attendre le détail du bilan économique et socialement désastreux de ce socialisme-là, il se pourrait bien que le directeur d’un quotidien du soir soit déjà dans le vrai quand il affirme que ses deux septennats « resteront dans l’Histoire comme une période de modernisation, de restructuration forte et accélérée du capitalisme français ». Un autre ange passe, à la main les discours de Mitterrand sur l’argent roi, « qui pourrit jusqu’à la conscience des hommes »…
L’enseignement qu’il convient de retenir de ces quatorze années de mitterrandie aiguë est incontestablement celui du mythe de la gauche, où se mêlent la bêtise, le besoin d’aveuglement, une foi inébranlable envers un courant et des hommes censés représenter des valeurs sans cesse reniées, violentées, bafouées, trahies. Encore une fois, Mitterrand aura eu beau s’empresser de jeter aux orties la quasi-totalité de ses cent dix propositions, rien n’y fera – il est de « gôche », n’est-ce pas –, et la pâle copie corrézienne qui lui sert de successeur méditera sans doute avec amertume cette leçon de choses gouvernementale de grande classe, lui qui a réussi en six mois ce que deux septennats de promesses non tenues auront su éviter : mettre trois millions de personnes dans la rue.
Pour brosser avec plus de précision le portrait de cet homme qui sut restaurer mieux encore que le Général les manières d’Ancien Régime, il sera nécessaire de bien étudier le rôle qu’il sut faire jouer à un parterre d’admirateurs inconditionnels et par là même ridicules, issus du monde intellectuel et artistique : courtisans mondains à la Pierre Bergé, théâtreux gorgés de suffisance et de subventions, écrivains, comédiens et chanteurs « rebelles », comme ce faux prolo, faux loubard mais authentique lèche-bottes à la Renaud. Ceux-là joueront auprès d’une bourgeoisie libérale ou d’une jeunesse en quête d’idoles, avec les organisations satellites tapinant dans l’antiracisme et l’humanitaire, le rôle dévolu aux syndicats auprès des travailleurs pour mieux faire passer la pilule. On a vu tous ces laquais, ces jours derniers, venir remercier le mort pour les bonnes places offertes au plantureux banquet de la République. Ce sont eux qui contribueront à fabriquer cette image pieuse d’humaniste tentant par ses faibles moyens de faire avancer le schmilblick de la liberté-égalité-fraternité dans un monde hostile. Cruelles humanités qui obligèrent cet homme de cœur à diriger le pays grâce auquel on s’étripe un peu partout dans le monde avec les armes qu’il produit, et à réaliser une telle quantité d’essais nucléaires que de Gaulle avec sa bombinette fait office de gamin turbulent jouant avec des pétards mouillés. Un troisième ange passe. Facétieux, il s’est fait la tête du capitaine Barril, un écouteur sur les oreilles…
Comme ses camarades girouettes gorgés de discours pacifistes et qui finirent par se vautrer dans l’union sacrée, comme ceux de la Libération qui n’eurent pour grand dessein que la modernisation du capitalisme, François Mitterrand est un mensonge énorme, une gigantesque imposture.
L’anniversaire de la mort de De Gaulle nous avait permis d’écrire ici, en novembre dernier, que, « de Vercingétorix à la vieille baderne étoilée de Colombey, les escroqueries providentielles ne manquent pas. D’autres viendront qui n’auront pour légitimité que la bêtise des foules abdiquant toute responsabilité, toute dignité, pour sacraliser des totems ».
François Mitterrand vient d’entrer dans ce triste panthéon qui fait la fierté de l’école républicaine et entraîne des cohortes de cocus à célébrer leur cocufiage à l’ombre de la croix de Lorraine ou du côté de la Bastille. Désolés, nous ne porterons pas le deuil.