De retour de chez Bakounine

mis en ligne le 18 novembre 2010
Moscou, juin 2010… J’avais vaguement commencé une enquête autour du livre anarchiste russe, mais elle restait peu fructueuse : apparemment, aucune édition libertaire, et, plus étrange encore, les quelques ouvrages rencontrés portant sur l’anarchisme émanaient des éditions… URSS (ça ne s’invente pas ! 1), qui ont une collection spécialisée « Réflexions sur l’anarchisme » (bien moins abondante que « Réflexions sur le marxisme », on l’aura deviné…) où l’on peut trouver pêle-mêle Élisée Reclus, Piotr Kropotkine, Jean Grave, etc. Bref, un peu confus tout cela, d’autant plus que j’avais déniché ces ouvrages dans une petite librairie installée dans les Archives du Parti, bâtiment sur lequel veillent encore et toujours les trois figures tutélaires du communisme à la russe, nos camarades Marx, Engels et Lénine. Par ailleurs, j’avais cherché à tout hasard s’il existait une librairie semblable à Publico ; on m’en avait indiqué une, dite « alternative », appelée Phalanstère, mais dont le fonds, là encore, semblait tout mélanger : certes, on y trouve des ouvrages de Makhno, mais côtoyant ceux de Staline, et, sur la porte d’entrée, pour donner un avant-goût de cette confusion des genres, un grand A cerclé jouxte une affiche du Parti communiste grec…
Un peu décontenancée par cette apparente absence de production libertaire, je demande à un ami sympathisant résidant à Moscou s’il peut me mettre en relation avec le milieu anarchiste. Et, alors que je m’apprête à savourer un week-end reposant, voilà que je reçois, un vendredi à 23 heures, un message mystérieux me fixant rendez-vous le lendemain à 7 heures pour une « réunion chez Bakounine ». Qu’à cela ne tienne, je donne évidemment mon accord, m’attendant à passer deux heures dans un local un peu miteux d’une rue sombre de Moscou pour observer les polémiques passionnées d’une petite bande de jeunes anars tatoués, et basta. Toutefois, l’heure matinale de ce rendez-vous me paraît un peu incongrue, mais, en Russie, on finit par ne plus faire attention à tout ce qui semble irrationnel.
Me voici donc au point de rencontre, ce samedi matin, ne sachant même pas à quoi ressemblent mes acolytes. L’endroit est désert, je ne vois qu’un groupe de vieilles dames bien mises qui attendent également ; de désespoir, je finis par leur demander si elles vont elles aussi chez Bakounine, en me disant que les anarchistes russes ne correspondent pas vraiment à l’image que je m’en faisais, mais, heureusement, elles me regardent avec effroi et se détournent de moi. Arrive enfin un groupe clairement identifiable, entre vieux babas cool, jeunes pseudo-hippies, et puis d’autres aussi. Détail curieux : ils ont tous de gros sacs à dos d’où dépassent des tentes et des duvets. Nous montons dans un car et, au bout de plusieurs heures de route, je comprends que non seulement nous n’allons pas à une petite réunion routinière dans un vague quartier de Moscou, mais que nous nous rendons au domaine des Bakounine, à 250 kilomètres de la capitale – soit 8 heures de route en pleine canicule –, pour un colloque annuel de deux jours autour du personnage.
Priamoukhino, un petit village perdu dans la région de Tver, fait de routes en terre et de vieilles maisons de bois, avec sa petite église locale. L’harmonie des lieux aurait fait la popularité de ce village et attiré maints écrivains russes – Tourgueniev, Belinski, Tolstoï, Gorki, etc. – mais aujourd’hui, il est plutôt dans un état de délabrement avancé. C’est là que naît Mikhaïl Aleksandrovitch et qu’il passe son enfance jusqu’à ses 14 ans. Ses ancêtres y vivaient depuis la fin du XVIIIe siècle. Sergueï Kornilov, un personnage très énergique qui ressemble à s’y méprendre à Voline, lui aussi né dans ce coin de campagne, a décidé d’y revenir à 59 ans, après des décennies passées à Moscou, pour tenter de faire vivre la mémoire de Bakounine. Depuis, il consacre sa vie à ce projet, et c’est dans son jardin sauvage qu’il nous accueille. Son isba se trouve non loin de la demeure de la famille de Mikhaïl, dont le parc arborait, il y a peu encore, le fameux chêne planté par le père de Bakounine et les décembristes Mouraviev. Sergueï Kornilov est l’auteur de trois pièces sur Bakounine et l’un des initiateurs – avec, entre autres, l’arrière-petit-neveu de Mikhaïl – du Fonds Bakounine, créé en 1999 dans le but de préserver et restaurer le village et tenter de recréer l’atmosphère d’ébullition culturelle qui le caractérisait à l’époque. Pendant plusieurs années, des volontaires, principalement anarchistes, sont venus aider aux travaux dans le cadre de camps d’été. Les habitants n’ont pas toujours été enthousiasmés par l’arrivée de ces intrus plein de projets en tête ; il semblerait même qu’il y ait eu quelques histoires d’incendies non élucidés. Mais Sergueï ne veut pas parler de cela, il préfère se montrer positif et sa maison reste ouverte à tous les locaux un peu curieux, quoi qu’il arrive.1613Bakounine
Dans le prolongement des rencontres initiées en 1989 et 1994 par l’historienne russe et biographe de Bakounine (et de Kropotkine) Natalia Pirumova, le Fonds Bakounine a lancé l’idée, en 2001, de ce colloque annuel, intitulé « Lectures de Priamoukhino 2 », pour donner un lieu de parole à des exposés autour de l’histoire de l’anarchisme, et plus généralement du mouvement révolutionnaire, et des questions touchant plus spécifiquement au domaine Bakounine. On le voit, ce colloque n’est pas exclusivement dédié à l’anarchisme et ses instigateurs insistent sur l’ouverture à d’autres mouvements : socialiste-révolutionnaire, marxiste libertaire notamment. Il se veut international, mais au moment où j’y assiste, nous ne sommes que trois, sur plusieurs dizaines, à ne pas être russes. Les autres viennent des quatre coins de la Russie, essentiellement de Moscou et Saint-Pétersbourg. L’arrivée de Parisiennes dans ce village à moitié abandonné de Russie provoque d’ailleurs l’étonnement amusé des participants. Spécificité renforcée par la vision idéaliste qu’ils ont généralement de la France : un pays libre où le peuple ne se laisse pas faire, fait grève, manifeste. L’un d’eux m’explique qu’en Russie, la société est très conservatrice, que le gouvernement peut à sa guise enrayer la création d’un syndicat ou interdire une manifestation sous prétexte qu’elle est dangereuse ou nuisible à l’économie, et que l’organisation de grèves se heurte à la passivité des travailleurs, voire à d’autres vices (« Le problème, c’est qu’au bout du quatrième jour de grève les gens sont tous bourrés », me confie-t-on).
À peine arrivée à Priamoukhino et après un rapide déjeuner servi à la cantine de l’école locale, les conférences commencent tout de suite, en plein air, sur des bancs de fortune. Il fait chaud et les moustiques, particulièrement féroces dans cette région, s’en donnent à cœur joie. Les sujets des exposés sont très divers : thématiques historique (par exemple, les anarchistes de la région de Tver dans les années 1920, ou encore « l’anarchisme et la bohème littéraire et philosophique dans la Russie du début du siècle »), actuelle (états des lieux du mouvement anarchiste en Pologne), philosophique (la pensée de Michel Foucault), ou encore des sujets plus atypiques, voire mystiques (l’influence de Wagner sur Bakounine – qui est restée imperméable à ma compréhension). Au-delà de l’intérêt intellectuel que présentent ces conférences, le colloque est aussi et surtout un lieu de rencontres et d’échanges, l’opportunité sans doute unique en son genre de faire la connaissance de personnages hauts en couleur. Les intervenants sont aussi diversifiés que les sujets abordés : étudiants, professeurs d’université, journalistes, militants, etc. Souvent, ce sont déjà des habitués de ce rendez-vous annuel. Leur érudition et leur modestie sont frappantes. Il y a, par exemple, Vadim Damier, historien spécialiste de Kropotkine à l’Académie des sciences de Moscou 3 ; ou bien un vieux monsieur chargé, en son temps, du musée Kropotkine et de ses archives ; ou encore Vladimir Ermakov, auteur d’une impressionnante et unique bibliographie de 700 pages sur l’anarchisme dans l’histoire de la Russie des origines à nos jours, publiée en 2007. L’un m’apprend qu’il était l’ami de Vlady, fils de Victor Serge, un autre me raconte que son ancêtre a combattu dans les rangs de la Makhnovchtchina…
Les discussions se prolongent tard dans la soirée ; après le dîner en plein air, préparé par la femme de Sergueï Kornilov, tout aussi dévouée à la cause de Bakounine que son compagnon, l’heure est aux chansons populaires au coin du feu. On sort la guitare et la vodka bon marché de dessous les tables et on refait le monde. Spécialement pour moi, ils entonnent avec entrain la Marseillaise version anarchiste russe. Pour les taquiner, je leur demande de me déclamer l’hymne soviétique, et voilà que se déroule cette scène surréaliste : de fervents anarchistes chantant, avec réticence au début, puis fougueusement, cet hymne dont ils connaissent encore les paroles qui ont abreuvé leur enfance. À l’aube, chacun va se coucher là où il peut, dans des conditions spartiates ; on m’installe dans la salle de jeux de l’école, où je m’assoupis quelques heures avant un dimanche encore chargé.
Le lendemain donc, suite des conférences. Après une baignade dans l’Ossouga, on va visiter le petit musée Bakounine, installé dans l’école. Fondé en 2003, il retrace, gigantesque arbre généalogique aidant, l’histoire de la famille de Mikhaïl ; on y trouve aussi quelques photographies et plusieurs ouvrages de et sur lui. Quand sonne l’heure du départ, Sergueï Kornilov nous remercie chaleureusement de notre visite et nous incite vivement à faire connaître, en France, la passion bakouninienne qui les anime. Voilà qui est fait, du moins je l’espère.

Sarah Gruszka


1. Les incrédules ou les curieux peuvent se reporter au site URSS.ru.
2. Les actes des colloques précédents ont été publiés par des éditions locales (pour les russophones, on peut trouver les thèmes de ces conférences et les noms des intervenants sur le site www.bakunin-fund.da.ru, où l’on peut consulter également deux vidéos concernant les lieux et le projet).
3. Il est notamment l’auteur de L’Internationale oubliée. Le mouvement international anarcho-syndicaliste entre les deux guerres, une somme en deux volumes, réduite dans sa traduction anglaise Anarcho-syndicalism in the 20th century.