Brésil : forum mondial social à Porto Alegre. Six jours pour ébranler le monde ?

mis en ligne le 2 novembre 2000
Lu dans le Monde Diplomatique d’août 2000, une brève annonçant l’organisation du Forum social mondial (F.S.M.), premier du nom, à Porto Alegre (Brésil) du 25 au 30 janvier prochain. Ce forum vous en rappelle sans doute un autre ? Bingo ! À la même date se tient, à Davos (Suisse), le Forum économique mondial (F.E.M.), grand rendez-vous annuel des rois de la finance, maîtres des multinationales, et autres gourous des grands organismes de régulation de l’économie mondiale. À Davos, les ogres de la finance et de l’économie composent leurs prochains menus… aux hommes politiques de trouver la recette pour faire mijoter la société et lui faire rendre le plus de jus possible.
Cette société que la langue de bois dit désormais « civile », se rebiffe. En guise de réponse (voire de riposte ?) elle organise un contre-sommet qui, à défaut de sonner le glas du capitalisme mondial, offrira aux oreilles intéressées un son de cloche bien différent de celui qui résonne à Davos. Au sommaire : échanges et débats autour de l’économie, la politique, la science, la technologie, la culture, autant de thèmes posant des problématiques plus ou moins nouvelles à la société. En résumé, on annonce un programme couvrant un champ quasiment infini pour un forum qui durera à peine une semaine. Ambitieux.
Cela dit, on y attend pas moins de deux à trois mille participants, parmi lesquels on trouvera des dirigeants syndicaux, représentants d’associations, de fondations, d’O.N.G. (Organisations non gouvernementales), de réseaux de mouvements citoyens (comme par exemple ATTAC qui, et ce n’est certainement pas un hasard, relaie l’information au sujet de ce sommet), militants écologistes, féministes, en faveur des droits de l’Homme, patrons de PME des pays du Sud, personnalités religieuses, élus locaux et nationaux, intellectuels… Pour accueillir tout ce beau monde, les organisateurs du F.S.M. vont investir le Centre de conférence de l’Université Catholique de Porto Alegre, dont le grand auditorium peut recevoir environ deux mille cinq cents personnes, et qui possède tout l’équipement nécessaire à ce type d’événement. D’autres auditoriums et une soixantaine de salles serviront aux ateliers d’expérience et de coordination.

Une réhabilitation de la démocratie représentative
Ce Forum Social Mondial fera écho, sans nul doute, aux grondements de révolte que l’on entendit à Seattle, à Washington, à Davos, à l’adresse de l’Organisation mondiale du commerce, du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale. Certains ont regretté que ce soit l’Occident qui, dans la promotion comme dans le réquisitoire du capitalisme mondial, monopolise la parole et s’exprime en nom et place des plus misérables (vivant dans les pays du Sud, et hélas davantage soumis à l’exploitation sauvage engendrée par la mondialisation). Ceux-là vont être servis, cette fois ! Le Brésil, qui occupe une place peu enviée parmi les économies sinistrées, offrira une tribune aux exclus et l’on pourra dire qu’enfin, les vrais laissés-pour-compte de l’économie de marché auront l’occasion de donner de la voix. Oui, mais… Étrange, que ce Forum social mondial ait lieu au même moment que son homologue économique à Davos.
L’on voudrait détourner l’attention de la « société civile » et lui faire perdre la Suisse de vue, qu’on ne s’y prendrait pas autrement. Car pendant que le « contre-pouvoir planétaire » si glorifié par le Monde Diplomatique va s’organiser à Porto Alegre, les affaires continueront, et nul ne semble se soucier d’aller mettre quelques grains de sel dans la cuisine de Davos. Nous n’avons entendu personne évoquer, par exemple, l’idée d’organiser une « colonne des miséreux » en partance de Porto Alegre (et, pourquoi pas, d’ailleurs), qui gagnerait Davos à l’occasion du Forum Économique. Histoire de demander des comptes… Comme si, en voulant créer l’équivalent social du F.E.M., on souhaitait, non pas arrêter le jeu capitaliste, mais plutôt changer la donne, rééquilibrer un système qui s’est emballé au détriment des citoyens : en clair, donner au capitalisme le visage humain qui lui a toujours fait défaut, lui offrir une nouvelle légitimité, une amabilité même, en lui apposant le label « contrôle citoyen, testé et approuvé par la société civile ».
Les organisateurs du F.S.M. ne contestent pas, du reste, l’ordre économique actuel dans son principe. À l’instar d’ATTAC (Association pour la Taxation des Transactions financières pour l’Aide aux Citoyens), ils militent en faveur d’une participation active des citoyens aux décisions politiques et économiques, formule vaguement inspirée des idées libertaires, qui donnerait un nouvel éclat à la démocratie. Le choix de Porto Alegre s’explique alors clairement, puisque le gouvernement de la Ville et de son État (Rio Grande do Sul) expérimentent des formes de démocratie participative (notamment dans la gestion du budget), que beaucoup rêvent d’appliquer ailleurs. Il pourrait aussi s’expliquer par cette étrange coïncidence : lors des dernières élections présidentielles au Brésil, le Parti des Travailleurs (gauche radicale) dirigé par Luis Inacio da Silva, principal adversaire de l’actuel président de la République (Fernando Henrique Cardoso), a enlevé trois États dont celui du Rio Grande do Sul. Au terme du scrutin, avec 31,7 % des suffrages, le P.T. talonnait la formation de Cardoso (le Parti de la social-démocratie brésilienne), à 21 points d’écart… L’organisation d’un Forum Social Mondial, appuyé par le gouvernement de l’État du Rio Grande do Sul et la Ville de Porto Alegre, ressemble alors à une belle opération promotionnelle au profit du principal adversaire du président Cardoso lors des prochaines élections présidentielles… Mais les anarchistes sont mauvaises langues, c’est bien connu.

L’enclos de la nouvelle gauche
S’il nourrit une certaine critique de la mondialisation de l’économie (ce dont nous nous réjouissons), il semble bien que le Forum Social Mondial deviendra l’enclos de la Nouvelle Gauche, où seront annuellement débattues des questions liées au contrôle citoyen de l’économie. Mais, ainsi que nous l’avouâmes plus haut, les mauvaises langues anarchistes ne pourront s’empêcher de dire que cette initiative vise à restaurer et à légitimer, via la « société civile », un pouvoir que les politiques ont bradé aux entreprises transnationales. À l’heure où les scrutins révèlent une désaffection - et sans doute un désarroi - croissant des citoyens pour les élections, le fait de redorer le blason de la démocratie représentative apparaît comme un enjeu important. Mais, pour autant, et dans un système économique comme le nôtre, peut-on encore croire au contrôle citoyen du mandat électoral ?
Peut-on vraiment croire à cette fonction participative de la démocratie représentative ? Les faits montrent que sans la révocabilité des mandats, toute délégation de pouvoir mène à sa confiscation. C’est la triste réalité de la démocratie. Et l’on voit mal comment les politiques accepteront de remettre leur mandat en jeu pour mieux répondre aux légitimes aspirations du peuple. En outre, quand certains font l’éloge des « conférences de citoyens » (dont la première du nom fut organisée en France par l’Office parlementaire d’évaluation des choix technologiques sur les organismes génétiquement modifiés), donnant à un panel d’individus l’occasion de débattre sur une question publique importante, on passe vite sur le fait que l’avis émis par le groupe de citoyens n’a qu’une valeur consultative. Pas fous, les « démocrates », qui s’arrangent toujours pour garder la main.
Le prochain Forum social mondial veut-il revoir et corriger la théorie de l’État-providence ? Le mythe a la vie dure… En tout cas, le capitalisme peut broyer tranquille : avec ou sans (ou plutôt peu) d’État, il a toujours fonctionné. Faudra-t-il rappeler que le capitalisme est un système reposant sur le principe de la concurrence, de la compétition, et que toute compétition, qu’elle soit juste ou truquée, implique davantage de perdants que de vainqueurs ? Faudra-t-il rappeler que ces perdants, jetés hors de la course, croupissent dans une misère plus ou moins sordide ? Ce n’est pas à Porto Alegre qu’on trouvera au capitalisme un visage humain. Du 25 au 30 janvier 2001, derrière le masque naïf du Brésil, c’est la face hideuse de Davos qui ricanera.

Steph, groupe de Strasbourg