En Italie, le fascisme n’existe pas *

mis en ligne le 1 mai 1974
« Le procès Marini n’aura pas lieu à Salerno, mais à Vallo della Lucania, pendant la seconde quinzaine de mai ».
Cette nouvelle, encore officieuse, a été « susurrée » par une speaker de la radio italienne, dans la soirée du 5 avril.
Les ressources de la magistrature de Salerne sont vraiment infinies ! Après le ridicule renvoi du procès, dans le but de le bloquer et de le renvoyer aux calendes grecques, elle a découvert l’existence de cette ancienne section de cour d’Assises qui, depuis huit ans, était dans un abandon total.
Pourquoi cette découverte ? C’est facile à comprendre quand on sait que Vallo della Lucania est une petite localité de 9 000 habitants, à 80 km au sud de Salerne, presque une lande isolée à portée de mains des mafiosi calabrais : Vallo della Lucania offre à la magistrature fasciste l’espoir de pouvoir enfin garder le procès sur les voies préétablies.
On avait pourtant tout fait pour que ce procès soit (et demeure) un simple fait juridique. Mais la mobilisation de tous les habitants antifascistes de Salerne, Rome, Milan, Turin… et les prises de position en faveur de Marini de plusieurs syndicats de la région, ont donné à ce procès une portée exceptionnelle.
À l’ouverture des débats, le 28 février, des milliers de camarades stationnaient devant le tribunal, pour manifester leur solidarité à Marini et pour s’opposer à d’éventuelles provocations fascistes. De nombreuses divisions de policiers et de carabiniers les imitaient, mais sans doute pas pour les mêmes raisons. Dans la salle du tribunal, 60 personnes seulement furent admises (d’habitude elle en contient 150). Ce procès débutait dans un climat de tension (entretenu par le président Fienga et ses camarades fascistes) qui devait s’accentuer au cours des audiences suivantes. Pour comprendre l’état d’esprit qui l’anima, il serait utile de rappeler comment et sur quelles preuves Marini fut inculpé.
Le 7 juillet 72, Marini et Mastrogovanni furent agressés par une bande de fascistes. Voyant son camarade à terre et blessé, Marini, armé d’un couteau, se précipita pour le défendre. Il alla ensuite se réfugier sous un porche, au n°31 de la rue Masuccio Salernitano. Peu de temps après, un inconnu amenait Falvella à l’hôpital. Au même instant, le téléphone sonnait à la caserne des carabiniers. On indiqua qu’il y avait eu une agression rue Velia et que l’assassin s’était réfugié sous un porche au n°31 de la rue Masuccio Salernitano. Ce ON qui paraissait si bien renseigné devait rester (et reste encore) anonyme. Après un appel aux hôpitaux qui confirmèrent avoir trios blessés, les carabiniers allèrent chercher Marini et l’inculpèrent de triple tentative d’homicide, avec une logique incroyable. Les premières pages parues dans les journaux sur cette affaire, accusaient Marini d’avoir blessé « dans sa fureur homicide » même Mastrogiovanni ! L’instruction fut menée avec la même probité : la blessure de Mastrogiovanni fut inscrite au procès-verbal comme « tentative d’assassinat ». Quand on s’aperçut qu’il n’appartenait pas au groupe des agresseurs, elle ne constitua plus un délit et on n’en fit même pas mention.
Mastrogiovanni se trouva, du même coup, inculpé de complicité. Rue Velia, fut trouvé un couteau qui ne correspondait absolument pas à celui de Marini, dont la description précise fut donnée dans les journaux Il Mattino et Roma du 11 juillet. Mais Lamberti, le juge d’instruction ne devait pas lire les journaux, de peur d’être influencé… Quoi qu’il en soit, le couteau étant tâché de sang, on conclut (sans aucune analyse) que c’était l’arme du crime, donc celui de Marini. Pour ne pas risquer d’être contredit, on ne prit même pas la peine de relever les empreintes digitales et de le montrer à Marini pour la reconnaissance d’usage.
Rien d’étonnant à ce que le procès, entièrement basé sur cette instruction, ait pris une tournure inattendue pour les avocats fascistes et la cour, complètement empêtrés dans des thèses incroyables. La défense et Marini le menèrent d’un bout à l’autre : la défense en relevant les irrégularités de procédure, les contradictions et les « oublis » de l’instruction, Marini en assumant le seul rôle qui lui convenait en tant que révolutionnaire, celui de l’accusateur.
Dès son entrée en salle, il refusa de se faire ôter les menottes, pour protester contre le traitement qu’il a subi en prison. Il devait aussi accuser le directeur et l’administration de la prison de Salerne de la mort d’un détenu de 50 ans, Carlo Sorrentino, qui mourut à l’infirmerie de la prison, sans aucun secours médial. Il commença ainsi sa déclaration : « Je refuse d’être jugé par un code conçu par Mussolini et Rocco, avec la collaboration de De Marsico, ici présent pour représenter la partie civile. J’accepte pourtant d’être interrogé afin que l’on sache de quelle manière le Ministère public Lamberti, lors de l’enquête, a recherché la vérité, en se préoccupant plutôt de « créer un monstre anarchiste » à usage des fascistes et de la bourgeoisie de Salerne, qui depuis toujours les finance et les arme ». Marini devait aussi révéler un fait d’importance : contrairement à ce que l’instruction a toujours voulu faire croire, il n’a pas tué Falvella. Sa déclaration rejoint d’ailleurs celle du camarade de Falvella, Giovanni Alfinito, qui affirme n’avoir pas vu Marini donner le coup mortel. Alfinito met tout de suite en question Gennaro Scariati, dont la cour a refusé le témoignage en s’appuyant sur l’article 348 du code pénal (qui considère comme nulle la déposition d’un suspect acquitté lors de l’instruction). Ce Scariati semble au courant de bien des choses : il était le seul à connaître Falvella et Alfinito et c’est d’ailleurs lui qui demanda à Marini et à Mastrogiovanni de l’accompagner rue Velia, chez lui, la soirée du 7 juillet 72 ; il fit l’impossible pour être introduit dans le milieu anarchiste, mais Marini ne le considéra jamais comme un homme sûr. Alfinito ajoute qu’il a vu Scariati se diriger vers Falvella armé d’un couteau, après que Marini s’est enfui. Un autre fait confirmait l’innocence de Marini : les blessures de Falvella. Le couteau de Marini, vu la longueur de sa lame, ne pouvait provoquer de si profondes blessures. (Les experts le prouvèrent pendant l’audience du 12 mars). Quant au couteau trouvé rue Velia, il fut montré le 4 mars, après deux jours de recherches ; bien entendu, il n’appartient pas à Marini. Ce même jour, Marini parla du comportement agressif de Lamberti durant l’interrogatoire. Il alla jusqu’à les menacer (lui et Mastrogiovanni) de travaux forcés. Mastrogiovanni, lui, devait rappeler les menaces dont il fut victime de la part des fascistes, alors qu’il était à l’hôpital, sous les regards bienveillants des policiers.
Quant à la cour, elle prit deux décisions symptomatiques : elle refusa le témoignage d’un grand nombre de personnes (qui avaient fait l’expérience des agressions fascistes) citées par la défense et repoussa la demande de nouvelles expertises.
Mais les mesures prises par la justice ne donnèrent pas le résultat escompté. Au contraire, même les journaux « bien pensants » faisaient mention des contradictions, des « oublis » de l’instruction. L’audience du 12 mars ne devait pas arranger les choses : les experts ridiculisèrent les quelques expertises faites auparavant : ils prouvèrent non seulement que le couteau qui blessa Falvella n’était pas et ne pouvait pas être celui de Marini mais encore, ils montrèrent que, d’après les expertises officielles, Falvella n’était pas arrivé à l’hôpital dans des conditions désespérées. Elles devinrent telles qu’après l’intervention chirurgicale, faite dans les pires conditions par les médecins de garde (on comprend pourquoi Lamberti ne se risqua pas à faire citer l’administration de l’hôpital). Au cours de cette déclaration, Fienga devenait de plus en plus irritable. Et déjà, on murmurait que le procès allait être suspendu. Cette décision fut prise le lendemain, alors qu’une jeune fille de 18 ans, Antonietta Scannapieco était à la barre. On avait parlé d’elle pour la première fois quand Nicoforo exhiba une lettre, signée par Franco Serretiello, qui faiait mention de sa rencontre avec Marini le soir même de l’agression. Antonietta eut juste le temps de dire : « Je rencontrai Marini sur les excaliers de l’immeuble. Il était en train de pleurer ». Marini l’interrompit, en disant : « Ce n’est pas vrai ». Mais Fienga, cette fois-ci, fut à la hauteur de la situation. Marini n’avait pas achevé sa phrase qu’un ordre péremptoire le stoppait : « Marini dehors ». Les cris de « nazi » et « fasciste » s’élevèrent du public, aussitôt suivis par un second ordre de Fienga (mais pourquoi donc a-t-il cru que ces voix s’adressaient à lui ?) : « Faites évacuer la salle ».
Marini hurlait que si on voulait le faire sortir, on devrait le traîner. Ce qui fut fait. Dix policiers le saisirent et le traînèrent au dehors. Des dizaines de policiers et de carabiniers chargèrent le public avec une fureur incroyable, le poussant, le piétinant. Un vieux camarade anarchiste (80 ans) avait la tête en sang, un autre avait le bras luxé. En tout une quinzaine de blessés. La défense protesta, Fienga suspendit la séance et réunit la cour, le procureur général, les juges et Lamberti (une réunion de famille). À son retour, il donna lecture de l’ordre de renvoi du procès. Cette décision, bien entendu, n’étonnait personne. Marini l’a reçue avec beaucoup de sérénité : « Avant ou après, ça devait arriver. L’enquête est en train de leur tomber sur le dos et ils s’enfuient. Nous devons nous battre pour que soit fixée la date de réouverture du procès, tout de suite et à Salerne, avec le même président Fienga, les mêmes juges, et surtout les mêmes avocats de la partie civile ». Son opinion rejoignait celle de tous les camarades. En attendant, sa demande de liberté provisoire était refusée.
Mais, le tribunal de Salerne étant sous la juridiction du parquet de Naples, il fallait que la décision de Fienga soit approuvée par lui. Malheureusement pour les fascistes, cette décision parut, même officiellement, comme une mesure arbitraire et illégale. Le parquet de Salerne, par l’intermédiaire de l’avocat d’Etat Angeloni, repoussa cette demande et communiqua que le procès devait reprendre en mai, toujours à Salerne, avec la constitution d’une nouvelle cour sous la direction du Président Maggi. Les fascistes réagirent rapidement. Leur but était simple : créer un climat de tension à Salerne pour que le parquet de Naples accepte que le procès se tienne ailleurs.
Ils appelèrent leurs camarades de Naples et de Reggio à la rescousse. La ville fut couverte d’inscriptions du genre « Vous mourrez » et autres. Les sièges du PSI, PCI, DC étaient en état d’alerte. Dans la nuit, les fascistes attaquèrent l’université occupée (par les comités antifascistes), armés de cocktails Molotov et de lance-fusée, en criant : « Almirante délie-nous les mains ». La police ne réagit qu’après qu’un carabinier ait été blessé. Elle les poursuivit alors jusqu’au siège du « Front de la jeunesse » où parmi des barres de fer, des cocktails Molotov, elle découvrit… Mele (le secrétaire fédéral du MSI) et Tedesco, tous deux avocats de la partie civile.
Et, il semble bien que les provocations fascistes aient donné de bons résultats. Avant que la nouvelle de reprise du procès à Vallo dellia Lucania soit diffusée à la radio, dans les milieux du Palais de Justice des bruits circulaient selon lesquels « les incidents provoqués par les fascistes pourraient orienter négativement les autorités compétentes dans la reprise du procès à Salerne ».
Si cette décision est prise, ce serait une mesure d’une gravité sans précédent, surtout après l’ordonnance d’Angeloni. D’ailleurs, la défense, Marini et tous les militants antifascistes n’ont pas l’intention d’abandonner le combat. Une affaire à suivre…

Aude