Avis de tempête pour les Roms

mis en ligne le 9 septembre 2010
1603Roset
À chaque été, son cataclysme. Une fois, ce fut Saint-Bernard. Les rares veilleurs de jour qui restaient sur place furent les témoins de cet événement incongru : la police, hache en main, enfonçait la porte d’une église comme de vils révolutionnaires et souillait un lieu réputé saint, rappelant qu’il n’est pas de limite au pays de la force bestiale.
Le tour des Roms est arrivé cet été. Nous avons été submergés de dépêches, de commentaires, de reportages, de fausses infos et de vrais mensonges. Un été de Bohême. Les aoûtiens demeurés en alerte sont exténués. C’est au moins ça de gagné pour le gouvernement. Les garnements qui entendaient s’opposer au bon plaisir du prince en furent pour leur santé. Tous crevés. Il y a quinze ans, ceux qui se mobilisaient avec les sans-papiers l’avouaient : « On nous a à l’usure. » Pas assez de forces et de trop lourds enjeux en face. Depuis plus de dix ans, les comités de soutien aux sans-papiers se sont élargis. On a découvert une catégorie de migrants nouveaux : les Roms. Des comités d’aide se créèrent, en banlieue parisienne d’abord. Celui de Fontenay-sous-Bois est l’un des premiers. À la même époque sévissait un nœud de vipères à Calais. Des Roms tchèques en furent pour leurs frais. Sangatte a duré longtemps. Nous y étions avec un copain rom, tentant de rompre la glace. Mais les Roms tchèques furent détournés de leur but initial, peu réussirent à passer en Angleterre.
Les uns après les autres, autour de Roms arrivant de Roumanie, se focalisaient des comités plus ou moins durables, plus ou moins robustes. Certains gagnèrent. Vinrent plus tard des Roms bulgares, des Kosovars et autres Balkaniques. Les migrations économiques des Roms ont commencé par les pays les plus proches ; d’abord la Pologne. Au début des années 1990, les Polonais découvraient avec effarement des gens installés sur un carton dans la neige des rues de Varsovie, qui mendiaient. Des Roms roumains. Ils apprirent qu’il existait plus pauvres qu’eux. Certains de ces mêmes Roms roumains qui débutèrent leur parcours par la Pologne sont arrivés jusqu’en Suisse. D’autres ont transité par l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne. Selon les langues qu’ils parlent ou que parlent les enfants, l’itinéraire apparaît.
Pourquoi quitter la Roumanie ? Je renverserai la question : pourquoi ne la pas quitter ? Sommes-nous attachés ad vitam æternam à la glèbe des pays de nos naissances ? Qui nous empêche d’aller planter nos choux en Afrique, en Asie, en Australie, etc. ? Quand le fascisme français sera sorti de son zeste ultime de pudeur, il faudra bien que les gens émigrent. Ceux qui ne veulent pas vivre sous sa botte ? L’émigration pend au nez de tout un chacun de nos jours.
Donc les Roms, qui furent interdits de circulation dans leur pays depuis le XIIIe siècle – avec une parenthèse d’un peu moins d’un siècle –, voilà que leur porte s’ouvre. On leur fait miroiter des paradis reluisants ; on leur propose le voyage, tous frais payés – jadis –, un passeport, un autobus, un bidonville ; ils n’auront qu’à rembourser tant par mois, quatre à cinq fois plus que le prêt, pas grand-chose, n’est-ce pas, pour un Eldorado ? Banco, en route pour l’agence de voyage des années 1990 qui emportait les citoyens roumains vers l’Ouest, gadjés longtemps avant que Roms, pour prendre l’air, tenter sa chance. Qu’a l’Occident à redire à cela ? Blâme-t-on les conquérants de l’ouest californien ? Les Roms ne sont que des citoyens est-européens en quête d’accès au monde contemporain.
Comme tous les migrants du monde, ils subissent leurs exploiteurs. Mais, m’objecte-on parfois, on ne les a pas vus ! Et les proxénètes des prostitués, vous les avez souvent vus ? « Mais non, ils sont totalement indépendants » poursuit-on avec conviction, « les miens, » « ceux que je connais sont là de leur propre chef, de leur propre volonté ». Leur désir de semelles au vent, n’est-ce pas ! Que n’ai-je pas entendu ! Certains vinrent en effet par ouï-dire, par leurs propres moyens, j’en ai connu. Ils surent faire leur trou ici, depuis maintenant longtemps. Leur réussite a attiré leurs compères du village ou du quartier, et voilà une communauté reconstituée. Pas forcément harmonieuse : on peut s’y quereller ferme, violemment. Quelle communauté n’en fait pas autant ?
II n’y a pas de migration singulière. Toutes les migrations du monde obéissent aux mêmes lois, aux mêmes réseaux, aux mêmes passages : on les connaît par cœur pour certaines catégories, très bien étudiées, beaucoup plus compliquées que les Roms. Depuis que migrent les hommes, c’est-à-dire depuis toujours. Ils migrent par famille, par village. Il existe des laboratoires entiers de recherche sur les logiques des migrations. Rien n’indique que les Roms aient sous cet aspect, la moindre idiosyncrasie. Ils migrent comme tout le monde, par des routes qu’ils n’ont pas inventées, que leurs concitoyens ont tracé avant eux, voire les y ont incités, sinon conduits de force aux fins d’en tirer leurs profits. Les caravanes que les Roms orientaux se sont mis à habiter si spontanément dès leur arrivée en France, eux qui n’en avaient jamais vu de leur vie, il a bien fallu que quelqu’un qui considérait qu’un Tsigane est celui qui vit en caravane en France leur en indique le chemin, où les trouver, etc. Les Roms de l’Est n’ont pas inventé cela tout seuls. Et ce beau mot de squat : ils squattent ! Oui, aujourd’hui ils squattent, avec l’aide des militants qui les accompagnent pour se loger. Mais nombre de Roms, comme à Marseille notamment, ne squattaient pas du tout. Ils versaient bel et bien leur obole à un marchand de sommeil tout ce qu’il y a de plus ordinaire, sous le joli nom public de squat, jusqu’au jour où, comme au bon vieux temps des incendies spéculatifs, l’immeuble dudit marchand de sommeil, gros ponte local couvert par la mairie, brûle avec ses habitants dedans. Sept morts brûlés, tous Roms. Comme à Paris autrefois, rue Labat, où un incendie spéculatif fit neuf morts, tous Roms, et vingt blessés, tous Antillais. Impunité pour les auteurs, sortis blanchis du procès, of course !
Que les Roms migrants aient sur le dos une foule d’exploiteurs est pour moi une idée fixe. Beaucoup de mes compagnons des comités de soutien n’en croient rien. Et pourtant les militants roms des pays concernés connaissent tous ces marchandages. Eux au moins ne cèdent pas à l’angélisme. Question de dignité dans la lutte et de respect pour l’émancipation des humains. On ne gagne pas une cause avec des mensonges. Quant à défendre les droits inaliénables de tout un chacun au mouvement et à l’installation où bon lui semble, là n’est pas la question. Bien sûr que rien ne doit interdire aux Roms, pas plus qu’à quiconque, de se déplacer librement à leur aise sans avoir à rendre de compte à qui que ce soit. Le débat n’est pas là.
Ce pays construit un apartheid : ma génération a connu l’apartheid en Afrique du Sud. L’Europe construit un apartheid anti-Roms, certes dans le cadre de sa phobie générale des pauvres et de sa guerre contre eux. Et ce n’est pas d’aujourd’hui. Le régime actuel ne fait que courir derrière des mesures entamées avant lui, ailleurs, par d’autres. Mesures auxquelles, saufs les groupuscules d’extrême gauche et les anarchistes internationaux, personne ne s’est jusqu’ici opposé. Cet apartheid est né en même temps que la chute du Mur de Berlin. Un mur en échange d’un autre mur.
Mais tous les Roms ne sont pas pauvres, tous ne sont pas lumpen, tous ne sont pas des individus sans rien.
Tous les Roms, qu’ils soient habitants français ou européens depuis cinq siècles au moins, tous sont niés, ostracisés, discriminés, réprouvés, tous ensemble. Classe moyenne ou ouvriers agricoles saisonniers, vanniers ou artistes de cirque, forains ambulants ou balayeurs des rues, femmes de ménage ou marchandes de fleurs, institutrices ou chanteuse, ou encore hommes d’affaire, ils sont tous unis en tant que Roms – y compris parfois malgré eux – dans cet unanime rejet et mépris raciste.
L’été 2010 a prouvé à ceux qui en doutaient encore que l’antitsiganisme appartient de plain-pied au corpus fasciste.
Face à cette réalité, de nombreux militants des organisations les plus diverses ont déjà proclamé leurs positions, analyses, visions des choses et moyens qu’ils entendaient pour l’affronter. On peut lire les communiqués de l’OCL, Lutte ouvrière, la CNT Saint-Étienne, la Fédération anarchiste et d’autres encore.
Certains Roms parlent sur le web. Ceux qui sont réduits au silence se feront entendre par d’autres moyens.