Russie : carnets de voyage

mis en ligne le 1 octobre 2009
En voyage à Moscou au mois d’août, nous avons eu la chance d’être hébergés et de pouvoir rencontrer des militants anarchistes et antifascistes russes ainsi que des acteurs de la scène punk rock (les uns étant souvent les autres).
Au cours des nombreuses discussions et rencontres nous avons tenté de comprendre les enjeux et les problèmes des militants russes (et ils sont nombreux), en voici un petit tableau incomplet.

Fascisme…
Un des principaux problèmes (et problème est un mot bien faible) des militants et de la Russie en général est la puissance de l’extrême droite. Ayant grandi sur les ruines de l’URSS en exploitant le nationalisme hérité de l’époque soviétique, le racisme anti-immigrés très présent et la remontée en puissance de l’église orthodoxe, l’extrême droite russe a atteint une puissance non égalée en Europe. Comme dans toute l’Europe, ils sont divisés en plusieurs courants.
Les orthodoxes traditionalistes : royalistes (ou plutôt tsaristes), ils ne sont pas les militants les plus nombreux et les plus actifs dans la rue. Par contre, ayant de nombreux appuis dans l’église orthodoxe, qui, depuis la chute de l’URSS, a repris de la puissance au point d’être un acteur incontournable de la vie politique russe, ils ont de nombreux contacts avec le pouvoir. De plus ils professent un nationalisme (« la Grande Russie ») en partie repris par le pouvoir de Medvedev et de Poutine (leurs partis s’appellent Russie forte et Russie unie).
Les païens : il sont eux-mêmes divisés en plusieurs groupes, les uns se revendiquant descendants des vikings et d’autres d’être des slaves purs, s’inspirant de rites druidiques (un des chefs fait même des interventions vêtu d’une toge couverte de runes et avec des cornes de cerf sur la tête) ; si leurs idées politiques ne sont pas très populaires ils jouissent par contre d’une vraie écoute par le biais de la scène musicale : il existe en effet plusieurs groupes de folk, Dark folk, Metal et Dark Metal, se revendiquant de leurs idées, groupes dont l’aura dépasse largement le simple milieu d’extrême droite.
Les national-socialistes : se revendiquant ouvertement de l’idéologie nazie, c’est le groupe le plus important et le plus ancien (hormis les orthodoxes) en Russie aujourd’hui. Comptant plusieurs milliers de membres, ils revendiquent la plupart des attaques et des assassinats perpétrés contre les militants antifascistes ou contre des immigrés. Ils ont également plusieurs groupes de musique.
Les nazis autonomes : s’appelant eux même autonomes nationalistes, c’est un nouveau groupe qui rassemble plus ou moins la jeune génération nazie en Russie. Singeant les looks et les pratiques de l’autonomie allemande (l’action de rue, le look « Black Block » pull à capuche, lunettes de soleil, musique punk rock, straight age…) et ses discours (anti-impérialisme, révolutionnaire…), ils sont beaucoup plus activistes que leurs aînés. Leur objectif est de dépasser les clivages de leur mouvement en « faisant la révolution d’abord ».
Leurs activités : en plus des activités traditionnelles de l’extrême droite, à savoir plusieurs groupes de musique (il faut savoir qu’en Russie la scène punk rock longtemps inexistante est en pleine explosion), l’extrême droite russe, toutes tendances confondues, avait créé il y a deux ou trois ans un collectif contre « l’immigration illégale ». Régurgitant de longues diatribes racistes, ce collectif était rapidement devenu très populaire dans une Russie où racisme et nationalisme sont habituels. Heureusement, l’extrême droite étant ce qu’elle est, certains groupes (notamment les national-socialistes) prirent ombrage de ce collectif devenu trop puissant à leur goût et le firent exploser en répandant des rumeurs sur leur chef (qu’il était juif, homosexuel…). D’où la tentative des nazis autonomes de dépasser ces clivages. Une des activités majeures de l’extrême droite russe consiste en attaques à l’encontre des antifascistes, des démocrates ou même de simples immigrés, attaques souvent mortelles (dernièrement, l’avocat des antifascistes a été assassiné, un camarade antifasciste de Moscou a reçu plusieurs coups de couteau…). Une liste existe d’ailleurs de personnes à tuer selon les critères des nazis. Ces attaques ne sont que très peu réprimées par un pouvoir très complaisant à l’égard de l’extrême droite.

… et antifascisme
La scène antifasciste russe place ses activités à la fois sur le plan politique (actions de rue) et à la fois sur le plan musical (réussir à construire une scène punk rock, en pleine expansion en Russie, propre). Il faut savoir qu’il n’existe pas d’organisation spécifiquement antifasciste en Russie. Une seule organisation anarchiste de rue existe, Aftonom, communiste libertaire ; les anarchistes et antifascistes, très jeunes pour la plupart, s’apparentent plus à une mouvance en construction. Quelques squats se sont formés à Saint-Pétersbourg mais sont aujourd’hui fermés.
Au plan politique, les antifascistes et anarchistes russe organisent plusieurs manifestations : le 1er mai (ils sont passés de 15 il y a cinq ans à 300 l’année dernière à Moscou), des manifestations contre la répression (dont une manif-action de soutien à Tarnac en décembre dernier), contre les attaques nazis… Ils organisent également des attaques plus spécifiques et contre certains groupes ou initiatives nazis. Néanmoins, la violence de l’extrême droite (plusieurs assassinats par an, des attaques incessantes contre les initiatives) et la répression (dispersion extrêmement violente de toutes les manifestations même autorisées, emprisonnement arbitraire, étouffe- ment des attaques contre les antifascistes, impossibilité de critiquer ouvertement le pouvoir…) rendent très difficiles l’activité des anarchistes et antifascistes russes et la construction d’un mouvement durable. Par exemple, une tentative de librairie à Moscou a avorté car le local a été incendié trois fois.
Au plan musical, les antifascistes essaient de créer une scène punk-rock. Pour cela plusieurs groupes se sont ouvertement réclamés de l’antifascisme et de l’antiracisme. Au début les concerts n’attiraient que peu de monde, mais aujourd’hui cette scène musicale existe, même si elle reste minoritaire. Toutefois, même organiser un concert reste difficile du fait des fréquentes interdictions et des attaques incessantes de l’extrême droite.

Le pouvoir
La situation économique russe n’a pas été épargnée par la crise : les usines ferment, le chômage et la pauvreté augmentent… Tout ça plus la propagande gouvernementale (« cette crise n’est pas la nôtre, c’est celle des Américains ») fait le jeu du populisme et du nationalisme. Les Russes, en particulier dans les campagnes, ont la nostalgie de l’époque soviétique et de la Grande Russie. Le pouvoir exalte dans sa propagande ce nationalisme et ce populisme… et fait taire ses opposants. Il a créé une loi contre l’extrémisme dont il se sert pour réprimer toutes les forces s’opposant à lui : l’opposition démocratique, les antifascistes et même parfois l’extrême droite quant celle-ci verse trop dans le terrorisme. Il faut dire qu’est considérée comme extrémiste « toute personne qui attaque un groupe social constitué », par exemple la police, le gouvernement… Il réprime systématiquement toute manifestation le critiquant, soit directement avec sa police antiémeute (les Zoumones tristement célèbres pour leur brutalité), soit en protégeant les nazis qui voudraient s’en charger. Il emprisonne également ses principaux opposants ou les fait disparaître quand ceux-ci sont trop gênants (comme ce fut le cas pour deux membres d’une association des droits de l’homme qui avaient enquêté sur la Tchétchénie).

En guise de conclusion
Les antifascistes et anarchistes russes ont la vie dure. Répression incessante, attaque des nazis, assassinats… La Russie est sans doute l’un des pays les plus violents d’Europe. Néanmoins ils gardent espoir ; leur mouvement est en pleine expansion : il y a cinq ans, il n’existait pas d’antifascisme en Russie, pas plus que de mouvement anarchiste. Aujourd’hui les manifestations peuvent rassembler jusqu’à 300 personnes. Lors des premiers concerts organisés, il n’y avait pas plus de 50 personnes, alors qu’aujourd’hui jusqu’à 300 ou 400 personnes se déplacent. Ils deviennent de plus en plus sûrs. Un festival anarcho punk a même été organisé l’année dernière. L’enjeu pour les antifascistes est maintenant de créer une véritable organisation politique durable pour pouvoir, un jour peut-être, inverser le rapport de force.

Pierre Pawin, Groupe Béton-armé de la Fédération anarchiste